[ Avant-propos : Début juillet se tenait à Marseille la troisième édition de Lift France, conférence dédiée aux implications sociales des technologies, avec cette année pour slogan : “Be Radical”. L’occasion était trop tentante d’interroger ce petit milieu de geeks sur leur perception de la ville et en particulier des imaginaires urbains. Y a-t-il “panne d’imaginaire” dans la ville numérique ? Quels seraient les imaginaires de la ville de demain ? (voir aussi là)
L’occasion m’en a été gentiment donné par le mag de la Gaîté Lyrique, pour qui j’ai donc interrogé différents experts de la question sur ce délicat sujet. En voici la synthèse ! Le lien original est à lire ici ; english readers : click here. Merci à Eloise et l’équipe de la Gaîté pour l’opportunité / la relecture / la traduction ! ]
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Villes et utopies sont indissociables, depuis la “Callipolis” de Platon (La République) jusqu’aux grandes utopies urbanistiques du XXe siècle. Mais plus que tout autre objet “utopisé”, la ville imaginaire se distingue par la force de ses contrastes : entre fantasmes candides et dystopies paranoïaques. Cette tension s’observe plus particulièrement dans les projections faisant intervenir les nouvelles technologies. Difficile en effet d’y trouver une représentation de la ville qui ne sombre ni dans la noirceur excessive (cf. le courant cyberpunk), ni dans une dangereuse béatitude (cf. la « smart city”, nous y reviendrons plus loin).
Or, de tels imaginaires trop prononcés mettent la pensée urbaine dans l’impasse. La philosophe Cynthia Fleury dénonce ainsi la “double bind [la double contrainte] d’une projection prophétique qui serait soit autoréalisatrice de la catastrophe, soit naïvement utopique et donc euphémisante des tragédies effectives.” (Entretien avec Cynthia Fleury, Nouvelles CLÉS n°69 / Février-mars 2011)
Comment sortir de cette situation ? “En bâtissant un imaginaire et des stratégies de combat”, répond la philosophe. Ou plus exactement, dans le cas de la ville, en REbâtissant un imaginaire afin d’accompagner l’absorption des technologies par la ville.
Apprivoiser la ville numérique, à défaut de la dompter
Le premier changement invoqué par ces experts tient dans le regard porté sur la ville elle-même. Plus qu’un objet figé et donc prévisible, l’économiste Saskia Sassen, spécialiste des “villes globales”, insiste sur la mutabilité des villes à l’aide d’une métaphore synthétique :
“Les villes contiennent en elles-mêmes de multiples futurs. Les futurs auxquels on se prépare n’arrivent donc jamais vraiment. En un sens, nous sommes en permanence en train de construire ces futurs. Pour résumer, la ville est en permanence en mutation ; la ville est un mutant.”
Une idée qui prend tout son sens lorsqu’on la met en parallèle de celle d’Adam Greenfield, designer d’interface spécialiste de l’informatique ambiante. Il s’inspire ici de la théorie systémique :
“Il existe deux catégories de défis qui se présentent à la ville : il y a d’un côté les “problèmes”, et les problèmes sont merveilleux parce qu’ils ont des solutions toutes faites. Et d’un autre il y a les “foutoirs” [en version originale : “messes”], qui par définition n’ont pas de solutions prédéfinies. Au lieu de ça, les “foutoirs” ont des impératifs contradictoires pour lesquels est nécessaire de trouver un compromis optimal. On ne peut pas décomposer les défis de la ville en problèmes isolés. On ne peut donc pas résoudre les problèmes de la ville, mais on peut trouver des arrangements pour répondre à ces “foutoirs”. Il faut donc considérer la ville comme un “foutoir”, pas comme un problème. [en version originale : “city is a mess, city is not a problem]« .
Ce changement de regard implique de sortir d’une logique dans laquelle les nouvelles technologies sont perçues comme des solutions clé-en-main, nécessairement salvatrices :
“Il est impossible d’utiliser une technologie pour résoudre le “problème” de la ville”. Or, c’est précisément l’hypothèse contraire qui domine aujourd’hui la prospective urbaine à travers la figure de la « smart city”, entièrement optimisée par le tout-technologique. On parle ainsi de “techno-fix”, littéralement “réparation par la technologie”.
A cause de cette foi en la technique, la ville intelligente oublie de facto la réalité “bordélique” de la ville et donc, in fine, la présence de l’humain. Selon Frédéric Mazzella, fondateur du leader français de covoiturage :
“Il va pourtant falloir que la ville retourne à l’humain, et que les machines sachent se faire un peu oublier.”
Considérer la ville comme un “mutant bordélique” oblige donc à ne pas entrer dans cette logique déshumanisante, mais au contraire à chercher des compromis plus proches des citadins. C’est le rôle, ENTRE AUTRES, des technologies numériques, dont la “seule” fonction sera de “rassembler de l’information sur les différents aspects des “foutoirs” auxquels la ville est confrontée et donc de faire de meilleures suppositions sur la manière de les gérer”, conclut Adam Greenfield. Ce que complète Saskia Sassen en rappelant “qu’en urbanisant les technologies, celles-ci répondent à la ville grâce aux boucles rétroactives [voire aussi ici] qui permettent non pas de résoudre les problèmes, mais de les améliorer petit à petit » [voire aussi ici et ici].
Un tel changement de regard sur la définition même de la ville contribue à lever la première moitié de la “double contrainte” évoquée plus haut [celle d’une “projection naïvement utopique”]. Il est par contre plus compliqué de s’extraire de la deuxième contrainte [celle d’une “projection prophétique qui serait soit autoréalisatrice de la catastrophe”], qui fait de la ville technologique le lieu de toutes les paranoïas et bloque donc toute tentative de construire sereinement la ville numérique. Pour ces experts, il apparaît nécessaire de changer de regard sur les imaginaires eux-mêmes.
En finir avec les imaginaires spectaculaires
Pour Jean-Louis Fréchin, designer numérique, il faut sortir de l’aspect volontiers sensationnaliste des imaginaires urbains :
“Les imaginaires de la ville de demain sont déjà là. La ville numérique telle que je me la représente ne relève pas d’imaginaires spectaculaires, de la fiction ou du storytelling. Au contraire, elle s’appuie sur des enjeux assez pragmatiques, simples et politiques.”
Il en va de même pour l’architecte-urbaniste Alain Renk qui mise sur un changement de paradigme à l’échelle même du quotidien :
“La ville vivable de demain, si elle existe, s’auto-développera sur le modèle d’une géométrie complètement différente : une géométrie fractale, une géométrie du vivant, où les failles seront habitées et s’élargiront jusqu’à prendre le dessus sur les standardisations programmées par les développements urbains classiques.
Prenons l’exemple de la ville japonaise. On y trouve de tous petits endroits de nature avec un petit temple, une petite chaise… Des réductions de jardin, certes, mais qui offrent un rapport à la nature au moins aussi “ puissant” que ne le feraient des parcs plus grands. Dans la vision fractale, les formes et les usages se reproduisent en miroir à différentes échelles. Par exemple, ce petit parc là, devant nous, pourrait se développer comme une sorte de campus, mais un campus à l’échelle de trois personnes.
L’approche fractale consisterait par exemple à développer simultanément ce qu’on attend d’un campus, mais dans des lieux de toutes échelles, afin de créer un « campus fractal », adapté aux accélérations du monde contemporain. Un campus ultraperformant car multiple, sans forme figée, réparti dans toute la ville, facilement appropriable et reconfigurable en permanence. Maintenant imaginons une métropole de 20 millions d’habitants, tissée à grande échelle selon cette géométrie aujourd’hui en sommeil, mais que la ville numérique peut rendre possible.”
Afin de rendre ces concepts accessibles au grand public, les spécialistes ne sont donc pas avares en métaphores. Ici, Alain Renk met à profit l’imaginaire du campus, très largement imprimé dans l’inconscient collectif, pour servir sa thèse. Dans le même ordre d’idées, c’est à l’image du pique-nique que fait appel Robin Chase, fondatrice de plusieurs réseaux de partage d’automobile. Elle avait présenté son idée lors de son intervention [prochainement disponible sur le site de Liftconference], insistant notamment sur la diversité propre aux pique-niques (certains viendront avec quelques simples chips quand d’autres prévoiront un repas bien plus organisé), qui selon elle symbolise la pluralité des besoins et des réponses des citadins sur une plateforme commune (la pelouse / la ville).
“La ville, explique-t-elle, sera une plateforme de nouvelles formes de consommation : non seulement achat de produits et services créés à grande échelle tels que cela existe aujourd’hui, mais aussi en même temps re-localisation de productions agricoles et des aliments cultivés dans des mini-potagers urbains… Les déroulés sont nombreux et chaque citoyen choisira le mix qui convient à son budget, comme dans un pique-nique.”
Dans un autre ordre d’idée mais toujours sur cette logique de “non-spectaculaire”, Jean-Louis Fréchin se saisit de la fameuse « fontaine Wallace” parisienne pour démontrer ce que serait un imaginaire terre-à-terre de la ville de demain. [voir aussi ici ; l’auteur de ce texte participait à l’émission].
“Mon imaginaire est très simple, débute-t-il, ce qui a fait l’urbanité hausmannienne ce sont des statues, des bancs publics et de l’eau potable. C’est quoi, la fontaine Wallace d’aujourd’hui ? C’est quelque chose qu’on a dans la poche, pas dédié à moi mais à l’être ensemble, à la manière dont j’interagis avec les autres et avec la ville. La métaphore la plus humaine qu’on ait trouvé, c’est le portefeuille qu’on a tous dans la poche. Très ordinaire, très quotidien.”
Quels fondamentaux pour une ville numérique plus humaine?
Pour autant, tous ne sont pas férus de métaphores. C’est notamment le point de vue iconoclaste d’Adam Greenfield :
“Je suis de moins en moins intéressé par les métaphores. Certes, celles-ci ont une capacité formidable pour stimuler l’imaginaire et mobiliser les sentiments. Mais en les utilisant, on prend le risque de tromper les gens sur leur signification. Je trouve que ça nous distrait dangereusement. Prenons une métaphore basique comme la “ville intelligente” (smart city) : je ne peux moi-même pas dire concrètement ce que ça veut dire ! »« Des expressions comme “un système d’exploitation pour la ville” [“an operating system for the city”] ou “la ville comme plateforme” [“city as platform”], ou encore “la ville comme logiciel” [“city as software”], poursuit Adam Greenfield, ne parlent vraiment qu’à un certain pourcentage du public. Ça ne veut quasiment rien dire pour tous les autres, et ça prend des significations multiples selon les gens.”
Il conclut sur ce qui pourrait être une slogan de campagne pour ces “stratégies de combat” que nous recherchons ici :
“Mais ça ne m’intéresse plus de bouger les bras pour faire de grandes phrases et de belles promesses. Il est temps de se retrousser les manches et de concrétiser ces promesses. Et si ça ne répond pas aux problèmes des citadins ordinaires, alors ça ne m’intéresse pas.”
De la même façon, Jean-Louis Fréchin insiste sur les valeurs qu’il est nécessaire de rattacher à ces projections futuristes, qu’elles soient imaginaires et métaphoriques ou non. La ville numérique, en ce sens, est une « opportunité » pour réinsérer des fondamentaux dans l’environnement urbain :
“L’enjeu est d’intégrer dans le numérique du connu, de l’ancien, c’est-à-dire des notions d’espace public, d’espace partagé… De toutes ces valeurs qui ont fait la ville européenne, qui gère un double paradoxe : se repérer (la ville rationnelle), et se perdre (la ville historique). Le numérique doit aussi permettre ça.”
Même son de cloche pour Frédéric Mazzella, qui insiste sur les valeurs de “communauté, de solidarité, de partage, dont ne doivent pas nous isoler les machines – en particulier les voitures”. Il s’agira surtout, comme le souligne Alain Renk, d’éviter que le numérique ne reproduise les erreurs de la voiture. Celle-ci aura été le symbole d’une ville “mal” imaginée à l’ère industrielle :
“La voiture a amené un événement perturbateur qui été pris uniquement sous l’angle technique, et qui a guidé la mutation de la ville pour son seul intérêt, sans aucun frein, puisque les externalités négatives n’étaient pas prisent en compte. On a déjà de bonnes idées des externalités portées par le numérique et les logiques sécuritaires…”
Et c’est précisément cette focalisation sur la technique salvatrice qu’il semble aujourd’hui nécessaire d’éviter lorsque l’on aborde la ville numérique. S’il ne s’agit pas d’être paranoïaque, il ne faudrait pas oublier les biais inhérents à toute forme de progrès.
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Dans la lignée du “Be Radical” qui servait de “stratégie de combat” à la conférence Lift, les experts soulignent ainsi que le changement n’est pas forcément là où on le croit. L’auto-proclamée “innovation de rupture” ne repose ainsi pas nécessairement sur des imaginaires tape-à-l’oeil, qui mènent dans l’impasse, mais bien davantage sur un changement de focal : chacun à leur manière appelle à un zoom sur le citadin et son quotidien, davantage qu’à un plan large sur la ville du futur. Un tel changement de paradigme ne se prend pas à la légère : “C’est suffisamment de travail pour une vie !”, comme le rappelle malicieusement Adam Greenfield.