Peut-on flâner dans les rues d’une ville qui n’existe pas ? A cette question presque métaphysique, nous répondons bien évidemment par l’affirmative. Et nous prenons pour témoin le dernier hors-série de Mickey Parade Géant, un city-guide de Donaldville que l’on vous propose de chroniquer ici. Située non loin de Los Angeles et comptant entre 250 et 500 000 habitants, la capitale des palmipèdes mérite clairement le détour… Elle est en effet la parfaite incarnation des métropoles nord-américaines actuelles ; en ce sens, ce guide touristique offre un support de choix pour disserter géographie avec les lecteurs et lectrices de tous âges, qu’ils soient férus de canards ou non. Ce billet sera aussi l’occasion d’une réflexion plus générale sur le tourisme ès villes imaginaires, un format trop rare dans les mondes académiques, et qui pourtant présente de sacrés atouts… Alors, prêts pour embarquer avec nous dans ce voyage immobile au pied de la colline Killmotor ? Couac couac !
Une carte postale de Donaldville
Le 8e hors-série de Mickey Parade Géant (MPG pour les intimes), nous propose en effet une visite qui ne se refuse pas. Jugez plutôt : outre les 200 pages de BD habituelles, l’ouvrage décrit en détail pas moins de 9 itinéraires touristiques permettant de découvrir Donaldville à travers les yeux de ses héros les plus connus. Chaque itinéraire proposé illustre évidemment le caractère de son « guide » attitré.
Ainsi, Picsou nous embarque dans les hauts-lieux de la finance donaldvilloise, tandis que son rival Flairsou nous présente le gratin du luxe local. De même, le Professeur Donald Dingue suggère un programme résolument culturel, entre musées et monuments ; les plus underground d’entre vous préféreront peut-être suivre Popop qui nous fera notamment découvrir le quartier des artistes… De son côté, sexisme oblige, Daisy joue la carte girly avec mode et shopping au menu, tandis que le cousin Gontran se chargera de nous sortir dans le Donaldville by night. Ceux qui souhaitent un aperçu de la routine locale suivront Donald dans le centre-ville résidentiel… mais ils pourront aussi, une fois la nuit tombée, embarquer avec son alter ego Fantomiald à la découverte des mystères de la ville ! A ce titre, on vous recommande de jeter un œil aux sous-sols de la ville, vous ne serez pas déçus. Enfin, Grand-Mère Donald vous permettra de prendre un bol d’air frais salvateur à travers les panoramas remarquables qui entourent la ville…
Chaque itinéraire est ainsi décrit sur sept pages, avec des commentaires détaillés sur les lieux remarquables, l’histoire du quartier, ses personnages célèbres, et bien sûr les meilleures adresses pour prolonger la visite… Sans oublier la carte détachable de Donaldville, que vous pourrez donc emporter lors de vos pérégrinations dans la capitale des Duck ! Bref, vous l’aurez compris, chaque page de ce hors-série constitue un véritable délice, et l’on ne peut que vous conseiller de vous offrir un exemplaire de ce précieux sésame. Mais si nous vous en parlons ici, ce n’est pas simplement parce qu’il s’agit d’une mine d’or pour tout fan de canard qui se respecte (et l’on sait qu’ils sont nombreux parmi vous). En effet, ce petit bijou nous offre trois grilles de lecture différentes, que l’on va s’attarder à vous décrire ici… En commençant par le plus évident : la géographie de Donaldville.
Géographie d’une ville archétypale
En effet, ce guide touristique nous permet d’abord de mieux comprendre la manière dont s’organise Donaldville. Il était jusqu’alors bien difficile de se faire une idée globale de la ville, celle-ci étant souvent présentée de manière très parcellaire dans les milliers de planches la prenant pour décor, variant logiquement d’un auteur à l’autre. Cet exemplaire y remédie en proposant une synthèse efficace de ces multiples sources, portée par les superbes textes et dessins de Barbara Garufi et Blasco Pisapia (et l’excellente traduction de Jean-Paul Jennequin). Bien sûr, les puristes pourront débattre de certains choix géographiques ou éditoriaux, qui prennent par exemple quelques largesses avec les canons imposés par Carl Barks ou Don Rosa. A titre d’exemple, cette version de Donaldville est ainsi particulièrement marquée par l’influence de l’école italienne, comme en atteste le choix des héros évoqués plus haut1, ainsi que dans certains détails architecturaux qui reflètent l’origine des auteurs :
Mais foin de ces querelles de puristes ! Prenons Donaldville telle qu’elle nous est ici présentée, et auscultons-la comme il se doit. Deux éléments frappent le géographe amateur. Tout d’abord, comme souvent dans les cultures populaires, la ville imaginée se révèle la somme de certains archétypes urbains, essentiellement occidentaux voire plus précisément nord-américains. On retrouve d’ailleurs un plan en damier, qui fait directement écho à la localisation de Donaldville au Calisota – un état fictif situé entre la Californie et l’Oregon. On notera surtout la présence de plusieurs centralités aisément repérables : un quartier historique agrégeant les différents équipements publics de la ville (hôtel de ville, bibliothèque centrale, université) ; un central business district situé sur l’autre rive, autour du coffre-fort de Picsou ; et à quelques pas de là, un quartier commerçant plutôt porté sur la mode et le design, permettant de suspecter un certain niveau de revenus chez les canards donaldvillois. Enfin, on remarquera surtout la faible densité du tissu résidentiel qui entoure ces différents pôles d’activités, caractéristiques de la suburbia pavillonnaire nord-américaine. C’est là la plus grande différence avec les villes européennes, où le résidentiel peu dense est en général clairement distinct et éloigné du centre.
Voilà pour le panorama général. Le second élément géographique implique une focale sur l’un des quartiers non-évoqué ci-dessous, et qui pourtant décrit mieux que tout autre les dynamiques actuelles qui transforment Donaldville. Le « quartier des artistes » que nous fait visiter Popop, en effet, dévoile sans contestation possible un processus de gentrification en cours à l’est de la ville. L’itinéraire proposé s’adresse précisément aux « bohèmes« , leur faisant traverser une « zone industrielle longtemps désertée » et qui connaît une profonde « métamorphose » depuis la reconversion « de l’une des anciennes usines en musée d’Art contemporain« . Depuis, nous apprend le guide, « cette zone est devenue l’une des plus vivantes de la ville, pleine de galeries d’art, d’établissements et de bars. » On retrouve dans cette énumération tous les critères qui témoignent d’un processus de gentrification accélérée, semblable à celui que connaissent les grandes métropoles européennes et nord-américaines. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le city-guide souligne l’importance de grands équipements culturels dans les dynamiques de transformation des quartiers, emblématiques de la « ville culturiste » et largement commentée par les géographes spécialistes du sujet.
En somme, ce city-guide de Donaldville offre un prétexte de choix pour décrypter la géographie des métropoles occidentales, qu’il s’agisse d’expliquer les grandes centralités génériques qui les composent, ou de faire comprendre certaines mutations territoriales plus spécifiques. On ne saurait que trop recommander aux parents qui le souhaitent d’en faire la lecture commenter auprès de leurs charmants bambins qui souhaiteraient en savoir davantage sur l’effet Bilbao ou l’histoire des plans hippodamiens…
Quels circuits touristiques dans les villes qui n’existent pas ?
La dimension pédagogique de ce city-guide est indubitable… et cela nous amène inévitablement à poser la question : pourquoi n’y en a-t-il pas davantage ? Nous avons tenté de fouiller un peu des formats similaires, croisant guides touristiques et villes imaginaires, et force est de constater qu’il y en a trop peu à nos yeux. Citons pêle-mêle : ce guide de Springfield, où vivent les Simpsons ; celui de Gotham City, où sévit Batman ; ou encore celui d’Ankh-Morpork, la plus grande ville du Disque-Monde imaginé par Terry Pratchett. Dans un autre genre, impossible de ne pas évoquer le fameux guide de la Molvanie – « le pays que s’il n’existait pas, faudrait l’inventer » -, peut-être le plus célèbre des faux guides touristiques disponibles en librairie. Nous en oublions forcément quelques-uns : n’hésitez pas à nous évoquer vos favoris en commentaires ! Mais ce format reste en tous cas assez difficile à trouver,
Qu’est-ce qui fait la qualité d’un guide touristique ès ville imaginaire ? Tout se joue dans le soin apporté aux détails, dans l’attention portée à la cohérence fictionnelle. Comme dans toute œuvre imaginaire, la « suspension consentie de l’incrédulité » est ici fondamentale. Pour que le lecteur puisse se projeter dans une ville qui n’existe pas, qu’il s’imagine en arpenter les rues, en admirer les monuments, il faut tout simplement qu’il y croit. On parlera ainsi de « granularité » pour décrire la capacité d’une oeuvre à décrire son univers de manière particulièrement fine, quitte à rajouter des éléments non-utiles à l’oeuvre elle-même. En l’occurrence, ce city-guide de Donaldville est une vraie réussite : les auteurs ont en effet parsemé leurs pages de nombreuses informations que l’on pourrait potentiellement juger futiles, par exemple parce qu’elles n’existent pas dans les bandes dessinées originales. Dans le cas présent, il s’agit surtout de petits encarts faisant la part-belle aux jeux de mot palmipédiques.
En ce sens, ce guide touristique se distingue d’autres formats plus classiques, tels que les encyclopédies ou les atlas de mondes imaginaires, dont la vocation première est de fournir toutes les informations utiles sur l’univers en question. Là, la vocation est explicitement de faire voyager le lecteur, de l’immerger totalement dans un univers fictif afin qu’il en comprenne les routines et le quotidien – sans forcément s’en rendre compte, d’ailleurs. Dans cette perspective, le guide touristique de ville imaginaire se rapproche du « design fiction« , dont la vocation est d’embarquer le spectateur dans un futur possible. Le city-guide va dans le même sens : on y ressent la forme de la ville, son identité, son histoire et ses urbanités, sans qu’il ne soit jamais nécessaire de les expliciter.
Bien évidemment, on peut y ajouter une deuxième grille de lecture, celle de l’analyse « académique » que nous venons de faire, consistant donc à faire le lien entre un univers inventé et des réalités contemporaines. Mais pour que celle-ci soit possible, il faut nécessairement un support de qualité. Et comme vous l’aurez sûrement compris, le présent ouvrage est une petite perle du genre… Que vous soyez fan de canard ou non, on ne saurait que trop vous recommander de dépenser 6,95€ pour le dégoter. Peut-être que cette lecture inspirera d’autres auteurs en devenir, qui sait ! D’ailleurs, si vous aviez la possibilité de publier un city-guide de ville fictionnelle, dans quelle ville aimeriez-vous embarquer votre touriste-lecteur ? Lâchez vos idées dans les commentaires, cela donnera peut-être des idées à un éditeur !
Couac couac !
J’adorerais faire découvrir les charmes cachés de Szohôd, la capitale de la Bordurie, fière de son passé (belle architecture fasciste puis brutaliste soviétique) mais tout entière tournée vers l’avenir (bourgeonnement de bars à hipsters qui raviraient Popop).
Merci pour cet article!
Pour « redécouvrir un univers trop longtemps considéré comme mythique », on peut aussi se plonger dans le très beau et très « documenté » Guide des Cités présentant Les Cités Obscures, explorées par François Schuitten et Benoît Peteers dans leurs nombreux albums. Le territoire des Cités (la Sodrovno-Voldachie) a aussi fait l’objet d’une fausse carte IGN proposée avec le tome 2 de l’album La Frontière Invisible…
Et on pourrait également citer le roman Pfitz, d’Andrew Crumey, dans lequel un Roi décide d’occuper tous ses sujets à la rédaction de faux guides des villes imaginaires du Royaume.