Tout est dans le titre. Et si les métropoles globales entraient en bourse ? L’idée n’est pas si saugrenue : elle est en effet le produit naturel de trois tendances majeures qui, chacune à la leur manière, contribuent à restructurer plus ou moins fondamentalement les gouvernances territoriales.
Concurrence
La première est bien évidemment liée à l’essor du city-branding, ou du moins à ce que cela reflète : la transformation des villes en marques est ainsi la corollaire logique à la concurrence qui s’exacerbe entre les territoires globaux pour attirer certaines populations (classes moyennes ou supérieures, classes créatives) mais aussi et surtout les capitaux privés (financement de projets innovants, installation de siège sociaux, création de centres culturels internationaux, etc.)
Dans cette perspective, il semblerait parfaitement naturel que cette marchandisation des territoires, pour l’instant cantonnée à des aspects communicationnels, s’inscrive dans le « concret » de l’économie de marché. Après tout, certains clubs de football se sont mis en tête, contre toute raison, d’entrer en bourse pour lever des capitaux ; pourquoi en irait-il autrement pour les villes qu’ils représentent ?
Malgré son évidente dangerosité, une entrée en bourse de certaines métropoles pourrait ainsi leur ouvrir les portes de nouvelles sources de financement, et donc asseoir leur rang dans la hiérarchie des villes globales. En période de crise et de rétrécissement de l’économie, la solution aurait le mérite de l’immédiateté. Cela irait bien entendu à l’encontre d’une politique de « ralentissement » des décisions stratégiques, mais qu’importe : gageons que l’idée trotte déjà dans la tête de certains décideurs.
Financiarisation
La seconde est liée à la place qu’occupe aujourd’hui la finance dans le destin socio-économique des métropoles. Le chercheur Dominique Lorrain l’évoquait ainsi dans le numéro printemps/été de la revue M3 (dont vous trouverez ici une synthèse commentée) :
“La finance globale réorganise les circuits, exploite la mobilité du capital pour sélectionner des lieux et des produits. Elle agit sur la géographie et sur la morphologie des villes. Le couplage entre la rentabilité et les risques conduit à sélectionner des villes déjà réputées ou qui ont un potentiel. ”
Les nombreux débats actuels portant sur la financiarisation de notre économie globale ne s’intéressent malheureusement que trop rarement à cet aspect territorial. C’est pourtant une problématique essentielle, et pas seulement en termes de nombre d’emplois directs ou indirects, auquel on a trop vite fait de ramener le sujet. Dominique Lorrain précise ainsi :
« La finance globale contribue à renforcer la qualité du bâti, des réseaux et des équipements, et l’écart entre ces métropoles et les villes ordinaires s’accroît. ”
Dans cette perspective, l’idée d’une entrée en bourse ne ferait que légitimer un mouvement déjà bien entamé, notamment en termes d’activités. Une raison presque suffisante pour inciter à la création d’un indice métropolitain.
Scénarios
La troisième et dernière tendance réside cette fois dans la culture populaire, où les scénarios de ce type abondent, à l’instar de la bande-dessinée HSE pour « Human Stock Exchange » : et si les hommes étaient côtés en bourse ? On pensera aussi à d’autres œuvres de science-fiction basées sur l’absurdité de certains mécanismes économiques poussés à l’extrême : prenons pour exemple deux films de la crise des subprimes : Repo Men (2010 – greffe et surendettement) ou Time Out (2011 – marchandisation du temps), pour ne citer que les plus récents (mais pas nécessairement les plus fameux)
Ce type de scénario a en effet deux grandes qualités pour les scénaristes du globe : parce qu’ils répondent à des enjeux sociétaux éminemment contemporains, et parce qu’ils offrent une large palette de possibles sur les plans prospectif et créatif. De ce fait, les prospectivistes pourraient aisément s’en emparer pour rafraîchir ces scénarios vus et revus qui n’offrent que peu de place à l’inventivité.
Quelles conséquences pourraient donc avoir l’entrée en bourse de certaines métropoles ? Le renflouement des caisses de la ville, à court ou à long terme, s’accompagnerait inévitablement d’une exigence de rentabilité plus soutenue, voire intransigeante. Mais attention : gardons-nous bien de faire des projections trop rapides et binaires.
Prospective
En effet, une telle stratégie de financiarisation ne serait pas nécessairement synonyme d’une annihilation des plaisirs urbains ; au contraire, la ville ludique et le « cool » sanctifié font figure d’étendard pour attirer les populations jeunes et créatives ainsi que les touristes, à fort potentiel économique. Dans ce contexte, la financiarisation aurait davantage à cœur de « rentabiliser » ces activités, certes non-productives par définition, mais dont les bénéfices indirects peuvent être mesurés de manière quantitative (consommation, durée de séjour, etc.) et qualitative (satisfaction, intentions d’achat, etc.)
Sur un plan plus créatif, la financiarisation des métropoles pourrait ouvrir les portes à des formes de concurrence particulièrement jouissives à imaginer – on doute toutefois qu’elles satisfassent grand monde dans la réalité. A quoi ressemblerait, par exemple, une Offre Publique d’Achat à l’échelle des métropoles ? une fusion-acquisition ? Peut-on imaginer, pourquoi pas, que Shanghai rachète Saint-Etienne pour mieux concurrencer Lyon, ou que Marseille appartienne à un holding de métropoles méditerranéennes ?
Ces scénarios ne feraient que calquer des réalités géopolitiques déjà existantes, et nous avons volontairement souhaité rester assez concrets pour commencer ; il est évidemment possible d’aller plus loin, plus extrême et plus absurde, au vu du potentiel de ce sujet. Mais nos maigres connaissances des rouages boursiers nous incitent à laisser d’autres s’en charger… Que ceux chez qui l’idée suscite un intérêt n’hésitent pas à y apporter leur pierre ! Il y aurait beaucoup à en dire… en attendant qu’un décideur ne prévoit réellement de la mettre en branle. Car au vue des tendances évoquées ci-dessus, ce type de scénario s’avère peut-être moins futuristique que prévu.
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[Edit : Josselin nous signale en commentaire cette très fraîche actualité : l’Empire State Building est coté en bourse depuis mardi dernier.L’opération, qui concerne, outre l’Empire State, 21 immeubles situés principalement à New York, vise à lever 1,07 milliard de dollars, ce qui valorise l’ensemble à plus de 4 milliards. L’Empire State à lui seul vaudrait un peu plus de 2 milliards.
Nous étions passés à côté de cette folle information, le billet ayant été écrit lundi… Le doute n’est plus permis : les liens entre finance et territoires s’annoncent de plus en plus ténus…]
Dans un autre genre, mais qui touche à la ville et à ses symboles, l’introduction récente de l’Empire State Building sur le stock exchange de la bourse de New York
http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/10/01/l-empire-state-building-un-mythe-entre-en-bourse_3487732_3234.html
Excellent article prospectif! Cela nous fait penser à la séparation entre Réseau Ferré de France (les rails) et la SNCF (les trains). Tout ne peut être confié au secteur privé et à la logique de la rentabilité, mais pour ce qui peut l’être, quelle meilleure mesure de l’efficacité que la bourse?
Pour l’Empire State Building, la logique est un peu différente en revanche. Cela ressemble plus à Klepierre ou Unibail Rodamco (entreprises de type REITS dans le monde anglo-saxon) qui ne sont ni plus ni moins que des appartements (et des bureaux) en location introduits en bourse. L’introduction d’une ville en bourse demanderait d’intégrer la qualité des parcs, des écoles, des infrastructures dans l’analyse. Un peu à l’instar des relations publiques, des campagnes de publicité ou des actions de mécénats, le retour sur investissement de ces dépenses n’est qu’indirect.
Merci pour ce brillant commentaire ! Nos lacunes sur le sujet ne nous permettent pas ce niveau de précision, vos compléments d’informations arrivent à point. Effectivement, l’exemple de l’Empire State Building semble s’inscrire dans une certaine « normalité ». Par contre, en termes de valeur symbolique… (cf. la manière dont l’article du Monde est présenté !)