Voici un texte de Camille Cosson, architecte en herbe à l’ENSA Paris La Villette (2011-2015), japanophone, et stagiaire chez [pop-up] urbain depuis la rentrée, jusqu’à fin octobre prochain. Pendant son année d’études à Kyoto en tant qu’apprentie architecte, Camille a peaufiné son premier mémoire de recherches sur les représentations de la ville dans le manga et la japanime. Inutile de vous préciser que le contenu de ses travaux et la teneur de son parcours nous auront particulièrement séduits. Devant ce vaste sujet passionnant, nous vous proposons de lui laisser la main afin qu’elle vous présente ses activités et les principales réflexions de sa spécialité.
Bien qu’ayant déjà façonné une certaine vision du mode de vie japonais et de son territoire – héritée des dessins animés lorgnés pendant l’enfance -, la confrontation au réel une fois sur place n’en fut pas moins appréciable. L’aperçu pop édulcoré des programmes diffusés par le Club Dorothée s’avéra en fait assez éloigné de la réalité locale… Sillonner les rues nippones en bicyclette représente bien souvent l’occasion privilégiée pour découvrir les richesses et la complexité de l’espace urbain nippon – où un pachinko de 5 étages côtoie un sanctuaire shintoïste créant un bazar architectural si délicieux qu’il rendrait fou notre cher baron Haussmann !
WATANABE Shinnichiro, Terror in Resonnance, 2014
Dans le cadre de mon Master en architecture à l’ENSA Paris La Villette, j’ai eu l’opportunité de partir étudier là-bas pour y arpenter les paysages japonais du Nord au Sud. J’y ai passé un an entre 2013 et 2014, durant lequel j’ai eu la chance d’approfondir ma formation au Kyoto Institute of Technology sous la direction de Nishida Masatsugu1. Cette immersion totale et variée m’a dès lors offert un regard différent sur les villes japonaises, plus en profondeur que celle d’un touriste lambda à la Lost in translation.
C’est ainsi que le grand écart entre la conception des espaces urbains fantasmée par la pop culture nippone et la réalité de la ville que je parcourais m’a interrogé… J’’ai donc décidé de creuser cette question dans mon sujet de mémoire en m’intéressant aux représentations de la ville de Tokyo dans les mangas/japanimes aux prémices de leur importation en France. Pour cela, s’ajoutent aux observations et collectes d’information in situ, mes recherches autour des écrits de trois personnes aux univers divers. Tout d’abord, Xavier Guilbert – et sa revue spécialisée Du9 l’autre bande dessinée – pour son expertise manga, la géographe Bénédicte Tratjnek pour ses fines analyses mêlant topographie et BD, et enfin Agnès Deyzieux expérimentée sur la question des coulisses de l’édition du manga en France.
Premiers émois et premiers malentendus
En France, le manga fait son apparition sur le marché suite au succès de la vague télévisuelle des années 1980/1990. A cette époque, deux générations d’émissions pour la jeunesse (Récré A2 puis le Club Dorothée), profanes sur le marché de la japanime, piochent au hasard dans le catalogue nippon ou via le programme américain. Les choix effectués sont alors justifiés par des fondements essentiellement économiques, afin de remplir les créneaux horaires de diffusion à moindre frais.
Cette méconnaissance du marché a propulsé sur les écrans des bambins français des dessins animés à l’origine destinés à un public de jeunes adultes, entraînant une stigmatisation quasi spontanée de l’anime et du manga dans son ensemble. La culture nippone jugée trop violente pour les petites têtes blondes est alors rejetée par les élites politiques et les médias grand public de l’époque. En réaction à cette levée de bouclier pointe alors un mouvement de dé-japonisation des contenus venus du Pays du Soleil Levant. L’atténuation des caractères de « japonicité » des programmes de diffusion passe notamment par l’adaptation des noms des lieux et des personnages en patronymes francisés ou américanisés. A cela s’ajoute la traduction, pas toujours fidèle, et la censure des producteurs de télé ou du CSA qui n’hésitent pas à modifier des scènes ou des personnages, sans respecter le moins du monde histoires et écritures originales.
Tokyo fantasmé, Tokyo oublié
Lors de cette première importation télévisuelle, l’oeuvre originale a donc subi différents filtres d’adaptation et de traduction qui l’ont altéré. C’est le cas par exemple de l’anime City Hunter (alias Nicky Larson en France ), qui a vu le nom de son héros Ryo Saeba s’américaniser pour devenir Nicky Larson, de la même manière que ses personnages secondaires et leurs patronymes à consonances italiennes. Les yakuzas de Shinjuku sont alors remplacés par les mafieux de Little Italy, dépouillant la série de ses caractéristiques nippones, et faisant ainsi glisser le lieu d’action de la série de Tokyo vers New York dans l’imaginaire du spectateur.
Plusieurs facettes de Tokyo caractérisent le fantasme urbain nippon dépeint dans la japanime à travers le temps. Avec ses buildings vertigineux et ses enseignes lumineuses qui brillent 24h/24h, Tokyo représente l’hyper-centre asiatique par excellence. Cette image implicite de la métropole japonaise s’est alors développée petit à petit dans l’imaginaire collectif du public français depuis les années 1970/1980, poussée par l’arrivée sur les écrans cathodiques de l’animation japonaise.
Pourtant, « la ville japonaise » est bien loin de ressembler à cet archétype uniquement composé de buildings aux néons criards. Il existe également une ville basse et paisible où il fait bon vivre. Lorsque l’on pense à la mégalopole, on oublie trop souvent le Tokyo péri-urbain représenté dans Ranma ½ ou Sailor Moon. Comme j’ai pu l’observer à travers divers témoignages2 effectués dans le cadre de mon mémoire, ces décors sont régulièrement associés à tort au paysage rural nippon. La réalité urbanistique des villes japonaises est la suivante : les banlieues résidentielles tokyoites – très étendues – sont le témoin de l’étalement urbain de la capitale. Pourtant, cet aspect reste inconnu aux yeux des occidentaux qui, injustement, limitent leurs représentations de Tokyo au fourmillement médiatique et touristique de son hyper-centre.
KUBO Tite, Bleach, 2002 / WATANABE Shinnichiro, Terror in Resonnance, 2014
Dès lors, la banlieue de Tokyo et ses lieux du quotidien deviennent génériques, et s’apparentent plus facilement à l’image d’une municipalité rurale locale. Le centre-ville est quant à lui sur-représenté depuis toujours dans les mangas. Cela explique pourquoi ses quartiers les plus fréquentés – tels que Shinjuku ou Shibuya – sont devenus des lieux emblématiques récurrents et reconnaissables par tous. Cette différence de traitement de l’environnement urbain dans une grande partie de la pop-culture a créé une vision antagoniste de l’espace urbain japonais pour le lecteur français : le Tokyo-métropole serait opposé à un non-Tokyo, représentatif de la campagne. Pourtant, comme le note Augustin Berque, notre rapport à la nature/à la culture ne doit en aucun cas être transposé au Japon :
« La société se situe à l’interface entre la nature et la culture, ce qui empêche de penser la ville japonaise par opposition binaire culture/nature”
(in BERQUE Augustin, “Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature”, Collection Bibliothèque des Sciences Humaines, Gallimard, 1986)
OTOMO Katsuhiro, Akira, 1984 / WATANABE Shinnichiro, Terror in Resonnance, 2014
Enfin, une autre manière de représenter la ville nippone se répète dans le manga et la japanime depuis le mythique Akira (précurseur du genre avec Neo-Tokyo) jusqu’à nos jours : celle du chaos et de la destruction. En effet, d’Evangelion à Terror in Resonnance, en passant par Angel Sanctuary, Tokyo est souvent mise à mal par des catastrophes naturelles ou humaines. L’archipel étant explicitement exposé à ce type de désastres, il n’est pas étonnant de retrouver ce grand thème dans la pop-culture qu’il produit depuis tant d’années…
Kyoto, la prétendue traditionaliste…
Jusqu’à ce jour, on voyait majoritairement se jouer deux types d’imaginaires urbains : les deux appartenant à la capitale. Cependant depuis quelques années, Kyoto fait son apparition sur les écrans… participant de façon non négligeable au renouveau de l’univers urbain japonais dessiné et animé.
De la même manière que les mangakas décortiquent l’hypercentre de Tokyo, la sphère urbaine kyotoïte y est décrite avec minutie. C’est notamment dans Uchouten Kazoku ou Inari Konkon Koi Iroha que l’on peut observer des décors ancrés dans la réalité urbanistique de l’ancienne capitale. De nombreux détails invitent ainsi le spectateur à découvrir ou reconnaître certains hauts lieux de cette ville historique. Puisque je poursuivais mes études sur les lieux en question, la confrontation entre fiction et routine n’apparaissait que plus plaisante et engageante.
Le constat n’a pour autant pas été étourdissant suite au visionnage de ces deux séries… En effet, les histoires se déroulant dans l’ancienne capitale impériale abordent sans surprise des thèmes relatifs à la culture japonaise traditionnelle, qui collent habituellement à l’image de la ville. Régulièrement, le sujet religieux est par exemple au coeur de la vie sociale des protagonistes, qui évoluent à proximité des (très nombreux) sanctuaires shintoistes locaux. Pourtant, même si Kyoto peut se montrer fière de son patrimoine architectural cultuel, il est loin de caractériser l’ensemble de ses urbanités !
YOSHIHARA Masayuki, Uchouten Kazoku, 2013 / YOSHIDA Moroe, Inari KonKon Koi Iroha, 2014
Pour le moment, les seules histoires qui semblent se détacher de la toile de fond tokyoïte incarnent donc principalement des scénarios liés à la culture traditionnelle japonaise… que Kyoto accueille bien entendu avec un goût certain.
De la fiction à la réalité urbaine
En Occident, Tokyo aura alors été fantasmée pendant très longtemps, et le mythe de la métropole « futuriste » subsiste dans l’imaginaire collectif profane. Pourtant, les mangakas et réalisateurs actuels s’évertuent à tracer de réalisme les contours des villes qu’ils mettent en scène.
Bien que souvent représentés de façon caricaturale, une variété de décors semble cela dit émerger dans le monde toujours plus vaste qu’est l’industrie du manga contemporain. Si nous avons pu constater précédemment l’arrivée inédite de Kyoto dans le paysage animé, elle n’est pas la seule. En effet, la campagne profonde japonaise – voire la simple petite ville de province comme dans le manga Yotsuba & ! (2003-en cours) – comme décor de scénettes a désormais sa fanbase, de Barakamon (2009-en cours) à Non Non Biyori (2009-en cours). D’autre part, les décors imaginaires du manga auront depuis bien longtemps épuisé d’autres modèles urbains comme le Japon ancien (Kenshin le Vagabon) ou l’Europe du XIXe siècle (Le Château Ambulant, Steamboy etc.).
YOSHIHARA Masayuki, Uchouten Kazoku, 2013 / Photo de Kyoto, 2014
Toutefois, je conseille à qui s’intéresse de près ou de loin à l’univers nippon, d’aller se crotter les pieds aux alentours de l’archipel : vous ne serez pas déçus mais bel et bien surpris ! Confronter l’image que l’on se fait d’un lieu à la réalité n’a jamais fait de mal à l’imaginaire et au rêve… La ville japonaise est multiple, complexe, étourdissante et sachez qu’en levant les yeux, vous y verrez plus de câbles électriques emmêlés que de gratte-ciels à la Hong-Kong. L’essence de l’urbanité nippone serait donc peut-être cachée dans l’esthétique cyberpunk d’un Ghost in the Shell plutôt que dans les vues à 180° de City Hunter ? Pour votre prochain voyage, laissez donc de côté votre Guide Michelin, perdez-vous, et laissez-vous porter par les subtilités urbaines locales.
- Pour aller plus loin, un article de l’auteur : « De la relativisation des cultures à travers l’usage des langues » (téléchargement .pdf [↩]
- interrogeant une quarantaine de personnes plus ou moins adeptes de ce media : voire à ce propos le rapport des différents sondages dans le mémoire ci-présenté, « Où se déroule cette scène ? » p. 157-164 [↩]
Merci pour cet article.
J’aimerai beaucoup passer un semestre au Japon dans le le cadre de mes études (j’aimerais m’orienter vers l’architecture). Par les témoignages que j’en ai eu, l’architecture japonaise est merveilleuse et délirante. Comment les animes voire le Manga en général le retranscrit est un sujet très intéressant! il est vrai que lorsqu on y est jamais allé, il est dur de se faire une image sans tomber dans les clichés.
Encore merci pour cette entrevue :)
Bonjour
Il me semble qu’Uchouten Kazoku a été récompensé par la ville de Tokyo pour la mise en valeur de la ville dans cette œuvre, c’est le réalisateur qui nous en a parlé lors d’une conférence et je n’ai pas relevé le nom du prix à ce moment-là. Auriez-vous cette information ?
Bonjour Sandrine,
Il est tout à fait possible que la ville de Kyoto (je dis bien Kyoto et non Tokyo ^^) ait remis un prix pour cette oeuvre (je n’ai malheureusement pas l’information précise mais cela ne m’étonnerait pas du tout).
Vivant à Kyoto à l’heure actuelle où la saison 2 est justement sortie il m’a semblé que la ville a mis en place beaucoup de publicités et de signalétiques dans les lieux qui apparaissent dans la série. Par exemple au sanctuaire Shimogamo ou à Kurama, il y a des grands affichages avec les personnages de la série, donc je pense que la saison 2 a beaucoup plus été mise en valeur par la ville.
J’ai du coup vérifier et il s’avère que la ville à promu Uchuten Kazoku comme ambassadeur pour développer le tourisme : « Kyoto Special Goodwill Ambassadors to promote the tourism » d’où une plus forte communication autour de la série.