La ville sous-marine est l’un des plus vieux archétypes de cité utopique, et pourtant l’un des moins évidents à décrypter, à la différence de la plupart de ces cousines (villes volantes, flottantes, marchantes…). Qu’elle prenne la forme de ruines antiques ou d’une cité moderne tout en verticalités, la ville sous-marine se révèle ainsi particulièrement complexe à raccrocher aux imaginaires urbains contemporains ; difficile, donc, d’en proposer un traitement prospectif stimulant… Comment l’expliquer ? Est-ce dû à l’omniprésence de fades spéculations médiatiques dans l’imaginaire architectural, ou à cet arrière-goût de morale judéo-chrétienne dont elle n’arrive à se dépêtrer ?
« The city of Otoh Gunga was anchored to a massive underwater cliff deep within Lake Paonga, and was a mass of hydrostatic bubbles which keep water out while allowing the Gungans to enter through them. »
Aussi loin que remontent nos sources, l’imaginaire de la ville submergée naît à Athènes autour du IVe siècle avant J.C. Deux textes de Platon évoquent ainsi l’Atlantis, une île ancienne engloutie sous l’océan. Parmi les innombrables interprétations que ce mythe a vu naître, certains auteurs rappellent le contexte politique et culturel dans lequel le philosophe grec introduit le topos culturel qu’est devenu la ville engloutie :
“Dans le Timée et le Critias, il oppose l’Atlantide maritime, technicienne et conquérante, corrompue par la richesse (comme la démocratie athénienne selon Platon), à une Athènes archaïque, rurale, autarcique et conservatrice. Les dieux donnent la victoire à la meilleure société sur la pire.” cf article “Atlantide”, sur Wikipédia.
Ainsi, l’Atlantide n’est sans doute au départ qu’une métaphore édifiante, utilisée comme beaucoup d’autres à des fins pédagogiques et politiques. Pragmatique, cette analyse sonne comme une évidence. Pourtant, le thème de la ville submergée continue à nourrir diverses déclinaisons fictives relativement récentes… Notre chère pop-culture regorge ainsi d’exemples de civilisations englouties suite à un châtiment, qu’elles fussent déchues comme le royaume d’Hyrule dans le jeu vidéo Zelda-The Wind Waker, ou ressuscitées comme le Palais Océan dans Chrono Trigger… Les exemples sont nombreux, et tout “geek” qui se respecte raffole de ce mythe intemporel.
Atlantis version Marvel Comics
Réchauffement climatique et teubotopies
L’émergence, depuis quelques décennies, des inquiétudes liées au réchauffement climatique semble nettement avoir remis cette dimension moraliste au goût du jour. La menace ne serait plus mystique mais naturelle. En apparence, rien ne change : monde submergé rime bel et bien avec punition, quel que soit son maître… Et un sens, cela change tout. La ville engloutie n’est plus perçue comme un vestige du passé que l’on souhaite retrouver (notamment par appât du gain…), mais comme une épée de Damoclès préfigurant un futur non-désirable, ou nous serions tous engloutis. La nuance est à la fois mince et fondamentale.
En changeant de nature à l’aune de ces regards contemporains, la figure de la ville sous-marine témoigne des frictions culturelles qui la caractérisent : entre sédimentation d’imaginaires séculaires, et remise à jour contemporaine.
Comment la prospective doit-elle (ou peut-elle) prendre en compte ces “prédictions” alarmantes ? Il y a évidemment différentes façons d’aborder ces problématiques. La place récente du paradigme écologique dans les politiques publiques et l’argumentaire industriel témoigne plus pudiquement de cette prise de conscience. Des projets grandioses comme le SeaOrbiter de Jacques Rougerie se rapproche dès lors plus d’utopies démesurées sur la forme, mais finalement assez creuses sur le fond, de même que son SeaSpace ou le Poseidon Resort des Maldives :
« Providing all the comforts, conveniences and opportunities only a five-star resort can offer, Poseidon’s Mysterious Island is the culmination of every elite vacationer’s vision »
SeaOrbiter – « Vaisseau d’exploration des océans » et « laboratoire océanographique flottant »
Ces exemples ont un point commun : vouloir à tout prix innover, pour au final ne réinventer que l’eau chaude. C’est un élément récurrent de la prospective urbaine, qui se laisse souvent aveugler par ce que nous avons baptisé “teubotopies”, les utopies teubés. Certes, l’utopie a de nombreuses vertus, notamment pour stimuler nos imaginaires. Mais à force de surfer sur des clichés éculés, elle finit par tourner en rond. Plutôt que de rêver à l’impossible de ces cités englouties, ne gagnerait-on pas à se montrer plus humbles et plus pudiques ? Plutôt que de chercher coûte que coûte un refuge irréaliste à la montée des eaux, ne vaudrait-il pas mieux penser dès maintenant aux moyens de le contrecarrer ?
Aquabonus
En attendant de tous crever au fond des mers, vous pouvez :
– d’ores et déjà vérifier si vous allez survivre au déluge de demain grâce à FloodMaps.
Cette cartographie interactive permet en effet de visualiser “l’évolution des côtes en fonction de l’élévation du niveau des océans. Selon le Réseau Action Climat, l’élévation du niveau de la mer pourrait faire 150 millions de réfugiés climatiques en un siècle. Il suffit d’une élévation de 7m pour que Bruxelles devienne une ville balnéaire, et d’un mètre pour que Venise soit engloutie!”;
– mieux : photoshoper ses photos de famille façon Seapunk;
En mode Yol’eau
– entraînez-vous à construire votre propre ville sous-marine en jouant à Minecraft;
– ou bien, allez voir le dernier Guillermo del Toro. En sortant de Pacific Rim (qu’on a véritablement adoré) vous aurez sûrement envie d’alerter la Maison Blanche, le MIT, Google et tout ce qui s’en suit : évitez les océans cet été, il se pourrait bien que l’invasion alien ne vienne finalement pas du ciel…