[Note de Philippe : Premier auteur invité sur pop-up urbain, Game A (du blog La faute à la manette) a gentiment accepté que soit repris ici son billet « En vert et contre tous« , une superbe leçon de « pop-urbanisme » dans laquelle Game A explore l’aménagement urbain de Santa Destroy, ville imaginaire tirée du jeu vidéo No More Heroes.
Le billet original est à lire sur La faute à la manette, dont je vous recommande évidemment la lecture. N’hésitez d’ailleurs pas à jeter un oeil aux autres billets classés sous le tag « La Vie VS les jeux vidéo« , toujours géniaux. Et surtout, surtout, courez vous familiariser avec la petite géographie de South Town, charmante bourgade servant de décor aux jeux Art of Fighting et Fatal Fury. Pour faire simple, c’est l’un des billets qui m’a le plus inspiré dans la construction de pop-up urbain, rien que ça.]
Que c’est pénible, les jeux où l’on ne peut pas sauter. Le moindre parapet devient un mur infranchissable qui peut nous interdire des pans entiers de niveaux.
L’obstacle n’avait pourtant rien d’une lourde porte. On peste alors contre la cécité du personnage et les manques du gameplay, comme ici dans No More Heroes, où l’on doit contourner les jardinières.
Au moins, dans la vraie vie, ces petits obstacles, on les franchit.
On les enjambe si souvent en effet, ces murets. On coupe tellement à travers les pelouses dans la vraie vie… Croit-on.
Car en est-on bien sûr ?
Pour une personne qui traverse une pelouse, combien qui la contournent ? La disproportion serait sans doute étonnante : la fonction esthétique est loin d’être la seule des espaces verts et du “mobilier urbain”.
La visée sécuritaire des grandes percées réalisées dans le Paris du XIXe est bien connue : empêcher les barricades et faciliter les charges de l’armée. De Paris au fictif Washinkyo (issu de l’anime Hurricane Polimar et repris dans le jeu de combat Tatsunoko vs. Capcom – image ci-dessous), l’urbanisme n’oubliera plus cette précaution.
Avenue de Washinkyo, que l’on peut traverser en char (second plan).
Il s’agit en effet de gérer des flux, piétonniers ou automobiles, de les rendre le plus fluide possible. Élargir les voies de communication est pour cela primordial, mais ce n’est qu’une première étape : il faut également canaliser les mouvements.
C’est là que le mobilier urbain et les espaces verts entrent en jeu. Ils orientent tout d’abord subtilement les piétons, comme les jardinières de Santa Destroy, la ville imaginaire de No More Heroes. Ils rationalisent également les déplacements : ci-dessous, la fontaine n’est pas loin de faire fonctionner la petite place comme un rond-point (image).
Pour fluidifier les déplacements, il faut aussi limiter les attroupements. Pour cela, on modifie judicieusement le mobilier urbain : une barre sur un banc interdira de s’y allonger pour dormir1 comme un arrosage automatique et aléatoire des pelouses dissuadera efficacement celui qui voudrait s’y installer.
Dans ce domaine, les urbanistes de Santa Destroy n’ont pas procédé subtilement: il n’y a carrément aucun banc public dans les rues !
En fait, le seul moyen de se reposer en ville serait de s’attabler à l’une des nombreuses terrasses de commerces qui non seulement investissent l’espace public mais, en plus, vendent ce qui devrait être pris en charge par les pouvoirs publics (s’asseoir pour se reposer, se rafraîchir aux fontaines).
No More Heroes ne gérant pas la soif et pas vraiment la fatigue, l’absence des bancs est moins frustrante pour le joueur que les jardinières du début ; payer n’aurait de toute façon pas été un problème pour le personnage principal, Travis Touchdown, très vite enrichi par ses assassinats.
On remarque ainsi que ces dispositifs visent particulièrement une catégorie précise de la population des villes : en empêchant la « sur-appropriation » d’un lieu par un regroupement durable, il s’agit de rejeter les plus pauvres à la périphérie, en tout cas loin des regards des commerçants et de leurs clients.
En parlant de regard : la hauteur des jardinières de Santa Destroy n’a pas été laissée au hasard, elle permet à tout un chacun de surveiller ce que font les autres. On facilite ainsi la « surveillance naturelle » qui doit rendre plus risqué le passage à l’acte des délinquants, l’autre population ciblée par ces aménagements englobés sous le concept de prévention situationnelle.
Par ailleurs, en dégageant ce qui pourrait faire obstacle à la vue, on limite les cachettes comme les guets-apens. La prévention situationnelle cherchera, en conséquence, à éliminer ruelles sombres, replis et cul-de-sacs – ou du moins à les rendre moins accessibles.
Là encore, les aménagements de Santa Destroy ont été radicaux : quand ils ne sont pas déjà grillagés ou barrés, le personnage refusera de s’avancer dans les boyaux trop étroits.
Dans la mesure où Travis découpe des milliers de bonshommes sans jamais être inquiété par la police, on peut douter de l’efficacité de ces aménagements pour prévenir la délinquance à Santa Destroy (même si, il est vrai, la plupart des combats ont lieu dans des espaces fermés).
Par contre, ces jardinières infranchissables, ces chaises interdites, ces interstices entre les maisons où l’on ne peut se glisser permettent de saisir les difficultés et les frustrations que rencontrent les SDF, avec ces bâtons qu’on leur met dans les rues. Si vous voulez approfondir la question (très politique) de la prévention situationnelle, Arte propose un petit reportage qui résume l’essentiel.
[Note de Philippe : Encore merci à Game A pour sa générosité. N’hésitez pas à aller commenter le billet original si vous souhaitez lui faire part de vos louanges extatiques. Sinon, je transmettrais !]
- Note de Philippe : A quand la privatisation des bancs publics ? Une oeuvre originale à découvrir chez les cousins de Pop up City. Mais est-ce vraiment du second degré ? [↩]
pour info il n’y a pas(ou peu) de banc public dans les rues des villes américaines. Par contre l’ habitant sait occupé cet espace publique comme étant le sien ( ex: planter des tomates au pieds des arbres dans la rue, ou faire un barbecue sur le trottoir pour sa famille.)