Las ! faire de la prospective urbaine son pain quotidien est définitivement source de nombreuses frustrations…. D’abord, parce qu’il est difficile de savoir si l’on part dans la bonne direction, et de distinguer ses intuitions des convictions… Mais après tout, ça fait partie du jeu.
Mais aussi et surtout parce que les directions choisies dépendront finalement rarement de nous (sauf à s’appeler Jacques Attali, haha). Et il est toujours particulièrement désappointant de constater que les décideurs, qui mettent en forme nos convictions dans le concret du bâti, partent souvent dans des directions bien éloignées de celles qu’on (aka je) préférerait voire développer.
Le blues du prospectiveman
« Qu’est-ce que tu veux mon vieux :
dans la vie on fait ce qu’on peut, pas ce qu’on veut… »
Il en va ainsi de la ville intelligente (quand on la souhaiterait plus astucieuse), du mobilier innovant (qu’on imagine volontiers plus agile), ou plus généralement de l’utopie urbanistique et architecturale.
Entre ce qu’on estime raisonnable (et raisonné) pour la ville de demain, et ce qui séduit les décideurs, il y a un gouffre… dans lequel s’engagent malheureusement trop souvent médias, cultures populaires et grand public (cf. les « gossips urbains » dénoncés par Bruno Morleo), tous prompts à se laisser envoûter par les sirènes de grands projets pharaoniques – fussent-ils sans imagination (exemple : les tours potagères de la ville fertili(gèn)e) ; ou pire, d’une stupidité sans égale…
Villes volantes et îles flottantes, ce message s’adresse à vous (et plus particulièrement aux dernières, puisque j’ai déjà largement abordé les premières ici : La ville volante, une utopie dégénérescente ?)
Fort heureusement, quelques garde-fous sont là pour en faire la preuve, qu’il s’agisse de sémillants sites amis (la liste est longue), ou plus globalement d’oeuvres critiques à l’égard de ces utopies passables. L’intelligence absurde de l’excellente série Arrested Development se place dans cette catégorie-là… Décryptage.
L’île est vilaine
Les villes volantes et flottantes occupent en effet une place de choix au podium des « arcologies » (hyperstructures de villes autonomes et supposément écologiques) les plus récurrentes dans les médias, spécialisés ou non.
Et si les cités volantes ont une histoire populaire assez récente (avec une première apparition dans Gulliver… en 1727, quand même) et n’apparaissent qu’irrégulièrement sur le podium, les villes flottantes n’en finissent plus d’irriguer les utopies de tous bords, depuis l’Atlantide fantasmée par les philosophes grecs, jusqu’aux célèbres archipels artificiels de Dubaï, heureusement abandonnés.
Ce dernier échec est significatif. Mais même fortement médiatisé, ce n’est pas ça qui va arrêter ceux qui croient dur comme fer à ces cités flottantes. Slate, relayant un dossier de The Economist, évoque ainsi cette « utopie de marxistes de droite » portée par le Seasteading Insitute, dont le nom se réfère à « l’implantation dans les eaux internationales de lieux de vie hors de la souveraineté des États existants » (Wikiliberal). Une sorte de lobby libertarien et polder-ophile, en somme.
Et concrètement, ça ressemblerait à ça (via Prospect Magazine, qui s’était penché sur le sujet il y a deux ans) :
Financée par le multi-millionnaire Peter Thiel, la fondation propose d’expérimenter de nouvelles formes de gouvernements (où le liberalisme pur occupe une place de choix…) au sein de cités insulaires situées en dehors des eaux territoriales, prouesse rendue possible par les technologies héritées des plateformes pétrolières. Selon Michael Keenan, président de l’institut :
« Dans deux ans, des seasteds basés sur des bateaux accueilleront des communautés de mille personnes; dans dix ans, des plateformes maritimes pourront loger des petites villes. Dans quelques décennies, des millions de personnes vivront dans des villes de la taille de Honk-Kong au milieu de l’océan. »
Le coup de la panne (bis repetita)
Ça fait rêver, n’est-ce pas ? Sans commenter le contexte politique afférent à ces utopies – Slate et The Economist s’en chargent très bien -, interrogeons-nous sur le succès que rencontrent ces projets dans les médias pseudo-spécialisés (magazines de « tendances » urbanistiques et architecturales). Car derrière l’enrobage sucré de ces projets, on décelle une réalité bien moins reluisante. C’est ce que j’écrivais en conclusion d’une chronique Owni consacrée aux villes aériennes (op. cit.) A bien y regarder,
« les rêves de cités volantes [la logique est le même pour les cités flottantes] apparaissent davantage comme des fantasmes stylisés des fameux “ghettos de riches” qui se multiplient à travers le monde depuis quelques années. […]
Tout concourt ainsi pour faire de la ville volante une “utopie dégénérescente” : une utopie d’apparence séduisante, mais en réalité porteuse de valeurs hautement critiquables. »
Des utopies suffisantes, à défaut d’être auto-suffisantes. Prenons l’exemple du Lilypad qui avait fait le buzz il y a quelques temps. Beau et vendeur sur le papier (du gazon ! des poissons !), mais complètement creux dès que l’on creuse un petit peu.
Est-il normal que des médias – urbains ou non – mettent en avant un projet aussi douteux sur le plan social et dispendieux sur le plan technique, quand la ville astucieuse devrait plutôt se construire dans le concret du quotidien, et non dans une vaste fumisterie off-shore ?
De surcroît, est-il normal que des médias présentent ce type de projets comme « innovants », alors même qu’on en compte des dizaines du même acabit sur les dernières décennies ? Comme l’écrivait en 1972 le libertarien Murray Rothbard à propos de l’échec de l’Opération Atlantis (quelle originalité !),
« Cela fait maintenant plus de dix ans que j’entends parler d’un nouvel Eden, d’une île, naturelle ou artificielle, qui vivrait de manière anarchique ou randienne. […] L’échec total et abject de toutes ces tentatives farfelues devrait envoyer un message à ses participants: rejoignez le monde réel et combattez pour la liberté chez vous. » (cité par Slate)
Pour vous donner une idée de « l’intelligence » des cités flottantes et volantes, voilà ce que j’ai retrouvé dans le livre pour enfants consacré au monde du futur… tel qu’on l’imaginait en 1979 (déjà cité ici). Plus de trente ans plus tard, force est de constater que rien n’a vraiment changé… (ici l’image en grande taille)
Sempiternelle panne d’imaginaires urbains, définitivement mère de toutes les frustrations.
En finir avec la teubétopie, l’utopie des teubés
Malgré une crédibilité frôlant le niveau de la mer sur laquelle elles se posent, ces cités flottantes (ou volantes) n’en finissent donc pas de séduire les médias, et donc indirectement les décideurs. Qui s’empresseront d’investir ressources humaines et financières dans ce genre de projets débiles, au lieu de consacrer leur énergie à des projets certes moins enchanteurs, mais bien plus pertinents voire urgents (c’est toute l’ambition des « utopies pudiques » que de rendre attractif ce réenchantement du quotidien ordinaire)
C’est pour cette raison que j’y vois là une ligne de front, une bataille idéologique entre « eux » et « nous », afin de faire entendre une autre voix quant à l’avenir possible des villes. Ou pour le dire cash, en reprenant la conclusion de la chronique Owni consacrée au villes volantes :
Ne serait-il pas temps d’euthanasier ces utopies tentatrices avant qu’elles ne deviennent réalité, à Dubaï ou ailleurs ?
En effet, il me semble nécessaire de perdre un peu de temps (et d’énergie) à déconstruire la mythification médiatique de ces utopies, qui se cachent derrière quelques images doucereuses (du gazon ! des oiseaux !) pour prêcher une parole plus que douteuse et surtout déconnectée des réalités. C’est là qu’intervient Arrested Development, superbe série diffusée entre 2003 et 2006.
La sitcom relate les mésaventures tragi-comiques de la famille Bluth, propriétaire de la firme immobilière Bluth Compagny, aux prises avec les malversations du paternel. Et c’est au détour de la dernière saison saison (in S03E06 : « The Ocean Walker« ) que la série prend position pour dénoncer la stupidité des ces projets iconoclastes, en trois phrases et deux clichés.
Au détour d’un dialogue (vers 2’30 »), Michael Bluth explique à sa famille que sa fiancée ne viendra pas voler leur argent… car elle est trop « stupide » pour ça. Il s’avère en effet que Rita a le QI d’un enfant de CP, nous apprendra le narrateur (ajoutant que Michael ne s’en était pas rendu compte à cause de son accent britannique, hihi)
Et pour prouver à sa famille la « naïveté » de sa promise, Michael prend pour témoin le projet de ville flottante qu’elle lui avait proposé :
On notera au passage la ressemblance troublante entre cette représentation enfantine, et les projets « réalistes » proposés plus haut par le Seasteading Institute… Ce à quoi Michael Bluth Senior, patriarche de la famille, répond tout de go : « Bof, c’est rien. J’ai eu la même idée il y a plusieurs années. »
Merci à Pierre Mallet pour les captures d’écran et sa contribution à ce billet
En deux images, Arrested Development résume ainsi le niveau d’intelligence requis pour imaginer et/ou s’enthousiasmer de tels utopies médiocres : entre le niveau primaire et la sénilité. Car pour rappel, Michael Bluth Senior en action, ça ressemble à ça…
Malgré une présence minime à l’antenne (quelques secondes), ces propositions ont semble-t-il marqué l’audience, au point de faire une apparition sur la (fausse) affiche de l’hypothétique film Arrested Development (qui est vraiment prévu), aux côtés d’autres éléments emblématiques de la série. Une manière de prouver par l’absurde la stupidité de ces utopies.
Une preuve supplémentaire de ce que le décryptage des cultures populaires peut apporter à la compréhension des imaginaires urbains en construction, voire à leur réinvention1. Car il ne s’agit évidemment pas de jeter les imaginaires avec l’eau des teubotopies, mais bien au contraire d’en envisager de nouveaux, qui soient cette fois véritablement en adéquation avec les diverses réalités de notre temps.
A ce titre, il serait dommage de se priver de ces deux archétypes, à condition des le réorienter, en sortant par exemple d’une logique anthropocentrée :
Pourquoi, par exemple, ne pas les imaginer habitées par faune et flore, telle une Arche de Noé naviguant au-dessus des nuages, ou par des technologies (panneaux solaires, éoliennes dès lors plus productifs ?). Dans cette perspective, la ville volante reste une utopie instanciable… dès lors qu’on l’éloigne de nos représentations séculaires.
L’utopie ne peut se passer d’imaginaires puissants, qui sont les vecteurs de la projection dans le futur et donc de la prospective. Mais de l’impertinence à la pertinence, il y a un pas que la fabrique des futurs urbains se doit de franchir ardemment, sous peine de finir englué dans le ridicule. Pour que cesse l’omniprésence des teubotopies dans le débat prospectiviste, et que d’autres imaginaires urbains puissent enfin se faire entendre du grand public.
- cf. la double méthodologie de [pop-up] urbain : un observatoire + un laboratoire basés sur les cultures populaires [↩]
Heureusement que la conclusion est là !
C’est vrai que l’idée de l’île est très ancienne. Déjà Thomas More présentait dans les première éditions de Utopia, une gravure avec ça société idéale établit sur une île.
http://www.weblettres.net/blogs/uploads/r/Roumegoux/11874.jpg
Un article sur les « utopies pudiques » est-il prévu ?
Cet article renvoie à une contradiction forte de notre époque: des mots de plus en plus politiquement corrects, un discours compatissant, voire doucereux en apparence pour toutes les misères humaines, et une réalité de plus en plus violente .
J’en prends pour preuve le prix de mètre carré en ville et de sa corrélation avec les angoisses liées à la sectorisation scolaire (du moins sur Paris).
Comme si revenus financiers et réussite scolaire étaient automatiquement interdépendants.
Le « entre nous » est devenu l’objectif de beaucoup, les villes flottantes n’en sont que l’aspect visible.
Bonjour,
Merci pour l’article, plusieurs remarques mes viennent:
Côté enfantin de ce type de projet: les premières personnes qui ont cherché à voler se sont collées des ailes sur les bras… À-t-on tout arrêté?
2ème remarque, d’où vous vient ce désir d’intervenir? Un côté stalinien, hitlérien?
Si une personne a des pratiques que vous réprouvez chez elle, allez vous mettre des caméras dans sa maison pour la pister!
3ème : une utopie vielle de 30 ans qui n’est pas aboutie! Mon dieu arrêtons ça! Personnellement j’en connais de bien plus vielles qui ont fait des dizaines de millions de morts qu’il serait grand temps de bannir (si on cherche à intervenir dans la vie des gens). Auriez été de ceux qui auraient empêché, dans les années 70, les jeunes d’aller dans,des communautés en Inde ou ailleurs?
4ème: utiliser son argent pour atteindre ses rêves! Quelle horreur! Mais cet argent, il a sans doute payé l’impôt, ne c’est-t-il pas acquitté des contraintes vis-à-vis de la société?
Conclusion:
Graine de dirigisme (dictature) évident dont l’objectif est justement d’atteindre VOTRE idéal au détriment de celui d’autrui.
J’aime bien le terme de teubotopie…. Et l’idée faille d’abord chercher du sens et un mode de vie avant de lui donner une forme, aussi séduisante qu’elle soit. Un bon exemple de recherche pertinente, à partir des utopies mais que ne se définit pas comme tel, est le travail d’Olivier Dain Belmont, sur La Maison des Villes :
http://vraiment-ailleurs.eklablog.com/essai-la-maison-des-villes-c18010107
C’est l’anti Vincent Callebaut
Argumentaire très décevant ! La critique pour la critique n’est pas constructive et n’apporte rien au débat !
Pourquoi ces projets seraient-ils utopistes ? Il en existe déjà si on considère les paquebots de croisière qui proposent les mêmes prestations (commerce, lieux de détentes…) ou les terre-pleins (quartié de Fontvieille à Monaco). Quelles différences? Aucune
Dans ce cas il ne s’agit plus d’une idée fantaisiste mais d’une réalité qui reflètent avant tout la capacité humaine à innover, créer, se dépasser.
On peut faire un parallèle et se demander aussi qui a vraiment été le premier Homme à marcher sur la Lune : Neil Armstrong (1969) ? Tintin (1950) ? Bien d’autres auteurs encore l’ont transcrits dans leurs œuvres ! Cela fait-il d’eux des utopistes ou des visionnaires ?
à méditer : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » (Mark Twain)
A une différence près, justement : ces projets (et vous avez raison de les citer) ne sont pas présentés comme des utopies urbanistiques, clinquantes et naïves. Mais comme des innovations pragmatiques, réalistes, terre-à-terre.
Comme disait je-ne-sais-pas-qui, « nous rêvions de voitures volantes, et à la place nous avons eu 140 caractères« . A méditer.
Salut,
J’approuve l’idée de critiquer la teubomanie, la stupidité.. mais pourquoi tant de travail et d’acharnement à dénoncer le rêve, la folie et l’innovation? C’est bien un petit grain de folie qui manque à la France je trouve!
Sortir un peu des sentiers battus.. Ces trucs flottants ou volants, de toute évidence irréalistes! (ou tant mieux si ca se fait! cest « cool »! cest comme aller sur la une, la tour eiffel ou la plus haute tour du monde, cest cool que ca existe!)
Alors qu’en attendant notre douce france si belle dans ses vielles pierres branlantes du 18ème s’enfonce dans la banalité urbaine et architecturale, et continue amèrement de critiquer (comme tout bon français qui se respecte.. sport national) les « folies » et « projets pharaoniques » (lesquesl??? le dernier projet fou en france est la tour eiffel !!19eme siècle!) même chez les urbanistes apparemment qui restent de bons franchouillards, rêvant de maisonnettes fleuries (avec nains de jardin) et de bio-villes fleuries où les arbres cachent ces monstrueux immeubles (2, 3 étages pour les plus récents) que l’on ne saurait voir. Et à force de politiquement correct, que voit on pousser? des petits immeubles gris sans aucune architecture (c’est le style minimaliste année 2010 ! j’adore…) Bref, normal après ca que les français continuent de fuir tout ce qui est bétonné … et pourtant se pressent à barcelone, londres, berlin .. où dans nos vieux centres. (la beauté architecturale en france se serait elle arrêtée en 1930?). (Preuve en est, le foisonnement d’articles récents critiquant sans état d’âme le périurbain, où la ville de rennes qui a carrément refusé d’avoir une banlieue…) Conséquence? la france entière s’installe à la campagne et passe son temps dans sa voiture sur les voies rapides (même les écolos puisque la nature est hors des villes…). traduction: a trop renier l’urbain on ne fait qu’empirer le problème (et on s’étonne davoir autant de rond points et de supermarchés..)bref.
Juste pour dire qu’il faudrait AUSSI penser à s’ouvrir un peu l’esprit et OSER un peu quoi. Un tout petit peu de folie. Alors si on ne peux même plus rêver de ville flottante… je suis désolé mais moi je ne rêve pas de petits immeubles gris et de par-terres fleuris.
Y.