« Les amoureux qui s’bécotent sur les bancs publics, bancs publics… s’bécotent aussi sur les escaliers qui parsèment la ville », aurait pu chanter le guitariste moustachu. Car au podium des « lieux d’assise », les escaliers ne sont pas en reste : qui ne s’est pas déjà assis quelques minutes sur quelque marche qui traînait par là, seul ou en couple/groupe, le temps d’une pause plus ou moins éphémère ?
Paradoxalement (ou logiquement, au choix), ces usages sont à ce point « communs » qu’ils passent relativement inaperçus parmi les urbanités qui façonnent nos espaces publics. Ainsi, si les bancs publics sont bien inscrits dans l’imaginaire populaire de la pause1, ce n’est pas franchement le cas des escaliers. Davantage considérés comme des lieux de passage (ce qu’ils sont à la base), l’immobilisme de la pause n’y avoir pas droit de cité. Comme souvent, il n’y a qu’à observer la pop-culture, et plus précisément l’entertainement américain dont les nombreuses scènes de « sortie du tribunal » témoignent de la teneur « agitée » que l’on rattache à ces espaces. Dès lors, comment s’étonner de la sous-exploitation des marches urbaines en tant que lieux de pause ?
Mais les choses sont en train de changer, comme l’explique The Pop-Up City :
« But the original function and effect is being eclipsed by another function — providing a space to enjoy the spectacle of the street.
The more memorable experience of visiting the Met today, is not the moment of ascending the stairs and entering the building, but the moment afterwards when one sits on the steps to relax, enjoy the activity on Fifth Avenue, and contemplate the art that was just experienced inside. »
Témoin de cette évolution, de nombreux projets d’architecture/urbanisme proposent ni plus ni moins d’installer de « faux » escaliers dans la ville (à découvrir dans le billet). Poussant la réflexion, le designer Mark A. Reigelman II propose même « d’officialiser » la mutation possible de chaque escalier urbain en lieu de pause, à l’aide d’un structure sommaire à utiliser comme chaise, table, accoudoir, etc. (via Escales, escalades et poudre d’escampette, chez Chronos). Idéal pour une partie de tarot entre deux cours ! ^^
Ce type de « mobilier » prend tout son sens dans la perspective d’une ville de plus en plus nomade, marquées par la nécessité d’improviser des lieux de pauses éphémères à l’intérieur même du « flux-roi » : une séance de travail entre deux rendez-vous, un déjeuner pris à la va-vite, un mail à consulter, etc. Couplé à une connexion wifi permettant de tels usages, ce simple objet fait ainsi passer l’escalier du statut de « non-lieu » (relatif) à celui de « tiers-lieu » : un espace détourné de ses fonctions initiales au profit d’usages quotidiens « délocalisés », selon Chronos (exemple : travailler en dehors du bureau, dans un fast-food ou un Starbucks…).
C’est précisément cette lecture qui a amené mes deux compères architectes Thomas Perez et Nicolas Ruiz Gonzalez (avec qui j’ai déjà travaillé sur le projet KUBIKOPEDIA) à concevoir, lors d’un séminaire de design en 3e année d’études, cette « cuisine » portative épousant le contour des marches. (Note : leur projet a été imaginé plusieurs années avant les tables bleues de Reigelman, qu’ils ne connaissaient d’ailleurs pas avant que je leur montre). La vidéo suivante, assez lolante, décrit assez bien l’ambition : permettre l’appropriation (ici culinaire ^^) de tout escalier urbain, quel qu’il soit.
J’ai du mal à voir si les tables bleues de Reigelman sont ancrées ou non au sol (la présence de rivets n’est pas suffisante pour juger), mais qu’importe : un constat s’impose. En imaginant que de tels objets soient amenés à débarquer un jour dans nos villes (ce qui me botterait bien), la « portativité » me semble la clé du succès. J’ai en effet bien du mal à concevoir que l’appropriation d’un tel objet soit limitée à un espace prédéfini ; ce sont justement les détournements de fonction qui donnent corps à des usages inédits ou inattendus. Dit autrement, selon une belle formule de Julie Rieg (Chronos) : « le tiers-lieu ne se décrète pas, c’est l’usage qui le fabrique ».
Imaginons un instant qu’une collectivité ou une entreprise type JCDecaux souhaite investir ce « marché des marches ». Il me semble qu’il serait pertinent de proposer un tel mobilier en libre service, à la mode Vélib’. Ainsi, chacun pourrait emprunter une « table » pour s’installer où bon lui semble, le temps d’une pause. Cet objet aurait vocation à faciliter l’usage éphémère des lieux, et donc indirectement de décongestionner les espaces traditionnels de la halte…
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Je ne suis évidemment pas le premier à envisager la question sous cet angle du libre VS réglementé. The Pop-Up City présente par exemple ce banc à usage privatisé, oeuvre des artistes Vincent Wittenberg et Guy Köningstein présentée lors de la Biennale of Landscape Urbanism 2010.
Comme l’expliquent les auteurs :
« The installation is part of a series of works in which both artists explore the privatization of public space. During their explorations, the artists found out that, on the one hand, the borders of private and public spaces are not really tight and often quite flexible, while, on the other hand, formal rules of ownership are pretty straight. »
Une idée que l’on retrouve dans cet autre exemple asiatique, fourni par mon dealer de came (isole) préféré, Urbain trop urbain. Je ne m’étendrai pas sur la question, puisqu’elle mériterait à elle seule un billet complet, et que ce n’est pas exactement le propos de celui-ci… Mais vous en conviendrez, ce sont des réflexions intéressantes :-)
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Ceci est le premier volet consacré aux escaliers urbains ; le second prendra un tout autre angle : celui de la santé et de l’injonction au mouvement, chère à Scriptopolis… Publication la semaine prochaine !
- Sur le sujet, je vous invite à feuilleter le mémoire de recherche de Diane Bégard au titre enchanteur : « Pour une apologie des bancs publics. Essai sur le rôle des bancs publics dans l’espace public« [↩]
bonjour,
je lis régulièrement votre blog avec grand plaisir : continuez à présenter toutes ces petites trouvailles urbaines ! Ceci étant, les escaliers sont-ils si boudés que ça par les piétons ? On peut en douter un peu, que ce soit dans les villes françaises (les jeunes, grappes de moineaux grégaires, se posent partout) ou plus encore, dans les villes méditerranéennes et de l’hémisphère sud, au Brésil notamment. Ce qui fait que les gens ont envie de faire une pause dans leur trajet, c’est souvent plus l’envie de partager un petit quelque chose ensemble, que l’infrastructure en soi. Et encore : squatter les escaliers, c’est peut-être aussi parce qu’on ne peut pas faire autrement. Un banc est quand même plus confortable. Et boule pique-nique de papa & manman versus mobilier designé par vos collègues, la différence ne se situerait-elle plus dans la tendance ? Enfin – désolé je suis assez pipelette, un certain étonnement face à ces chaises locatives : passer du droit à la pause à son économie, notamment avec ce terme très exotique et marketing de ‘nomadisme urbain’ ? N’est-ce pas courir le risque d’entraver, littéralement, la vie informelle d’un lieu ?
Merci pour le compliment, et ce commentaire pertinent.
En fait, je crois que l’on dit en partie la même chose : comme vous le soulignez, on squatte les escaliers « parce qu’on ne peut pas faire autrement »… En résulte une inadéquation entre le besoin (nomadisme) et les infrastructures existantes (bancs publics en nombre limité, escaliers peu confortables et souvent passants, etc.)
C’est de là que part toute ma réflexion / proposition… Quant à savoir si cela risque d’entraver la vie informelle des lieux, je dis oui et plaide coupable… C’est justement l’éternel tension des réflexions que je propose sur ce blog : est-ce vraiment une bonne chose de vouloir accompagner l’informel ? Gros dilemme :-)
Mais je suis persuadé, dans une perspective de nomadisme accru et de limitation des espaces disponibles, qu’exploiter les escaliers peut avoir un sens… quitte à « sacrifier » la vie informelle qui s’y rattache aujourd’hui, oui. Mais la vertu de ces pratiques informelles, c’est justement que l’on ne peut pas les « tuer » : elles se recréeront ailleurs ! Et c’est bien heureux !!
J’aime beaucoup l’idée du mobilier pour escalier comme présenté en haut.
Pour la suite avec la location du droit de s’asseoir il y avait aussi cette idée de banc remplit de piques qui se rétractent quand on insère une pièce : http://www.geekosystem.com/spike-bench/
Justement, je me demandais : avec cette absence (volontaire à mon avis) de « mobilier » pour pouvoir se « poser », je me disais que peut-être les gens finiraient par s’asseoir par terre. Parce que j’ai l’impression qu’on ne veut pas que les gens puissent se « poser » quelque part, alors on fait exprès de ne pas mettre de « mobilier » en se basant sur le fait que la quasi-totalité des gens répugne à s’asseoir par terre. Mais je me demandais, comme le besoin de se « poser » est si fort, si les gens finiraient pas par prendre cette absence de « mobilier » comme une obligation à s’asseoir par terre…
Théorie intéressante, je n’y avais jamais vraiment pensé sous cet angle… A creuser ! ;-)
Gilles Paté : le repos du fakir
http://www.gilfakir.com/fakir.html
Oui, je l’ai cité dans la première chronique d’URBAN AFTER ALL : le zombie moderne, catharsis d’un urbanisme de classe :-)
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