Cela peut paraître tarte à la crème, mais le skate est probablement l’une des pratiques urbaines les plus prolifiques en termes d’imaginaires urbains – et ce bien qu’elle n’ait pas vraiment évolué depuis trois ou quatre décennies. En un sens, c’est précisément cela qui fait sa force : chaque nouvelle représentation du skateboard (dans les pubs, les jeux vidéo, les films ou les séries…) nous offre l’occasion d’observer les variations subtiles de cette pratique, mi-sport mi-moyen de transport, et surtout du regard qu’il porte sur l’espace urbain. C’est aujourd’hui une pub pour Nike que nous avons autopsié, afin d’en tirer la substantifique moelle bien cachée dans les détails du spot. Et croyez-le ou non : celle-ci est merveilleuse, nous invitant à reprendre enfin le contrôle de nos villes. Un plaidoyer salvateur, en ces temps de villes trop aseptisées…
Sésame de la ville, ouvre-toi
La pub en question, sortie il y a quelques jours, met en scène les skateurs Stefan Janoski, Sean Malto et Karsten Kleppan. Le pitch est des plus basiques : Stefan voit des spots de skate partout où il passe, et décide très littéralement de les aménager pour pouvoir les grinder. En un sens, notre protagoniste silencieux réalise le rêve de générations et générations de skateurs : faire de la ville un skatepark géant, concrètement :
Ce postulat peut d’ailleurs paraître étonnant, si l’on considère que la ville est *par définition* un skatepark géant dans les yeux d’un skateur. Là où un citadin voit une rambarde ou un escalier, là où une municipalité voit du mobilier urbain, le skateur verra des spots où réaliser ses tricks sans se préoccuper de la fonction d’origine dudit spot… et sans transformer l’existant pour autant. Dès lors, comment se fait-il qu’une pub décide en 2016 de montrer la logique inverse, où le skateur se sent « obligé » de mettre les mains dans le cambouis de la ville pour pouvoir skater tranquillement ? La raison est à trouver dans l’une des images les plus importantes du spot, à 0’33 » plus exactement :
Pour celles et ceux qui ne le sauraient pas, les petits embouts métalliques sont un dispositif urbain spécialement conçu contre les skateurs, et qui se multiplient dans les villes depuis le début des années 2000 environ. Toutes proportions gardées, on pourrait comparer cela au mobilier anti-SDF : faute de pouvoir interdire une pratique, les acteurs urbains préfèrent rendre le mobilier existant plus « hostiles » à l’égard des pratiques (et des pratiquants) contre lesquels ils souhaitent lutter… Moins connus que leurs avatars anti-SDF, les dispositif anti-skate n’en découlent pas moins de la même logique de design, au point de rendre les villes moins agréables pour l’ensemble des citadins (qui a envie de s’asseoir sur un banc strié de picots en métal ?!) Le photographe Marc Vallée en avait d’ailleurs proposé un joli catalogue, dont on vous laissera apprécier toute la « créativité » pour faire chier les skateurs de multiples manières :
Pour revenir à notre pub, c’est en faisant tomber ces dispositifs que le spot s’ouvre vraiment, Stefan Janoski découvrant ainsi sa capacité à pouvoir manipuler la ville. Tel un cadenas qu’on décadenasse à la pince-monseigneur, la ville (re)devient alors un véritable terrain de jeu pour skateur enivré.
Chacun voit la ville à sa porte
Pour bien comprendre la portée de ce message, il faut le comparer avec l’imaginaire du skate tel qu’il était représenté quelques années auparavant. On prendra ainsi pour témoin cette publicité pour le jeu vidéo Shaun White Skateboarding, et que nous avions à l’époque commentée sur ce blog. On y voyait là aussi la ville se transformer en skatepark… mais c’était avec violence, dans des explosions de bitumes que n’aurait pas reniées Michael Bay, provoquées par le passage des skateurs n’ayant cure de préserver le bâti existant.
Dans le spot Nike, la pratique de Stefan Janoski et ses acolytes est clairement différente. Ici, point de destruction : on manipule la ville avec une certaine élégance, réajustant les murs et les rambardes comme un couturier retouche un pantalon. On est dans le travail d’orfèvre, le sens du détail urbain qui va permettre de rendre la ville non pas simplement skatable au sens large (elle l’est pas nature, on l’a dit), mais plus précisément « mieux skatable ». Une sorte de focale à l’échelle micro, dont pourraient s’inspirer moult architectes-urbanistes à travers le monde… Cette logique n’est d’ailleurs pas sans rappeler les initiatives de certains designers tels que le collectif néerlandais JiraJira, qui a imaginé des modules de skate se « pluggant » sur le mobilier existant :
Une manière de répondre, entre autre, à la piètre qualité des espaces skatables proposés dans leur ville (Rotterdam, en l’occurrence). Comme l’expliquait parfaitement Pop-Up City, relayant le projet :
« The municipality of Rotterdam has failed to provide a decent skatepark for the healthy skating scene in the city. So Martijn Hartwig and Dario Goldbach, the guys behind Jira Jira, decided they’d had enough fruitless meetings with the council to try and rectify the issue, and decided to opt for a bit of D.I.Y. They created a collection of around 9 obstacles which can be loaded onto to a rolling platform and wheeled from location to location, ideal for street skating as #1 the cops are probably going to move you on, and #2 it can be used in conjunction with already existing features in the urban landscape, from advertising boards to public bins, to create layouts worthy of skatepark status. The utilisation of pre-existing urban environments and a modular skatepark once again cites the trend for greater fluidity in cities. If you can’t get the local big wigs to cooperate, work with what you have. »
Tous skateurs !!!
On retrouve ainsi, de manière évidemment plus concrète et moins fantasmée que dans la pub Nike, une volonté de transformer l’espace existant en skatepark de qualité (et non simplement de rider la ville tel qu’elle est, comme il était de coutume jusqu’alors), et sans pour autant avoir à s’enfermer dans un skatepark bien compartimenté. Faut-il y voir un signe des temps, le symbole d’une nouvelle génération de skateurs qui souhaite se réapproprier physiquement chaque parcelle de la ville environnante ? En un sens, cela va dans le sens de l’Histoire ; en grossissant volontiers le trait, on pourrait la résumer ainsi :
– la première génération de skateurs s’est appropriée la ville par la force du fait accompli, suscitant l’ire des édiles municipales et des forces de l’ordre, un peu comme les graffeurs à la même époque ;
– la seconde génération a été celle de l’institutionnalisation : grâce aux efforts conjugués de la pop-culture et de certaines marques, le skate est petit à petit rentré dans les mœurs urbaines, poussant les municipalités à installer des skateparks pour satisfaire cette population ivre de glisse ;
– en parallèle, et c’est là que le bât blesse, la troisième génération a connu l’inévitable retour de boomerang : puisqu’il existe des skateparks et plus généralement des lieux intégralement dédiés aux glisses, hors de question de laisser les skateurs rouler librement dans la ville ! Cette volonté des collectivités de « chasser » (à nouveau) les skateurs s’est donc matérialisée dans les dispositifs anti-skate que nous évoquions plus haut, et plus généralement dans le cloisonnement de ses pratiquants au sein des skateparks… les rendant de facto moins visibles dans l’espace urbain ;
– la quatrième génération, celle que l’on observe aujourd’hui et qui s’incarne dans les deux vidéos présentées ci-dessus, serait donc celle de la reconquête : las, les skateparks cloisonnés ! La ville est un terrain de jeu, et ces skateurs souhaitent la remettre au goût du jour.
Nous devant la ville skatophobe
Voilà, en substance, ce que raconte le spot Nike qui nous sert de fil conducteur, et que prolongent les initiatives de collectifs tels que JiraJira qui émulent à travers le globe. Revendiquant leur « droit à la ville », ils prennent les armes contre le cloisonnement des glisses et les dispositifs skatophobes qui le concrétisent. Ce faisant, ils montrent la voie d’un urbanisme en DIY, refusant la ville hostile sous tous ses avatars, proposant des mobiliers agiles et modulaires pour (re)faire de la ville le terrain de jeu qu’elle aurait dû rester. Ainsi, les skateurs apparaissent à nouveau comme les pionniers d’une urbanité libérée, délivrée de tous ces empêcheurs de glisser en rond. Voilà peut-être pourquoi, aujourd’hui plus que jamais, le skate reste l’une des pratiques les plus prolifiques en termes d’imaginaires urbains. Ne serait-ce que pour ça, il importe de le défendre et de le faire vivre, envers et contre tout !
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Envie d’approfondir le sujet ? On vous invite à jeter un œil à notre dossier d’archives sur le skateboard, témoin d’une ville affordante…