Il y a deux mois à peine, nous vous parlions de la dernière saison de la série animée japonaise Jojo’s Bizarre Adventure, au prisme de la cartographie. Aujourd’hui, on revient avec une sélection de captures d’écran pittoresques pour aborder d’autres réflexions prospectives, cachées dans cette oeuvre riche en imaginaires périurbains.
Pour rappel, l’intrigue se situe dans une petite ville de province nippone au cours de l’année 1999. Diffusée en 2016, la série adapte des mangas publiés dans la première moitié des années 1990. Un brouillamini temporel qui crée de fait un décalage discursif certain et différents niveaux de lecture de l’action.
Morio, élue « Ville – ficitive – Verte » de l’année 1999 ?
Parmi des dizaines d’insights prospectifs brassés au fil de l’arc « Diamond is Unbreakable », l’épisode que que nous avons choisi pour ce deuxième billet met en scène un équipement bien connu de nos campagnes et périphéries : un pylône électrique reconverti en habitat autonome.
La compagnie du taxi locale connaît par cœur l’adresse de la maison : « au milieu de nulle part » !
Suivant la narration habituelle du dernier arc, un nouvel antagoniste/personnage secondaire vient dynamiser l’intrigue générale dans l’épisode 31. Le mystérieux Toyohiro Kanedaichi a ainsi élu refuge dans un pylône abandonné des alentours de Morio. Voyez par vous-même, c’est rustique mais ça sent bon la liberté :
Cette saynète a évidemment attiré notre attention pour l’originalité du lieu reconquis par ce personnage secondaire de passage. Quelle idée farfelue que d’aller s’installer dans une structure métallique verticale perchée au-dessus du vide ! Qui aurait donc envie de s’exiler au beau milieu des champs, sans commerces ni services aux alentours ? A priori, nos héros semblent plutôt encourager cette idée…
A vrai dire, l’habitant clandestin lui-même (bien que prisonnier de ce pylône par une force maléfique sur laquelle on ne s’attardera pas) vend plutôt bien son curieux mode de vie aux deux passants… Toyohiro Kanedaichi considère ainsi cet habitat informel et autonome comme l’application réussie d’une utopie personnelle.
Tout quitter pour vivre dans un pylône abandonné
Bien qu’écrit il y a plus de vingt ans (les télécommunications ne nous bouffaient pas encore complètement la vie), cette modeste utopie ne paraît finalement pas si saugrenue de nos jours. Ce personnage balafré en crop-top ne serait-il finalement pas le miroir déformant de l’urbain des années 2010 en pleine crise de digital detox ?
Si vous fréquentez comme nous un milieu socio-professionnel très « connecté », vous avez forcément un-e ami-e ou des connaissances approchant de la trentaine qui rêvent de quitter l’agitation et le stress de la grande ville pour se retirer dans un lieu reculé. Retour à la terre, déconnexion, mode de vie ermital ou en communauté, reconversion professionnelle plus « manuelle », congé sans solde pour faire le tour du monde… Ces désirs d’évasion (parfois post-burn out, ou post-rupture amoureuse…) semblent conditionner une étape donnée du mode de vie de toute une génération/CSP, que l’on ne peut ainsi que rapprocher de la présente saynète.
Du point de vue de sa concrétisation, on l’a dit précédemment, l’utopie bricolée de Toyohiro Kanedaichi n’est évidemment pas le plan le plus viable… Élire domicile dans une tour métallique destinée à l’alimentation électrique locale n’est ni intuitif ni aisément réalisable. Cependant, les personnages de Jojo se sont posés la question, et on apprécie une nouvelle fois l’effort narratif sur ce point. Ça nous donnerait presque envie de lancer une étude de faisabilité !
Et si demain on achetait légalement des équipements publics ou privés tombés en désuétude ? (à l’instar des monuments religieux ou des dead malls, pour ne citer qu’eux !)
Pour rappel, les pylônes sont traditionnellement des « supports verticaux portant les conducteurs d’une ligne à haute tension« .
« Les pylônes maintiennent les câbles à une distance minimale du sol et des obstacles environnants. Cela permet d’assurer la sécurité des personnes et des installations situées au voisinage des lignes. L’installation d’une ligne à haute ou très haute tension accompagne l’évolution du territoire, c’est aussi l’occasion d’améliorer l’insertion paysagère du réseau avec des pylônes architecturés qui bénéficient des technologies les plus modernes. » – via le Réseau de transport d’électricité (RTE France)
Ces architectures spécifiques et variées constituent généralement des infrastructures détenues par la ou les entreprises publiques gérant le réseau de transport électrique national. Ces dernières confient alors leur exploitation à différentes compagnies de télécommunication privées.
Enterrer des câbles au Japon ? Quelle drôle d’idée !
Les fils électriques en pagaille incarnent un élément essentiel du paysage nippon. Si nous n’avons pas trouvé de sources poussées sur la question, les risques sismiques sont évidemment souvent pointés du doigt pour expliquer le phénomène.
Depuis quelques années, « le marché français des tower companies » connaît sans surprise une effervescence certaine. En 2016, les Echos écrivaient ainsi :
« Les transactions se multiplient dans le secteur des infrastructures réseaux, tiré par les besoins croissants des télécoms. Il n’a jamais été aussi animé. »
La conjoncture française actuelle n’a donc a priori pas grand chose à voir avec le cas de la petite ville fictive de Morio ! Si vous avez sous le coude une étude sur les mutations du marché des infrastructures du réseau électrique japonais à la fin des années 1990, nous sommes évidemment preneurs…
Gauche : « PYLÔNE 01 (Thivars), 2003 » photomontage de l’artiste Simon Boudvin ; droite : « Nid de cigogne installé sur une position sécuritaire à Cadix en Andalousie »
Le pylône habitable, une utopie pour tous ? Comme l’illustre la première image, les pylônes sont régulièrement exploités dans des travaux artistiques pour des détournements variés (ici ou là). En effet, ils sont considérés, dans l’imaginaire collectif, comme des éléments repoussants de nos paysages. Leur esthétique froide, brute (ou carrément leur « laideur ») est bien souvent pointée du doigt dans des travaux divers.
Ceci dit, rien ne nous empêche de divaguer un peu en imaginant un futur proche ou lointain, post-apocalyptique ou simplement anthropocénique, dans lequel les télécommunications actuelles tomberaient en désuétude pour différentes raisons (bouleversements politiques, écologiques, économiques, mutations d’usages, destruction des infrastructures etc.). A ce moment là, l’épisode de Jojo apparaîtra peut-être comme une prophétie venue des 90’s, ou comme une source d’inspiration pour la résilience de nos successeurs…