Le design fiction est probablement l’un des meilleurs outils actuels pour (ré)inventer le futur. Formulée dès 2009 par Julian Bleecker (in A Short Essay on Design, Science, Fact and Fiction, à voir aussi en vidéo), cette méthode mêlant design, prospective et créativité connaît depuis un bel essor dans les milieux spécialisés, notamment grâce au concours de l’écrivain-essayiste Bruce Sterling. Celui-ci définit ainsi le design fiction comme
« the deliberate use of diegetic prototypes to suspend disbelief about change. […] The important word there is diegetic. It means you’re thinking very seriously about potential objects and services and trying to get people to concentrate on those rather than entire worlds or political trends or geopolitical strategies. It’s not a kind of fiction. It’s a kind of design. It tells worlds rather than stories. »
Le plus intéressant, dans le design fiction, repose sur son caractère réaliste. Il ne s’agit pas seulement d’imaginer les objets et usages du futurs, mais bien de les mettre en application au sein d’un univers cohérent. Dit autrement, il ne suffit pas d’envisager des objets improbables en leur donnant « l’allure » du futur, mais bien au contraire de rendre le futur plus « présent ».
Ce qui confère au design fiction un ambitieuse vocation pédagogique, comme l’explique très justement Hubert Guillaud en synthétisant une conférence dudit Bruce Sterling :
« Le design-fiction ne produit pas des canulars. Son but n’est pas de décevoir les gens, mais de produire une fiction qui amène les spectateurs dans un autre espace. Elle ne doit pas provoquer le doute, ni imaginer des appareils que l’on devrait fabriquer. Ces prototypes doivent suspendre la défiance ou l’incrédulité des gens dans le changement. »
Nombreuses sont les raisons qui ont porté le design fiction sur le devant de la scène, mais ce dernier point en est peut-être la principale. Le futur fait peur ; et de fait, la futurologie aussi. Longtemps, la prospective traditionnelle s’est contentée de présenter les « futurs possibles » comme des évidences devant être acceptées par nos concitoyens, sans autre justification qu’un simple « le futur sera comme ça et vous ne pouvez rien y faire : il ne reste qu’à vous y préparer. »
A ce titre, les déluges d’effets sonores ou visuels, que l’on retrouve dans une majorité de représentations futuristiques (qu’elles soient institutionnelles ou issues de la pop-culture), comptent parmi les premiers responsables, compte-tenu de leur décalage avec la réalité. On regardera pour s’en convaincre la récente série Almost Human, probablement ce qui se fait de pire en termes de science-fiction irréaliste et de blip-blips omniprésents.
Dans un domaine plus corporate, on relira cette excellente critique du (mauvais) design fiction, par le prospectiviste Noah Raford, qui souligne bien le ridicule de certaines visions anticipatrices, épurées et aseptisées dans le cadre d’opérations de communication sans ambition.
Ce sont à ces futurs naïfs que le design fiction, tel que théorisé par Julian Bleecker et ses compères, tente de s’attaquer. En montrant concrètement divers scénarios futuristiques, sans pour autant en déguiser les failles, les errances ou les absurdités… autrement dit, ses potentiels « glitchs ». C’est ce qu’avait parfaitement montré l’équipe du Near Future Laboratory dans les courts-métrages A Digital Tomorrow (par Nicolas Nova) ou Corner Convenience, qui imagine la supérette du futur.
Le design fiction a donc bien des mérites, et à ce titre une vraie responsabilité. Comme le précisait Bruce Sterling en conclusion de sa conférence :
« Le design fiction permet de faire de nouvelles erreurs et c’est d’autant plus important dans une société obsédée par l’innovation technique. »
Ce sont précisément ces « erreurs » qui différencient le design fiction des méthodes prospectivistes traditionnelles, où la multiplication de scénarios possibles ont pour principale fonction de réduire la marge d’erreur de l’anticipation. Mais on ne le répétera jamais assez : le futur ne s’anticipe pas (peut-être tout simplement parce qu’il n’existe pas ?) A ce titre, il est plus que légitime de faire lesdites erreurs, et même mieux : de s’autoriser à le faire, voire de s’obliger à les faire.
C’est pourquoi nous proposons ici le « design-friction » comme méthode de créativité alternative. A l’instar du design fiction, il s’agit d’imaginer et de concevoir des futurs réalistes et appréhendables… mais en leur conférant une dimension volontiers plus corrosive, et la responsabilité d’un « poil à gratter » futurologique en mettant en exergue leurs aberrations, voire leur insanité.
A titre d’exemple, nos réflexions sur la thanatopraxie urbaine relèvent d’une ébauche de « design-friction », en imaginant les questions parfois taboues que poseraient la réintroduction de la mort (numérique) dans l’espace public (physique).
Le « design-friction » se rapproche en quelque sorte d’initiatives telles que le « glitch fiction » (le glitch désignant une défaillance informatique), impulsé en marge de la Paris Design Week 2011, et qui se présente comme le croisement entre
« At the edge between science fiction and reality, a series of thought-provoking, participative and speculative design projects will be revealed. »
Dans cette perspective, le « design-friction » implique en quelque sorte de chercher « là où ça fait mal », d’aller approfondir les angles morts des scénarios prospectivistes afin d’en extirper la substantifique moelle. Cette méthode, qui reste évidemment embryonnaire, s’inspire directement d’autres méthodes de créativité plus ou moins décomplexées. Et notamment du souvenir d’une consigne donnée par Nicolas Nova, lors d’un atelier de brainstorming, invitant les participants à se demander ce qui se passerait si le projet imaginé « partait en sucette ».
D’autres méthodologies plus ou moins formelles peuvent être développées pour permettre à la créativité de s’exprimer, et de rechercher les possibles glitchs qui lui donneront du relief. Un peu comme si on invitait un enfant à détruire le château de sable qu’il vient de construire, pour l’aider à comprendre la fragilité de son édifice – et si possible le pousser à imaginer comment consolider le prochain qu’il bâtira. C’est peut-être aujourd’hui ce qui manque à l’invention du futur : l’humilité de bien vouloir sacrifier nos idées trop bien préconçues.
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