Le saut a-t-il une place en ville ? La question peut paraître incongrue – elle l’est -, il nous semblait néanmoins intéressant voire nécessaire de la poser ici. D’abord parce que le saut est intimement lié à des pratiques vidéoludiques qui ne cessent d’irriguer nos imaginaires urbains ; on aurait donc tort de la délaisser. Mais aussi et surtout parce que le saut fait partie intégrante de ces « pratiques urbaines alternatives », telles que les appellent l’anthropologue Florian Lebreton, qui composent la ville sans qu’on n’en parle jamais, ou si peu.
A l’exception des « glisses » et autres « sportivités », le saut n’a en effet jamais été étudié comme une pratique urbaine à part entière. Dommage, tant ses imaginaires sont nombreux et propices à ouvrir les horizons les plus créatifs. On la construit quand et comment, cette ville-plateforme si désirable ?
L’objet du jour constitue en effet un mode de déplacement désuet, bien plutôt lié à des activités sportives, à l’enfance ou au règne animal. Est-ce à dire qu’il n’a pas droit de cité dans l’espace de la ville ? Il semblerait en effet que les espaces urbanisés se soient classiquement construits sur un certain mode de vie ne donnant jamais – au grand jamais – l’occasion (la permission ?) au citadin de se propulser en l’air dans quelques circonstance qu’il soit !
Pourtant, il existe une multitude de raisons de bondir en ville, et une poignée de citadins ou de gouvernances replacent ici et là cette pratique millénaire au coeur de multiples urbanités. D’autre part, comme tous les éléments interdits ou peu visibles dans notre vie quotidienne : la culture populaire a su se réapproprier ces rebondissements de façon passionnante. Petite anthologie du bond pour faire sursauter les villes…
Le saut, une pratique vidéoludique ordinaire
Si on a plutôt l’habitude de lire des articles sur l’actualité des jeux vidéo (sorties, rumeurs, critiques, tests, débats de société autour du média etc.) dans la presse française traditionnelle et spécialisée, les secrets du gameplay, du gamedesign et du leveldesign – sciences proprement vidéoludiques – sont peu à peu mis en lumière pour le grand public. Décrypter les mécaniques de jeu, de leur histoire à leurs codes, est ainsi devenu un thème plus récurrent de la presse culturelle. Et c’est Slate.fr qui nous a surpris la semaine dernière en publiant la lecture d’une courte étude faite par le magazine de jeux vidéo Polygon – « The rise of the jump » – sur l’histoire et le sens du saut dans les jeux vidéo.
Ce n’est pas la première fois que cet aspect central des mécaniques vidéoludiques est traité de façon intelligente et intelligible sur le web français puisque l’excellent blog spécialisé jeux vidéo Merlanfrit lui a concédé une captivante analyse historique : Aux sources du jeu de plateforme (2012). Et de façon plus confidentielle, Karim Debbache – chroniqueur web dont l’émission parle des liants entre cinéma et jeux vidéo – ironisait de façon brillante une « critique » faite régulièrement à l’univers du jeu Mario :
“Vous savez quelle est la blague que je déteste le plus au monde ? C’est celle qui consiste à dire “Hey, les mecs je sais pas si vous avez remarqué mais c’est complètement débile Mario : c’est un plombier italien qui saute sur des champignons et des tortues, lol !”
Et vous savez pourquoi je la déteste ? Parce qu’elle est complètement fausse ! L’univers de Mario a du sens. Sauf que l’on ne peut comprendre son esthétique qu’au travers du prisme du gameplay. Pourquoi les Goombas sont des champignons ? Parce qu’un champignon a une forme de bumper, ce qui fait qu’il semble logique et évident de lui sauter dessus. Une fois qu’on a compris qu’on pouvait sauter sur les ennemis, on saute naturellement sur les tortues, qui sont les prochains ennemis du jeu. Puis, une fois qu’on a fait ça, on constate qu’ils laissent leurs carapaces, qui nous servent de projectiles.”
Ainsi, le jeu vidéo représente probablement LE média culturel dans lequel le saut tient une place prééminente. S’il y représente un moyen indirect d’encadrer les mouvements du personnage contrôlé, il symbolise également une manière de dominer l’espace conquis.
Je saute donc je suis
Si la pop-culture est aussi friande de le mouvance en ricochets, c’est notamment parce que cette pratique fantaisiste peut détourner à l’infini les lois de la gravité. Premier pas vers l’envol, le saut aura fait rêver tout un chacun, qu’il s’agisse d’aller toucher les cieux ou de contourner une chute a priori incontournable.
L’article de Slate soulignait ainsi les grands aspects de l’analyse faite par le chercheur en Game Studies Jason Begy, décrivant judicieusement le saut comme une pratique de pouvoir :
« Sauter par-dessus les barrières, les murs, ou les escaliers, c’est défier les tentatives de l’environnement de contraindre ou d’influencer notre navigation. Le saut, avec son aspect dominant, peut être vu comme un moyen d’attaquer ou d’éviter, mais la domination est toujours présente. […]
Mais au-delà de la métaphore de la domination, les sauts permettent également au joueur de se faire ‘une image mentale unifiée d’un univers physique avec ses propres lois et règles. »
De ce point de vue, les jeux vidéo permettent une certaine liberté de mouvement imaginaire qu’il est bien impossible de recréer dans la réalité.
Une jouissance encore plus grande, propre aux mobilités vidéoludiques, s’incarne dans le sacro-saint « Double Jump ». Cette capacité, naturellement infaisable, consiste à enchaîner deux bonds d’affilé pour optimiser ses déplacements. Extrêmement pratique, cette aptitude fantasque est devenue culte pour les joueurs de tous poils. Au point que dans certains jeux comme une partie issue de la licence japonaise Castlevania, l’acquisition de la compétence double jump constitue un moment clé de l’aventure. En effet, un pan non négligeable du château dans lequel évolue le héros pourra à présent être exploré…
Matrix : le culte du saut
Défini de façon sarcastique par le fameux Urban Dictionary comme “the highest degree of impossibility in the universe”, cette ingéniosité propre au média vidéoludique interroge toute fois sur le rapport physique au sentiment de liberté. Si on ne peut pas « double-sauter » dans la vraie vie, quiconque de bonne constitution a la capacité de bondir. Alors pourquoi le saut est-il si absent de nos pratiques urbaines ? Quelle est l’origine du ban de cet usage défiant les lois gravitationnelles ?
Le saut périlleux de l’enfance
En ville aujourd’hui, quelles formes l’action de sauter prend-t-elle ? On pense d’abord au rôle des enfants dans cette pratique, qui sont peut-être les individus les plus susceptibles de sautiller, cabrioler, voltiger et tomber au cours de leurs déplacements. Dans la cour de l’école, on trouvera ainsi les amateurs de corde à sauter, de marelle, de saute-mouton et autre défis bondissants. Toutefois l’enfant de la ville, par rapport à l’enfant des campagnes, aura probablement de moindres occasions (voire simplement moins le droit) de grimper n’importe où pour ensuite s’élancer.
Il y a quelques années, une installation publicitaire étonnante, destinée aux enfants (pour la promotion du livre Children Can Fly), mettait en scène de façon factice un spot de sauts pour les petits. Cette dernière s’apparentait alors à une très grande image de paysage urbain vu du ciel, posée au sol dans l’espace public. En se plaçant à l’endroit signalé par le spot – surélevé d’une marche – les enfants pouvaient alors surplomber tours d’immeubles, routes, et voitures microscopiques.
Le saut est somme toute une action profondément ludique, qu’il s’agisse d’un principe fondamental du gameplay de certains jeux vidéo ou d’une pratique enfantine aux mille et uns soubresauts… La ville serait-elle donc fâchée avec la notion d’amusement et de divertissement ?
Qui ne saute pas n’est pas sportif
C’est probablement au coeur de la discipline sportive que la réhabilitation des usages du saut dans l’espace urbain trouvera un motif d’espoir (de plus, on ne s’attardera pas ici sur le liants forts entre sport et ville d’une part, et entre ville et jeu d’autre part…). En effet, le saut « fait partie du jeu » dans un bon nombre de sports : que cette possibilité soit offerte de droit (une action occasionnelle) ou par devoir (selon les règles).
A l’instar de la performance haut perchée de l’athlète Renaud Lavillénie en octobre dernier – qui s’est vu participer à « un concours-exhibition sur la place de la République à Lille » -, dans quel cas ces diverses pratiques de sports sautillants peuvent-elles être données à voir dans nos espaces publics ? Dans des cas exceptionnels, bien évidemment. Les activités physiques « propulsantes » quittent pour ainsi dire trop rarement stades et gymnases.
Mais certaines bribes de ces pratiques rebondissent parfois jusque dans nos rues. Les sports de glisse et le parkour (voir ici et là) tiennent évidemment la première place du podium. On pense ensuite à une expérience du saut bien particulière et presque obsolète (du moins dans l’espace urbain) : le plongeon.
Comme le rappelle et le défend régulièrement le Laboratoire des Baignades Urbaines Expérimentales, diverses compétitions de natation et /ou de plongeon prennent en effet place dans une multitude de villes du globe. Pour ne donner qu’un exemple : à Mostar en Bosnie, le plongeon est une véritable tradition millénaire. En effet, le pont de Mostar – point de départ des plongeons – tient une place prépondérante dans l’identité et les imaginaires citadins locaux.
Au nom de la ville-précipice
Ainsi, les villes ne sont peut être pas fanatiques des mobilités bondissantes du fait de la désinvolture qu’elles engagent assez naturellement. Mais une autre part de réticence concerne sans doute la dangerosité de certains de leurs usages. Se jeter aux yeux de la ville c’est inévitablement risquer la mort, que l’on pense à l’acte suicidaire du haut d’un immeuble ou de l’action criminelle d’une bousculade sur les voies du métro, au risque de chavirer sur les rails.
Le dernier opus de la série de jeux vidéo GTA permet de faire encore plus de cascades grandioses
On pourra pourtant signaler un modèle encore plus symbolique d’un certain affranchissement urbain par le saut, incarné par une poignée de sports extrêmes, comme le saut à l’élastique. De ce point de vue, le base jump – cette « discipline du parachutisme, qui consiste à sauter depuis des objets fixes et non des aéronefs, et considérée par beaucoup comme la discipline reine des sports extrêmes » – représente a priori le mariage aveugle ultime entre saut et péril. On ne s’étonnera donc pas de préciser que la ville ne lui ouvre ses portes que sous la menace, comme l’explique un article récent :
« Parfaitement légal dans la nature, le base-jump est interdit en ville, puisqu’il implique de s’introduire sans autorisation dans des monuments publics. L’atterrissage est donc traditionnellement aussitôt suivi par une course du sauteur pour échapper aux forces de police. »
Le grand bond en avant de la ville agile
Entre activité imprudente et action dissidente, le bondissement urbain sous sa forme la plus banale s’incarne finalement dans le bon vieil enjambement du portillon d’accès aux rames de métro. Cette pratique « saut-vage », somme toute assez commune, est à la fois symbole d’une problématique urbaine contemporaine profonde, et avatar de l’aura ingrate qui gravite autour du saut dans nos villes. Mais plus encore, cette modeste escalade peut être perçue comme emblème élémentaire des nouvelles agilités urbaines.
Ainsi, le discours de la « ville agile » prône principalement une approche bottom up des usages urbains. De cette manière, la réappropriation de l’espace public, de ses droits et de ses pratiques par les citadins passe-t-elle par une certaine transgression des règles établies, par exemple grâce à ces mobilités bondissantes ? On ne s’étonne plus, en effet, de constater qu’un certain nombre des entreprises menées par les partisans de la ville agile engage ici et là ces déplacements élancés.
Lorsque l’événement emblématique de la tendance, Park(ing) Day, installait la saison dernière un trampoline aux côtés de ses traditionnelles plantes vertes et de son stand de limonade, on peut bel et bien considérer le saut comme un instrument symbolique de cette reconquête urbaine en marche. De manière générale, c’est à son caractère ludique et enfantin que les urbains associent le saut. Bel exemple lorsque les designers et hackers urbains tentent de rendre plus ludique l’une des actions les plus triviales (jeter ses déchets) en la rendant « sautable » : ici et là. Et lorsque la ville nous offre naturellement de quoi « jumper » comme des dératés, pourquoi se retenir ?
« Détourner le mobilier urbain pour faire du sport«
Le collectif Démocratie Créative a en tout cas merveilleusement bien assimilé cet état d’esprit, par de multiples actions ludiques et souvent bondissantes :
« Spielplatz est une proposition de Démocratie Créative de transformation de l’espace public et ses aménagements en terrain jeu. Au programme : marelle, basket, saut en hauteur, cible, course, parcours de saut, labyrinthe. Les installations suggèrent une alternative des usages de la ville. Ces aménagements ludiques sont adaptés au mobilier urbain (poubelles, dalles pavés, plaque d’égout, arrêt de tram, escalier) et permettent l’occupation des temps d’attentes, no man’s land d’actions et interstices de vie quotidienne. »
En attendant de se rendre à un rencart en ballon sauteur, ou de ressortir son « Jump Jumper » du grenier pour sauter le tourniquet du métro, adoptez donc le saut pour franchir les limites, qu’elles soient gravitationnelles ou urbaines. Et comme dirait Micro$oft : « Jump in ! ».
On peut peut-être quand même citer une pratique du saut assez courante en ville: celle des touristes qui tentent d’immortaliser en photo un saut à côté de leurs monuments préférés ou devant un panorama remarquable. qui n’en a pas vu compter jusqu’à 3 pour être sûr d’apparaitre en l’air dans sa photo (ou ne l’a pas fait lui même)?Si le quotidien ne nous donne pas souvent l’idée de percevoir la ville dans ses potentialités ludiques, le tourisme lui, nous donne parfois des ailes…
J’adore cet article. Il est vrai qu’en ville, le comportement des gens est « classique ». Mais cela doit être du au peur de manque de « civilité » et de sortir de la normalité.