Urbaniste spécialisée dans les innovations urbaines, sociales, technologiques et les enjeux de la participation citoyenne, diplômée d’un double master à l’Institut d’urbanisme de Lyon et à Sciences Po, Diane Devau est l’auteure du blog Vocaburba, un glossaire étymologique des termes utilisés dans la fabrique urbaine. Passionnée par la photographie, chacune de ses pérégrinations est une occasion pour elle de capter les instants déclencheurs d’émotions.
Le terme de déchet trouve ses racines dans le latin médiéval du verbe decaderer signifiant tomber, déchoir. L’acception usuelle qui en est donnée renvoie à cette idée qu’une quantité de matière s’avère perdue suite à l’usage d’un produit. Loin de faire consensus, la définition du déchet nécessite de prendre en compte une pluralité de facteurs économiques, culturels, sociaux, et territoriaux.
Une première classification des déchets s’effectue en fonction de leur origine : selon qu’ils proviennent d’activités agricoles, industrielles, de soins ; ou qu’ils sont produits par les collectivités. Une seconde typologie repose, en revanche, sur la nature et les caractéristiques des déchets (inertes, recyclables, dangereux, biodégradables).
Symptomatique des crises plurielles qui frappent nos sociétés contemporaines (crises écologique, économique, sociale, culturelle), notre aversion pour ce qui se trouve dans nos poubelles a contribué à transformer, en quelques décennies, notre planète Terre en une immense décharge à ciel ouvert. A la surface des océans, enfouis dans le sol ou dispersés dans l’atmosphère en particules volatiles, les déchets sont des stigmates indélébiles révélateurs tant de la turpitude que de l’ingéniosité des êtres humains.
Nos « Vies d’ordures » sont ainsi le reflet de nos manières d’habiter le monde… On ne peut plus brûlante, cette question étoffe la passionnante exposition éponyme qui se tient actuellement au MuCem (et dont Urbain trop urbain parlait ici même la semaine dernière). Scénographiant les enquêtes ethnographiques réalisées sur le pourtour de la Méditerranée sur cette question des déchets, elle nous fait découvrir des territoires, des technologies, des objets recyclés ou détournés, et nous rappelle avec humilité que derrière nos « restes », existe tout un monde d’échanges et de transferts qui fait vivre, dans des conditions bien souvent précaires, des milliers d’hommes et de femmes qui parcourent les rues à la recherche de nos rebuts…
Intéressons-nous alors à l’historicité de nos chers déchets pour comprendre l’évolution des représentations et l’affirmation de pratiques anti-gaspi ces dernières années.
Waste side story
Bien qu’ayant toujours existé, les déchets n’ont pas toujours pâti d’une représentation négative, et ont même été un marqueur social de prospérité ! Jusqu’au XIXème siècle, les productions détritiques des villes étaient intégrées au métabolisme territorial et étaient notamment réutilisées comme engrais pour les activités agricoles en périurbain. Ainsi, l’odeur du fumier était-elle prisée pour sa capacité à communiquer sur la bonne situation du propriétaire foncier, désireux de se distinguer…
Terreau fertile pour l’imaginaire collectif, nombre d’écrivains se sont emparés de cet objet pour refléter l’état intime d’une société. A l’instar de la célèbre histoire du meurtrier Jean Baptiste Grenouille, qui poussa son premier cri au milieu des carcasses du marché au poisson (l’endroit le plus putride de Paris) la révolution olfactive qui s’est jouée au XVIIIème siècle a été déterminante dans l’élaboration des premières politiques d’hygiène et de salubrité publique. Dans Le Miasme et la Jonquille, Alain Corbin analyse ce changement de perception et revient sur les résistances rencontrées pour l’entreprise de désodorisation des villes à l’heure où les découvertes pasteuriennes viennent légitimer l’éloignement et l’élimination des déchets.
Léon Lhermitte, Les Halles (1895), oil on canvas, Paris, Petit Palais
Ainsi, la révolution industrielle aurait sonné le glas des systèmes d’échanges et de récupérations qui faisaient vivre des petites professions. L’apparition de nouvelles pollutions liées aux activités industrielles ainsi qu’à la croissance urbaine et démographique provoquent des désastres sanitaires qui pousseront le Préfet Eugène Poubelle à prendre l’arrêté daté du 24 novembre 1883 obligeant les Parisiens à jeter leurs ordures ménagères dans des récipients prévus à cet effet. Cet arrêté, se heurtant dans un premier temps à l’hostilité des Parisiens, réussit à généraliser la pratique du ramassage régulier assurée par la municipalité, et la domestication des ordures ménagères.
Rempailleur ambulant : « A La Chaise dorée »
Cet acte préfigure la rupture entre deux entendements du monde, l’un où le déchet s’inscrit dans une économie circulaire et l’autre dans un processus linéaire. Rémouleurs, réparateurs de faïence, raccommodeurs d’âme, chaudronniers au sifflet, rempailleurs de chaise et chiffonniers, sont voués à n’être que les fantômes des opérettes de rues passées.
« Dans la rue, on s’égaie à voir le Rémouleur lorsqu’il aiguise. Et fait de la roue, à sa guise. Mille étincelles d’or pleuvoir ! » – Elzéard Rougier
Au début du XXème siècle, c’est donc aux collectivités que revient la prise en charge des décharges, avec la mise en œuvre de dispositifs techniques de collecte et de traitement le plus loin possible des espaces habités. Paris est l’une des premières villes à expérimenter la collective sélective, en triant les matières putrescibles du verre, de la faïence, des chiffons et papiers ainsi que des coquilles de crustacés.
Dis-moi comment tu tries, je te dirai qui tu es
Limiter les emballages, acheter en vrac, éviter le gaspillage alimentaire, réduire la consommation de papier, composter les déchets biodégradables, réparer des objets ou revendre des vêtements inutilisés… Ces commandements proférés par les pontifs de la transition, ont été ces dernières années largement médiatisés, avec l’émergence des mouvements freegan et zéro déchets, qui tentent de faire changer les pratiques et les mentalités.
Cependant, malgré les intentions louables de ces derniers, la représentation négative des déchets semble persister et le changement peine à dépasser le discours pour s’ancrer dans des actions significatives.
Les déchets sont une construction socio-culturelle qui n’a cessé d’évoluer au gré des progrès techniques – ayant été de prime abord appréhendés comme fertilisant, puis comme source d’infections que l’on résout un temps en procédant à son l’élimination, et puis par l’incinération dont on nous vanta les opportunités de valorisation énergétique, et le recyclage ayant fait la part belle des éco-organismes aux tendances néo-libérales.[1] [D2]
Il serait illusoire de croire que seul ce qui est source de profit est utile. La technicisation à outrance, le culte de l’utilité sous couvert d’une valeur marchande et l’obsession de posséder ont conduit à dessécher les esprits des citoyens à qui l’on somme d’exécuter des actions dépourvues de sens. La politique de gestion des déchets menée au cours du XXème siècle a conduit à déresponsabiliser les citoyens, alors même que sa réussite dépend de la participation de ces derniers…
Et si demain, on ne parlait plus de politique de gestion des déchets mais de politique de gestion des ressources ? Et si l’on consentait d’impliquer les premiers concernés dans les actions à mener ? Recyclées, réemployées, valorisées, ces ressources permettraient de trouver des solutions innovantes simples et durables, comme utiliser des bouteilles en plastique pour construire des murs ou apporter la lumière solaire dans des foyers privés d’électricité. Et qui sait, peut-être qu’un jour les seuls déchets que l’on verra seront ceux qui seront exposés au musée…
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Pour aller plus loin :
–Freegan Pony est une cantine participative situé après le périphérique parisien dont les plats sont préparés à partir des invendus des marchés
–Zero Waste France est une association de protection de l’environnement, fondée il y a vingt ans, qui milite pour la réduction et une gestion plus durable des déchets