Avant l’été 2013, on suivait déjà de près les posts Facebook de l’Urbanité pour les Nuls, mais lorsque le page du Laboratoire des Baignades Urbaines Expérimentales est née, on a plongé la tête la première dans ce nouveau délire (très sérieux) de Pierre Mallet et sa team de joyeux baigneurs. L’idée derrière cette communauté de citadins foufoufous en maillots de bain : rendre les points d’eau à la plèbe et construire ensemble une ville plus fun à base de bouées, de radeaux bricolés et autres concours de natation à même la rue !
Récemment, vous en avez forcément entendu parlé de tous les côtés : rappelez-vous c’était l’été, et on barbotait à moitié à poil dans le bassin de La Villette. Et parce que derrière la plus prolifique veille francophone sur la réappropriation des canaux, fleuves, fontaines et piscines sauvages se cachent des ambitions urbanistiques réfléchies, vous pouvez désormais voter pour leur projet sur le site du Budget Participatif lancé par la Mairie de Paris.
Pour le plaisir on vous livre ci-dessous la voix de Pierre Mallet, qui nous parle depuis son tuba montréalais des profondeurs de leur utopie trempée – loin des pataugeoires interdites et des panneaux anti-nageurs. Prenez donc cette tribune comme le pédiluve avant la grande vague, car une seconde partie d’entretien encore plus humide sera bientôt publiée ici… De notre côté, on retourne à notre cours de snorkelling dans la Pièce d’eau des Suisse et on se retrouve dans quelques mois après notre transformation collective en monstres marins venus terroriser les villes aseptisées.
Peux-tu rappeler les grands principes du Laboratoire des Baignades Urbaines Expérimentales, ses inspirations, ses horizons ? Votre collectif s’inscrit-il dans une dynamique socio-politique européenne et internationale ?
L’action du LBUE s’inscrit dans un double dynamique à l’échelle internationale, qu’on a pris en chemin, et qu’on alimente aujourd’hui de part nos actions. D’abord on observe que le rapport à l’eau en ville – et donc indirectement à la baignade – est en train de se réinventer un peu partout. Certains pays avancent très vite sur ces questions, ce qui nous met le seum quand on observe la situation en France…
Au Danemark, les bains portuaires se développent aussi rapidement à travers le pays que les arrêtés anti-burkinis chez nous. En Suisse, des métropoles comme Bâle, Zurich ou Genève sont en train de devenir des références internationales en termes de relation ville / baignade. En Angleterre, l’engouement pour le mouvement outdoor swimming society ne s’arrête plus et les lidos – ces piscines de plein air – retrouvent tellement d’intérêt aux yeux des anglais que de nombreuses sont en cours de réouverture. Si bien qu’à Londres, une campagne de crowdfunding visant la reconstruction d’un ancien lido dans un quartier populaire a reçu un succès important, recevant même le financement personnel de Sadiq Khan, le nouveau maire de la ville. En Finlande cette fois, des saunas publics d’un nouveau genre voient le jour un peu partout dans le pays pour faire face au développement des saunas privés. Ici comme en Angleterre, c’est moins la pratique récréative qui importe que la renaissance d’espaces publics et d’équipements urbains emblématiques et rassembleurs pour les communautés locales ayant un impact important sur les quartiers dans lesquels ils s’inscrivent.
Just a regular day chez nos amis suisses, créateurs de seum depuis bien trop longtemps
Parallèlement à cette dynamique, mais non sans interconnexion, des collectifs citoyens comme le nôtre émergent à travers le monde. Ils se mobilisent pour offrir un meilleur accès aux cours d’eau urbains, et militent pour un droit à la baignade en ville. Ça se passe à Londres, Berlin, Melbourne, Portland, Genève, Bruxelles ou encore Paris dans notre cas, et il y en a vraiment pour tous les goûts. Chaque collectif possède des modes d’intervention propres, étroitement liés à leurs motivations initiales : certains développent une approche environnementale et agissent pour améliorer la qualité de l’eau ou la propreté des berges ; d’autres ont une approche sportive et bataillent pour faire revivre d’anciennes courses de natation en eau libre, ou bien se regroupent quotidiennement pour nager entre amateurs… D’autres encore ont au contraire une approche très architecturale en essayant de mettre sur pied un projet urbain permanent plus onéreux qui permette la baignade au coeur de grandes métropoles mondiales. Malgré les contextes différents, tous agissent avec un état d’esprit festif et partagent la conviction selon laquelle l’eau urbaine est un bien commun dont on devrait pouvoir jouir collectivement de façon plus systématique. L’action du Lab s’inscrit à la croisée de ces différentes approches, teinté par un discours très porté sur les dynamiques spatiales et sociales qu’engendrent – et que pourraient engendrer en France – la baignade en ville.
Car on est finalement moins des nageurs que des apprentis hédonistes, des petits utopistes urbains qui voudraient voir certains de leurs fantasmes se réaliser. Si on milite pour réinventer le rapport à l’eau en ville – en passant par la baignade – c’est globalement un nouveau rapport à la ville tout court qu’il faut réinventer. Loin des fantasmes pour teubés de villes flottantes, on essaye de montrer qu’un rapport de proximité avec l’eau est souhaitable, et surtout possible. Un quotidien urbain où il serait possible de piquer une tête à l’air libre en sortant du taff, et où la ville serait aménagée pour que l’on puisse instaurer un contact direct à l’eau.
La baignade c’est donc avant tout une porte d’entrée pour parler de ce qui nous passionne : l’urbain. Le sujet est beaucoup plus large que ce que l’on peut penser, et renvoie à tout ce qui fait la ville aujourd’hui. Cela nous permet d’aborder autant l’architecture que les politiques publiques, les dynamiques urbaines, etc. C’est aussi d’autres thèmes dont on s’inspire librement depuis longtemps chez pop-up : le hacking urbain, les imaginaires et la nécessité de réinventer tout ça, la ville ludique ou encore la prospective fiction. Cela nous permet donc de défendre une certaine vision de l’espace urbain, moins normé et moins normatif que ce qu’on connaît de nos jours… Ce en valorisant les pratiques urbaines en lien avec l’eau, décalées voire complètement zinzins ! On a envie de prouver que tout peut devenir baignade urbaine si l’on accepte de décaler notre regard et d’imaginer autrement nos espaces collectifs. D’où le terme “expérimentale” dans le nom de notre collectif.
En quoi la baignade est-elle si symptomatique d’un espace urbain aseptisé ? Les législations en cours sont-elles en train de bouger ?
L’interdiction de baignade telle qu’on la connaît en France démontre une certaine hypocrisie. À Paris par exemple, l’interdiction est entrée en vigueur depuis 1923 mais n’a commencé à être véritablement appliquée seulement qu’à partir des années 1950. Entre ces deux dates, de belles scènes de baignades collectives et populaires fleurissaient dans la capitale, à l’image de ce qu’on aimerait par dessus tout revoir de nos jours ! De la même façon, il est actuellement interdit de se baigner dans les fontaines de la capitale, mais la pratique est tolérée les jours de grande chaleur. Qui est juge de ce consentement ? Est-ce que cette tolérance s’étend aussi à des espaces relativement sans dangers comme les canaux ? Et face aux épisodes de canicules qui se répètent depuis quelques années, quelles sont les consignes ?
On voit bien ici qu’il y a un flottement dans l’application d’un règlement devenu obsolète avec le temps, et c’est dans cette brèche qu’on veut s’engouffrer pour faire changer les choses. C’est d’ailleurs ce décalage entre la législation et son application qui nous a permis de jouir collectivement du Bassin de la Villette le 28 août dernier malgré l’interdiction tardive de l’événement par la préfecture de police. Il faut dire aussi qu’on a la chance à Paris d’avoir une nouvelle équipe municipale relativement bienveillante sur cette question, et qui nous apporte une certaine liberté malgré nos pratiques transgressives, car certains à l’hôtel de ville ont conscience qu’on agit dans le même intérêt, et que les effets de notre action peuvent servir leurs propres objectifs politiques.
Cette interdiction “de fait” est contre-productive à plusieurs titres. D’abord, elle ne permet aucun jugement individuel face à la prise de risque encourue, ni aucune capacité de responsabilisation face à l’acte de se baigner. L’interdit ici nous mène à un mur où seuls deux choix s’offrent alors à nous : rester dans la frustration ou rentrer dans la transgression. De plus cette posture restrictive n’apporte aucune sécurité ni aucun encadrement face à des pratiques informelles qui existent belles et bien, et qui peuvent parfois s’avérer dangereuses.
Là où est l’interdiction généralisée de baignade est particulièrement stérile, c’est qu’elle induit un effet “circulez, y’a rien à voir”. On se prive aujourd’hui encore presque systématiquement d’un des plus puissants catalyseur de vie urbaine qui soit : l’eau. Pourtant que ce soit avec des jets d’eau, dans une fontaine, ou un cours d’eau, c’est un fait : tout le monde aime jouer avec l’eau. Pourquoi aller à l’encontre de ce désir quand on pourrait au contraire l’encourager, le favoriser, l’encadrer ? Pourquoi ne pas faire évoluer nos aménagements et notre législation pour libérer des comportements et des pratiques qui existent ailleurs sans qu’ils ne soient la source de graves troubles à l’ordre public ?
Si jeune et déjà si déviant
Les choses sont pourtant simples : à quoi sert la pelouse d’un parc si son accès y est interdit et qu’elle ne permet pas de s’y retrouver entre amis ou de s’y reposer ? Il en va de même pour l’accès à l’eau. Il est aujourd’hui important que ceux qui pensent et font la ville se rendent compte de l’incroyable potentiel d’urbanité qui est étroitement lié cet élément.
Du Paris du début XXè au Toronto d’aujourd’hui : des raisons d’espérer.
Heureusement un game changer bouscule depuis une décennie la frilosité ambiante : l’apparition des miroirs d’eau, qui incarne en quelque sorte le grand retour de l’eau sur l’espace public. Depuis 2006 et la création de celui de Bordeaux lors de la rénovation des quais de la ville, les urbanistes français semblent (re)découvrir enfin les effets bénéfiques des aménagements permettant un contact direct avec l’eau. La plupart des grandes villes de l’hexagone en possède dorénavant un et les places publiques qui les accueillent sont presque systématiquement bondées durant les beaux jours. Mais les potentialités sont bien plus larges que les seuls miroirs d’eau et encore largement inexploitées en France. Les jeux d’eau pour enfants (ou splashpad) dans les parcs ou encore les pataugeoires urbaines (wading pools) font partis des bonnes pratiques étrangères qu’on serait bien inspirés d’adopter chez nous.
Si nos cours d’eau urbains – mais aussi périurbains et ruraux – semblent si aseptisés, c’est aussi et surtout parce que la réglementation en place fait reposer la responsabilité presque intégralement sur les épaules des pouvoirs publics locaux, en la personne du maire ou du préfet. Devant la peur de poursuites judiciaires en cas d’incidents, ces derniers ont donc au fil du temps mis en place des règlements locaux particulièrement restrictifs. Cette problématique n’est pas propre à la baignade, les aires de jeux pour enfants par exemple souffrent des mêmes effets de stérilisation. C’est là qu’il est intéressant de regarder ailleurs comment ça se passe. Dans d’autres pays d’Europe où la relation à l’eau est autrement plus développée que chez nous (comme l’Allemagne et la Suisse ou encore les pays nordiques) le rapport au risque est bien différent. La responsabilité est dans ces pays-là plus systématiquement portée par les individus, qui acceptent donc souvent de se baigner à leurs propres risques. Ici la responsabilisation individuelle aboutit donc à une plus grande permissivité sur les questions relatives à la baignade, permettant d’en libérer les usages, en ville comme ailleurs.
Montréal : deux salles, deux ambiances.
On connaît bien votre stratégie de communication, qui a l’air plutôt efficace. Au-delà de ça, quels sont vos modes d’action concrets ?
On a conscience du caractère virale que peuvent avoir certaines photos qu’on partage, on joue la dessus pour créer du désire de baignade chez les gens ! On veut montrer ce qu’il se passe ailleurs, et ce qu’il se passait à côté de chez eux il y a encore quelques décennies. Bref, montrer que c’est possible de se baigner en ville, et que c’est mortel ! Notre objectif est que le plus grand nombre s’approprie l’idée de jouir de la baignade en milieu urbain. Une journée comme celle du 28 août dans le Bassin de la Villette est un formidable succès dans ce sens. À en voir les sourires ce jour-là et les retours qu’on en a eu depuis sur les réseaux sociaux, il y a de grandes chances pour que les centaines de franciliens qui étaient présents deviennent à leur tour des défenseurs de la baignade intra-muros, et finissent par tenter de rallier leur entourage à cette noble cause.
La baignade urbaine, l’essayer c’est l’adopter. Bassin de la Villette le 28 août 2016
On adopte volontairement un discours contestataire, voire parfois provocateur, car on pense que c’est comme ça qu’on fera bouger les choses sur ces questions. On prend cependant soin de toujours le faire de façon positive, en démontrant les bienfaits qu’entraînent les différentes initiatives de baignade urbaine à travers le monde : à la fois en termes de vitalité des espaces publics, en termes de qualité de vie, d’expérience urbaine, d’image de ville d’un point de vue touristique ou environnementale, ou encore d’innovation urbaine.
On essaye d’actionner le plus de leviers possibles, et tous en même temps ! C’est pour ça que dès la création de la page Facebook en 2013 on a commencé à développer des baignades dans Paris. On était bien solos à l’époque, puis on a été rejoint par les potes, puis par des potes de potes, puis par ceux qui nous suivaient sur les réseaux sociaux. Maintenant, les gens ne font plus appel à nous pour se baigner, et c’est tant mieux ! C’était vraiment ce qu’on voulait créer comme mouvement à la base. Dans la mesure de notre temps et de nos capacités d’actions, on essaye d’aller dans le plus de directions possibles, d’ouvrir des portes, en espérant que le travail de sensibilisation et de mobilisation portera ses fruits avec le temps. Le fait, aujourd’hui, de défendre une proposition au budget participatif de la ville de Paris trois semaines après avoir fait la plupart des JT des grandes chaînes d’info est bien symptomatique. Et en toute honnêteté, on ne s’attendait vraiment pas à ce que les choses évoluent si vite sur la question en seulement trois ans ! Mais c’est tant mieux, et on va donc continuer de profiter du momentum positif pour faire avancer le plus possible la cause avant que ça redescende. Tout en essayant d’embarquer le plus de villes avec nous, sinon ça n’aura que peu d’impact sur les pratiques nationales.
C’est pour cette raison qu’on développe de façon intentionnelle un argumentaire relativement large, qui permet tout autant de toucher les simples citoyens de Paris et d’ailleurs, mais aussi des acteurs territoriaux qui agissent sur les questions urbaines : élus municipaux, urbanistes, agents de développement touristique, etc.
Parler à tout le monde, être présent sur plusieurs tableaux, jouer sur l’opinion publique tout en sensibilisant les acteurs publics à des questions qu’ils connaissent encore mal peut s’avérer très efficace et permettre de gagner un temps précieux. C’est la dynamique dans laquelle on se trouve actuellement à Paris, avec des citoyens qui sont maintenant bien au taquet avec l’idée de se baigner près de chez eux… Et une municipalité qui face à cette revendication inattendue a revu ses propres objectifs ! Pour être en relation avec l’équipe municipale, on sait qu’ils se sont sentis confortés par l’intensification des baignades sur le Canal de l’Ourcq et qu’ils ont saisi l’occasion pour passer à la vitesse supérieure sur plusieurs dossiers – notamment celle de la baignade dans le Bassin de la Villette, et celle dans la Seine à l’occasion des éventuels Jeux Olympiques de 2024.
Sous vos pavés notre plage
De notre côté, on cherche à travers notre veille et nos actions à déconstruire les représentations développées au cours des dernières décennies et certains fantasmes qui ont encore la dent dure. À travers des baignades pirates (et une attention toute particulière apportée à notre terrain d’expérimentation préféré que représente le Bassin de la Villette), on s’efforce de redonner une image séduisante et désirable à ce loisir. Pour se faire, on insiste depuis notre création il y a 4 ans sur le fait que la baignade urbaine est un formidable moyen de se réapproprier l’espace urbain, une façon atypique de jouir d’un rapport renouvelé à la nature en ville. À l’heure où l’on parle sans cesse de ville durable, il est grand temps de faire de l’eau une ressource essentielle pour améliorer la vie urbaine afin de l’associer à nouveau aux notions de plaisir et de sociabilité.
Et vive la France
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