Que nous apprend la pop-culture sur la perception des dynamiques urbaines, et notamment la gentrification des centres occidentaux ? Illustration avec les trentenaires chicagoans de la sympathique sitcom Happy Endings (inédite en France), en proie à l’embourgeoisement annoncé de leur quartier.
Dans l’épisode S01E09 – You’ve Got Male, Max et Alex (le looser gay et la petite commerçante de quartier) partent en guerre contre un café de type Starbucks qui vient d’ouvrir dans le quartier. Le premier dialogue est à ce titre révélateur de la manière dont la gentrification est perçue par les protagonistes. Selon Max, l’ouverture d’une franchise de ce type est en effet un signe avant-coureur de gentrification, annonçant une « inquiétante » évolution socio-démographique du quartier… l’arrivée de familles !
A l’opposé du dernier Pokémon qui n’évoquait que les vertus d’une certaine forme de gentrification (réhabilitation de friches industrielles), Happy Endings se concentre ici sur les dommages collatéraux de l’embourgeoisement, non seulement pour les commerçants mais aussi pour « l’âme » du quartier.
[0’35] Max : – Qu’est-ce que c’est ?
Homme-sandwich : – Un nouveau café. Nick’s coffee & tea.
Alex : – Super, ça manquait dans le quartier.
Max : – Ce n’est pas un café, c’est une chaîne.
Homme-sandwich : – On a 300 magasins sur la côte Ouest.
Max : – Alex, une chaîne de cafés est un signe de gentrification. Tu sais ce que ça veut dire ?
Dave : – Des lattes au potiron !
Max : Ça veut dire augmentation des loyers. Ça veut dire supermarchés bio. Ça veut dire des familles, Dave. Des familles.
Alex : – Oh, des scones au beurre chaud !
Max : – Alex, tu devrais te sentir concernée. Un chaîne de magasins est l’ennemi N° 1 des petites commerces comme le tien.
Alex : – T’as raison. J’y avais jamais pensé.
Convaincue par le discours de Max (à partir de 2’12), Alex se décide alors à réunir les petits commerçants du quartier afin d’organiser une pétition contre l’installation du café… Max propose quant à lui un plan de bataille plus radical de « désobéissance civile » (2’50)… jusqu’à découvrir que son nouveau petit ami est le propriétaire de la franchise (faisant écho à l’intrigue de You’ve Got Mail). Celui-ci lui explique d’ailleurs que les commerçants du coin « ne sont pas accueillants : ils distribuent des tracts, organisent un boycott… » (3’28) Suite à cette nouvelle, Max et Alex tentent de faire avorter la manifestation organisée par les commerçants du coin (5’52) :
Cet épisode illustre parfaitement, avec la simplicité et l’humour caractéristiques de la série, la dimension quasi-guerrière qui oppose les habitants d’un quartier aux supposés gentrifieurs (voire aussi La gentrification est sport de combat)… et la paranoïa qui va avec. Sans vouloir prendre sa défense, il existe aujourd’hui une certaine forme de caricature de la gentrification (en France sous la bannière de la boboïsation) véhiculée par des médias volontiers réducteurs vis-à-vis d’un processus plus complexe qu’il n’y paraît, notamment dans ses origines politiques plus subtiles et donc moins facilement dénoncées. Il en résulte une certaine paranoïa vis-à-vis de supposés signes avant-coureurs de la gentrification [ndlr: je tombe moi-même parfois dedans), même quand ceux-ci n’en sont pas vraiment – comme ici avec l’ouverture d’un Starbucks, relativement inoffensif comparé à d’autres types d’installations a priori moins critiquables (centres culturels, etc.)
Comble du comble – qui n’est malheureusement pas évoquée dans l’épisode -, Alex et Max présentent toutes les caractéristiques des pré-gentrifieurs : Max est un post-étudiant homosexuel vivant dans un immense loft non-réhabilité (poke @RichardFlorida), tandis qu’Alex tient un magasin de vêtements et bijoux typiquement bobo. Leurs amis ne sont pas en reste, appartenant pour certains aux populations typiques de la gentrification (Penny, Jane et Brad appartiennent déjà à la petite bourgeoisie).
En réalité, ce sont eux [Sam, Max et leurs amis] qui ont amorcé la gentrification en s’installant dans ce quartier, et en le rendant ainsi suffisamment séduisant pour attirer les jeunes familles décriées par Max. Certes, ce n’est qu’avec leur arrivée que la gentrification s’épanouira vraiment, pour le meilleur et surtout pour le pire (hausse des loyers, éviction des classes populaires, etc.) Mais c’est d’abord et avant tout « l’authenticité » du quartier, telle qu’elle est théorisée et préservée par les « autochtones », qui rendent le quartier désirable aux gentrifieurs… et aux promoteurs.
Une dualité complexe, que les scéaristes ont à mon sens tenté d’exprimer dans cette intrigue, notamment en exagérant le ridicule de la protestation (cf. les réunions de petits commerçants et les slogans farouches des pancartes, tel que le caricatural « Down with the fashist pig »). Ce sont d’ailleurs Max et Alex qui mettront fin à la révolte qu’ils avaient eux-mêmes lancée, parachevant la légitimation de l’enseigne dans le quartier… et donc sa contribution probable à une future gentrification dont ils sont partie prenante « malgré eux ». [ndlr : j’ai rédigé mon mémoire de M1 sur la « dualité des pratiques ludiques en milieu gentrifié« , où je mettais en évidence le rôle des pré-gentrifieurs dans la seconde vague de gentrification du Canal St Martin, à la fin des années 2000.]
Il n’aura finalement fallu que d’un peu d’amour pour pacifier ces tensions. Les gentrifieurs ne passeront pas, qu’ils disaient ? Et pourtant… ¡Han pasado!
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Note : Sans le savoir, les scénaristes ont ici mis en scène, presque littéralement, une évolution sociétale et urbaine parfaitement décrite (et décriée) par David Harvey dans Le capitalisme contre le droit à la ville, récemment traduit en français (et déjà cité ici) :
Centre commerciaux, multiplexes et grandes chaînes prolifèrent, de même que les fast-foods, les marchés vendant des produits artisanaux, les petites boutiques, tout cela contribuant à ce que Sharon Zukin a joliment appelé la « pacification par le cappucino ».
Et quelques lignes plus bas :
La défense des valeurs de la propriété revêt un si grand intérêt politique que, comme le note Mike Davis, les associations de propriétaires dans l’Etat de Californie sont devenues des bastions de la réaction, sinon même des fascismes fragmentés de quartier.
David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville (2008 – 2011), p.22
Pour avoir une autre vision de la gentrification dans les séries, il y a aussi « Portlandia ». ça se passe comme son nom l’indique à Portland, ça se moque gentillement des hipsters mais ça peut montrer aussi des facettes d’une certaine gentrification de la ville la plus en vogue sur cet aspect des Etats Unis.
Dans un contexte plus français, est-ce qu’aujourd’hui ce ne sont pas plutôt les interventions des collectivités qui amènent l’arrivée de pré-gentrifieurs et de gentrifieurs (presque simultanément) et qui donc influe sur l’identité du quartier ? (c’est un peu caricatural mais je me le demande de plus en plus)
Précisément ! et c’est ce que j’ai sous-entendu en rappelant (un peu trop rapidement, je te l’accorde) que les « véritables » facteurs de gentrification étaient souvent moins clairement identifiables, car organisés au nom de « l’intérêt général ». Les collectivités et plus généralement le discours urbanistique jouent un rôle fondamental dans la gentrification, qui me semble autant le fait de spéculations privées que de programmes volontaristes de rénovation urbaine (cf. le livre de Harvey) et autres injections de bâtiments symboliques (centres culturels, par exemple, comme le 104 à Paris 19e ou le Centre Barbara à l’entrée de la Goutte d’Or). Evidemment, les deux facteurs agissent en écho…
A lire notamment : « En attendant la gentrification. Discours et politiques à la Goutte d’Or », par Marie-Hélène Bacqué et Yankel Fijalkow :
Et un petit cadeau pour tes beaux yeux : http://pop-up-urbain.com/la-gentrification-est-un-super-vilain/
Je ne sais pas si tu connais cette série, mais si tu veux une série se déroulant dans un univers d’ors-et-déjà gentrifié, je te conseille Bored to Death, série HBO très cool se déroulant à Brooklyn.
Pour preuve, dans l’épisode S02E03, le personnage principal (joué par Jason Schwartzman), se faisant agresser par deux malfrats, s’écrit :
Je connais mais malheureusement ne regarde pas (j’ai un seuil de tolérance à Jason Schwartzman proche de zéro ^^), donc doublement merci pour ton commentaire qui part direct dans mon « anthologie de la gentrification dans la culture populaire » !
Oh, et même triplement merci ! Tu viens de me rappeler au bon souvenir de cette quote dans Modern Family S01E09 :
Je crois que la série télé qui baigne le plus dans la gentrification reste How to make it in America. ça se passe dans le sud est de Manhattan, deux mecs qui veulent lancer leur marque de fringues et qui font parti du milieu arty de NY. Il y a vraiment des strates visibles de gentrification : loft, hôtel réaménagé, boutiques éphémères, serres intérieurs, cultures urbaines type fixies ou skateboard, etc. La série est top, et ça nous montre un autre NY que ce qu’on a pu le voir dans d’autres séries.
Un passage dans un épisode de la saison 2, une fiche arrive à Brooklyn chez un mec qui a un potager à l’intérieur de sa mason :
« hey rich girl ! please don’t gentrify this neighbourhood ! Our drug dealers have a hard enough time affording cool sneakers as is ! »
Le générique ici : http://vimeo.com/10330592