Je suis grand fan du Daily Show, émission de satire politique diffusée depuis 1996 sur Comedy Central. Alors, quand Jon Stewart reçoit un économiste de Harvard pour dire du bien de la vie urbaine, vous vous doutez bien que je regarde attentivement. Edward Glaeser était en effet invité, ce lundi 14 février, à présenter son livre au titre clair comme de l’eau de roche : « Triumph of the City: How Our Greatest Invention Makes Us Richer, Smarter, Greener, Healthier, and Happier » (« Le triomphe de la ville : comment notre plus grande invention nous rend plus riche, plus intelligent, plus heureux et en meilleure santé« . Rien que ça.)
The Daily Show With Jon Stewart | Mon – Thurs 11p / 10c | |||
Edward Glaeser | ||||
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L’émission aurait pu se contenter d’être drôle (malgré un Edward Glaeser sous amphèt). Mais si je vous en parle, c’est aussi et surtout parce qu’une telle interview est fortement révélatrice. Car pendant des décennies, le « rêve américain » n’a eu pour seul étendard que le modèle – désastreux – de la suburbia pavillonnaire. Mais les temps changent, alléluia !
Ce n’est en effet une nouvelle pour personne : le paradigme urbain des Etats-Unis est en train d’évoluer, sous l’influence des crises récentes (subprimes + environnementale + prix du pétrole, etc). Les villes partent donc depuis quelques années à la reconquête de Américains (on note d’ailleurs plusieurs exemples notables dans la pop-culture, notamment les séries. Il faudrait que je pense à en faire un billet, pour prolonger ce que j’écrivais ici, en écho à cet article).
Qu’un économiste vienne rappeler les vertus de la ville dense dans ce type d’émission est donc un signe fort (l’émission rencontre un certain écho auprès des jeunes adultes peu intéressés par les émissions politiques plus classiques). Cela se ressent parfaitement dans l’interview et les commentaires de Jon Stewart, en particulier à partir de 3’50 ».
Edward Glaeser le dit clairement : « C’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre : j’espère vraiment que nous arriverons à dépasser l’idée que le seul « rêve américain » est le pavillonnaire périurbain« . Il revient aussi sur le « fétichisme de la propriété », l’ineptie des investissements autoroutiers, les vertus des transports collectifs et de la marche, etc… Ce à quoi répond Jon Stewart, volontairement naïvement : « Les suburbs nous tirent donc vers le bas ? Les villes seraient donc la « vraie » Amérique ? ». De là à exterminer les suburbs, comme le proposait Nogo Voyages pour le concours Reburbia (image ci-dessous), il n’y a qu’un pas que Jon Stewart franchit avec insolence !
Après avoir fourbi ses armes dans l’ombre, la ville dense profite donc de la crise des suburbs pour passer à l’offensive, ce que traduit bien cette interview tragi-comique. Un discours qui ne passe pas forcément chez les défenseurs de ce fameux rêve américain des périphéries, comme en témoigne ce commentaire grinçant :
« As I see it, the book is a stroke job for all those bourgeois bohemian faux-sophisticates who want to feel superior to all those rustic yokels living out in the boonies. Makes me sick. »
« Ce livre s’adresse à tous ces bourgeois-bohèmes faussement sophistiqués qui veulent se sentir supérieurs à tous ces pecnos campagnards paumés au fin fond de la cambrousse. Ca me rend malade ».
La guerre est déclarée.
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Je ne vous ai ici mis que l’interview d’Edward Glaeser. Mais je vous conseille vivement de regarder l’émission dans son ensemble, qui revient notamment sur discours médiatique américain à propos de la révolte égyptienne. Mordant, et terriblement drôle.
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PS : le titre de ce billet s’inspire de la chanson « Carambar », du suisse Jérémie Kisling.
C’est un excellent article avec une source inattendue.
Mais sans rentrer dans les détails, il me semble que si la crise et l’augmentation du pétrole vient à compromettre le paradigme urbain actuel des États-Unis. Il se peut parfaitement que le développement de la voiture électrique puisse sérieusement rendre pérenne la situation actuelle, et en aucun cas ne favoriser une quelconque densification des espaces urbains, comme le craint l’architecture urbaniste André Lorti ( http://tinyurl.com/6bf4f4d )
Il est clair qu’il faut un changement des mentalités et des politiques urbaines.
Il est quelque part navrant de constater une fois de plus une cristallisation des positions qui ne mènera qu’à une perte de temps et d’énergie retardant plus encore l’évolution des modes de vie vers la durabilité.
La ville dense est le credo des architectes et des urbanistes depuis la fin des années 1980, et maintenant on essaie de la présenter comme une nouveauté salvatrice. C’est vrai qu’elle est plus présentable : on ne parle plus trop de grandes tours. Pas très écolo les tours, et pourtant c’est dense !
Sortons de cette vision selon laquelle il y a d’un côté les bons respectueux de l’environnement et de l’autre les beaufs avec leurs villas et leurs 4×4. Un immense majorité de la population souhaite habiter soit une maison, soit du semi-collectif, avec de la verdure à proximité. La durabilité ne consister certainement pas à heurter ni même à changer cette mentalité.
La ville durable est une ville en équilibre avec ses territoires, sûrement pas un amas de population cloîtrée dans un isolat au nom de la rationalité économique et environnementale.
Je suis bien d’accord et je me retrouve parfaitement dans le commentaire de Damien.
Il y a une vision bipolaire de la question sur la production de l’espace urbain (Étalement Vs densité), qui n’est d’ailleurs que la partie émergée de l’iceberg dans la maniere de porter la reflexion sur notre « environnement ».
Malheureusement, on retrouve trop souvent cette vision manichéenne dans bien d’autre domaines…
Le pavillon de banlieue c’est l’horreur, le lotissement c’est l’enfer, on doit avoir une pelouse réglementairement tondue,il est interdit de cultiver des patates, on ne peut pas étendre son linge et quand à laisser une bagnole à demie démontée devant chez soit y a rien de mieux pour attirer les flics.
Dans ces conditions il vaut mieux habiter au 7èm étage, on connait pas ses voisins et personne ne vous épie derrière sa fenêtre.
Et le plus drôle, c’est que les fameux écoquartiers HQE, facteur 4, à énergie passive et compagnie ne sont pas particulièrement denses ! Exemples…
– la Caserne de Bonne à Grenoble, dans le péri-centre, avec de vastes espaces publics et des immeubles de moyenne hauteur.
– Andromède à Blagnac (près de Toulouse), là on est carrément dans le périurbain, les habitations sont plutôt semi-collectives, encore moins dense que Grenoble !
– Ecolline à saint-Dié des Vosges, en pleine cambrousse !
les flux RSS faisant bien les choses, un article pointe quelques pistes pour sortir de l’opposition ville / suburbia
http://www.metropolitiques.eu/La-periurbanisation-comme-projet.html
En résumé, plutôt que de dire, la suburb c’est moche et faut l’interdire au nom de l’écologie / rationalité économique / élitisme bobo / dictature de la RATP (rayer la mention inutile), c’est de se répaproprier la suburb.
Arrêter de la voir comme une zone vide avec des pavillons posés dessus pour faire moche, mais bien comme une zone de potentiel, ou l’urbanité peut se créer, voire se transformer.
Si il est clair que les zones pavillonnaires en monoculture sur des km² est intenable, est-ce que pour autant notre avenir serait de vivre dans des villes ultra denses type paris intra muros ?
Ne peut-on pas penser les banlieues comme l’avenir des villes, qui passeraient d’ultra centrées, à un modèle en réseau ?
Autre article intéressant :
http://www.courrierinternational.com/article/2011/02/24/ma-vie-dans-une-ville-fantome
Ou comment la vie , un village naît dans les projets immobiliers / villes nouvelles issues de la spéculation immobilière en grande périphérie de Madrid.
@ Damien
Ca me paraît difficile de viser « l’équilibre avec le territoire » (écologie ?) sans « rationalité environnementale ».
Avoir un logement vaste et éloigné de tout n’est pas compatible avec une consommation énergétique raisonnable. Il ne s’agit pas d’opposer les gens, mais il faut bien comprendre qu’on ne pourra pas ménager la chèvre et le chou. Si notre mode de vie n’est pas négociable et qu’on continue avec des besoins potentiellement illimités, on ne peut pas apporter de réponse à la hauteur des enjeux.
Pour ma part, je pense qu’il faut du « dense » pour limiter les surfaces chauffées et les transports. Mais il fau aussi réfléchir à la taille de nos villes. Comment approvisionner une grande ville dense sans recours important aux transports ?
La ville « suburbia » n’est-elle pas adaptée à l’insertion d’activités variées (potagers urbains ?) dans des espaces jusque là consacré uniquement au résidentiel ?
Merci à tous pour vos commentaires. Quelques remarques :
@Damien & Loup : je suis évidemment d’accord avec vous quant au manichéisme de ce débat. C’est justement pour cette raison que j’ai fait ce billet, en essayant de démontrer le passage à l’offensive des défenseurs de la ville dense, sans pour autant me positionner dans leur camp. Par contre, j’approuve le commentaire de Donatien : on ne pourra pas continuer comme ça. Les écoquartiers campagnards c’est sympa, mais s’il faut faire une heure de route par jour pour aller au boulot, ça ne fait qu’empirer les choses.
@blaz & Donatien : Entièrement d’accord avec vous. J’avais d’ailleurs écrit un billet sur le concours Reburbia décrivant la suburbia comme « le laboratoire de la ville durable » : http://www.groupechronos.org/index.php/fre/blog/quand-les-suburbs-revent-de-durable
Juste un petit apport de mon expérience d’outre-alpes (voire d’outre-Rhin): le débat ville « densité ou pas » pour la ville durable est à mon avis un faux débat. En effet, la morphologie urbaine est un élément, mais pas le seul à prendre en compte. Je m’explique. En Suisse, le tissu urbain peut être considéré comme assez dense mais les urbanistes ont réussi à insérer pas mal de verdure. Allez jeter un coup d’oeil au milieu des barres de logement dans le canton de Genève, vous trouverez un cours d’eau renaturisé en pleine ville avec des canards sauvages et des roseaux. Pareil, à Zurich et à Bâle.
A l’inverse, en Allemagne, les éco-quartiers, notamment à Berlin ou à Freiburg am Brisgau (à ne pas confondre avec le Fribourg suisse, ou j’habite)sont tout sauf denses.
Donc d’accord avec vous sur le côté « manichéiste ». Pour reprendre le côté « opposition ville-campagne » (qu’elle soit sociale ou strictement dans les représentations), cette vision est absente en Allemagne ou en Suisse, et se retrouve par contre très fortement en France, ou l’on retrouve des « ruralistes » opposés à des « urbanistes » (au sens de « spécialistes de l’urbain »). A mon avis, ceci tient au fait que les helvètes et les teutons ont une vision beaucoup plus intégrée de la ville et de l’urbanisme. Je vais laisser de côté l’exemple allemand que je maîtrise que par le fait de cotoyer des urbanistes allemands, et reviens sur le cas suisse.
En Suisse, les urbanistes ont une vision à mon avis très avant-gardiste, et l’on s’efforce de transposer le « modèle » Lausannois ou Bâlois dans nos bonnes vieilles villes françaises avec trente ans de retard. A mon avis, les Suisses ont beaucoup à apprendre à leurs collègues d’outres alpes, je pense notamment aux travaux en termes de mobilité, de transports, de mixité sociale (cf. par exemple les travaux des urbanistes à Zurich ou à l’EPFL, comme V. Kaufmann). Kaufmann a par ailleurs une théorie sur la ville très intéressante à mon avis, et observe un éclatement de territoires urbains autrefois superposés.
Voilà voilà, désolé pas le temps de trouver les liens, mais sur google vous trouverez rapidement les références.
Je confirme entièrement les dires de Benoît, pour avoir moi-même fréquenté Fribourg-en-Brisgau – que je n’érigerai pas en modèle cependant, il y a encore de gros problèmes notamment sur le stationnement « sauvage » et le statut des vélos, désormais interdits dans le centre historique.
Donatien affirme qu’il faut choisir et qu’on ne peut pas avoir un logement vaste et éloigné de tout, car ce serait trop coûteux sur le plan énergétique. La question est justement éloigné de quoi ? Du lieu de travail ? Voilà la vraie question, celle de la mixité du tissu urbain, toujours pas résolue à Fribourg d’ailleurs.
La densité est effectivement un faux débat. Tout le monde veut un lycée, un hôpital, des commerces à côté, du chauffage urbain, la fibre optique chez soi, mais aussi de la verdure et pas de tours. Impossible ? Pas sûr.
Les villages urbains promus notamment par André Duany, le plus grand dénonciateur de l’étalement urbain outre-altantique, ne sont pas très dense. A Seattle ils sont conçus pour qu’émergent des centralités multiples, avec un offre de mobilité différenciée par échelles (quartier, agglomération, région).
Je crois qu’il est aussi fondamental de différencier densité et verticalité, urbanisation et artificalisation. Plusieurs auteurs (Paul Newman 1992, Cynthia Ghorra-Gobain 1987, et plus récemment Augustin Berque 2006) ont montré que la verticalité du downtown américain alimentait l’étalement par désir de se ressourcer après le travail dans un environnement stressant.
Une ville modérément dense n’est pas « insoutenable ». C’est le modèle de disjonction fonctionnelle et de zonage des espaces, issu de la Charte d’Athènes de Le Corbusier, qui engendre un maximum de mobilités, qui est davantage en cause.
Sur le plan énergétique, les immeubles de grande hauteur ne sont pas du tout des modèles d’excellence : impossible de recourir à la géothermie, moindre efficacité de la VMC double-flux, moins grande surface pour mettre des éoliennes domestiques ou des panneaux solaires…