Vous êtes nombreux-ses à nous avoir pokés sur les réseaux sociaux, vendredi dernier en fin de matinée, à propos d’une actu complètement folle : le rappeur français Sofiane et son équipe ont en effet bloqué les voies de l’autoroute A3 pendant cinq grosses minutes, juste le temps de tourner un clip et de boire un petit café…
« A hauteur de la sortie Blanc-Mesnil-Aulnay, fief du rappeur, un bouchon a commencé à se former. Pour tourner le clip de son dernier album « Bandit saleté », Fianso avait privatisé l’un des axes les plus chargés de France.
Un clip sauvage, comme le confirme la préfecture de police de Paris, compétente en matière d’autorisation de tournage sur la voie publique. « Nous n’avions pas donné d’autorisation », indique-t-elle. Le pied de nez des rappeurs aux autorités s’est déroulé sans un pli. « Nous avons été informés d’une gêne jeudi en fin d’après-midi à la hauteur d’Aulnay », poursuit laconiquement la préfecture. Mais le temps d’arriver sur place, les motards de la CRS 7 n’ont pu que constater que toute l’équipe avait plié bagage et caméras. »
IL BOIT UN CAFÉ AU MILIEU DE L'AUTOROUTE PUTAIN
— Adlan (@Gurzil_) April 7, 2017
Réseaux sociaux et relais médiatiques aidant, le clip de « Toka » (monté et mis en ligne quelques heures à peine après ce buzz percutant) dépassait le million de vue le lendemain de sa publication sur Youtube. Et pour cause : cette performance inédite a vivement éclaboussé le milieu du rap autant que les médias généralistes français. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas manqué de rappeler la sanction en vigueur pour punir ce type d’infraction : « le délit d’entrave volontaire à la circulation est passible de deux ans d’emprisonnement et 4500 euros d’amende. » De leur côté, les fans du rappeur s’écharpent encore sur ce coup de pub audacieux. Tandis que certains placent d’office cet acte de Fianso au sommet de la thug life à la française, d’autres soulignent sa dangerosité et sont plus mitigés sur la question.
De notre côté, on est évidemment ravis qu’une telle manifestation de reconquête pointe le bout de son nez dans notre veille… On l’a toujours su, mais son pouvoir sur nous semble s’étoffer de mois en mois : la scène rap d’Île-de-France a décidément sa place dans notre comité de réflexions prospectives sur la ville !
« J’suis dans les airs, t’es dans les bouchons » (Booba)
Evidemment, le petit délit de Fianso fait écho à des problématiques urbaines qui nous sont familières : le rapport de force historique entre voitures et piétons, sa matérialisation urbanistique sous la forme d’aménagements privilégiant la circulation automobile aux modes actifs, comme l’autoroute et le périph’. Pour plus d’impact marketing et symbolique, le rappeur d’Aulnay-Sous-Bois n’aura ainsi pas attendu l’événement La Voie est libre (qui une fois par an rend l’A186 aux riverains, à Montreuil) pour tourner sa vidéo…
En bon pirate du bitume, Sofiane met le feu sur l’A3 #BanditSaleté
Le rap étant un mode d’expression populaire dénonçant des inégalités ancrées dans la société française, la reconquête éphémère menée via ce tournage « sauvage » en incarne symboliquement les revendications traditionnelles. De plus, l’équilibre bien trouvé entre la gêne occasionnée, les répercussions plutôt inoffensives, et l’écho médiatique d’une telle agitation mérite tout notre respect !
Surtout, ce coup de maître accomplit et couronne un fantasme urbain que l’imaginaire collectif semble particulièrement affectionner ces dernières temps… Ci-dessous, un modeste florilège visuel de réappropriations des grandes voies par les citadins :
Montreuil – Crédits Manolo Mylonas, issu de sa série de photos « Tous les jours dimanche » mettant en scène un quotidien « WTF » en Seine-Saint-Denis
Affiche cultissime de la saison 1 de The Walking Dead
Dans le clip de « 92i Veyron« , Booba réinvestissait « légalement » une route nocturne à 4 voies (bof bof pour la street cred :D)
La pause posey comme utopie pudique de l’avenir routier (source : Internet)
Si les images parlent d’elles-même, nous avons tout de même tenu à interroger notre expert ès-bitume : le journaliste Louis Moulin, que ces colonnes n’ignorent plus, et qui est connu (et reconnu) pour écrire d’excellents papiers sur la banlieue parisienne, le rap et les imaginaires périurbains. Ci-dessous, on vous livre donc avec fierté l’analyse passionnée qu’il nous a lâchée pour rendre hommage à Fianso et à cet acte de bravoure urbaine déjà culte. Savourez donc le verbe exalté et l’œil avisé du Grand Parisien le plus chaud de votre Métropole :
« Je crois qu’un bon clip, c’est celui dont on retient une image précise. En l’occurrence, c’est un plan de 5 secondes : le rappeur Sofiane accoudé à un guéridon chromé de bistrot, le regard dans le lointain, en train de descendre un mug de café… au beau milieu de l’autoroute. Un instant d’absurdité dilaté (le plan est opportunément passé au ralenti), un choc visuel (le rappeur seul au premier plan, ses potos au second, la horde automobile que l’on peut imaginer infinie au troisième) stratégiquement placé juste avant que la chanson ne commence.
L’image est forte et s’imprime dans la rétine d’autant plus facilement qu’elle renvoie à d’autres représentations du même ordre. On pourrait notamment évoquer l’homme de Tien An Men ou la Fille à la fleur de Marc Riboud comme références intertextuelles (inconscientes?) et, plus largement, toutes les représentations qui figurent un personnage dressé face à la multitude dans un endroit où il ne devrait pas être. C’est précisément dans ce “où il ne devrait pas être” que se joue tout le clip de Sofiane. En installant sa terrasse au milieu de l’autoroute, le rappeur fait preuve d’un acte politique d’une jouissive insolence : il se réapproprie l’espace public et en invente de nouvelles potentialités.
La démarche s’inscrit dans une tradition du détournement d’usage propre à l’espace banlieusard : bornes à incendie transformées en jeux d’eau l’été, murs devenus théâtre d’expression via le graffiti ou, donc, espaces inattendus (toits, abribus, parkings…) transformés en éphémères terrasses. Un des exemples les plus insolites qu’il m’avait été donné de voir l’été dernier, c’était un mec qui avait reconstitué un mini-salon à chicha… au bord du parcours pour kayaks de la base de Cergy-Pontoise.
Dans le cas du clip de Sofiane, la réappropriation est légitimée par son objet : une autoroute, cicatrice urbaine par excellence des périphéries de grandes villes, zone d’exclusivité donc d’exclusion que l’on peut voir comme synecdoque de la banlieue. Une plaie à suturer pour panser les blessures de la banlieue avec pour remède la convivialité piétonne d’une terrasse de bistrot.
Un dernier mot sur le sujet, d’ailleurs : la vraie star du clip, ce n’est pas Sofiane mais ce merveilleux guéridon, table tournante (j’en place une pour Paul Grimault) commune à tous les rades de banlieue. Un objet identitaire du paysage banlieusard, que l’on retrouve au Balto d’Ivry, à la Civette de Bagneux, au Rallye de Pontault-Combault, au Brazza d’Argenteuil ou… au désormais fameux PMU de Sevran. Ces endroits qui suscitent au mieux le dédain ou la moquerie, au pire l’anathème médiatique, mais qui sont aujourd’hui parmi les derniers espaces authentiques de “vivre-ensemble”, pour reprendre une formule éculée, de l’espace banlieusard. Des endroits auxquels le clip de Sofiane rend un hommage en filigrane auquel votre serviteur s’associe. »
Fianso, étoile montante du rap français – Source : #Jesuispasséchezso : Episode 7 / R
Selon la plume de Louis Moulin, le Grand Paris que nous raconte Sofiane (comme celui que nous racontaient justement Médine et ses soss dans « Grand Paris ») matérialise une floppée d’imaginaires et un mode d’habiter bien réel, propres à la banlieue parisienne. Une fois de plus, la Métropole et ses mille et une richesses se racontent par la voix des rappeurs mêlée aux voies de la Seine-Saint-Denis…
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