Dans un précédent billet, publié dans nos colonnes par la talentueuse Claire Gervais, nous infiltrions la rue japonaise pour vous donner une idée du décor urbain local. Notre invitée ne manqua donc pas de narrer ce dédale de chaussées parsemées de vert, ni d’évoquer l’omniprésence urbaine de services rapides ultra pratiques (de type lockers et distributeurs de boissons).
Le présent article suit donc cette introduction à l’espace public nippon, en y pointant trois autres spécificités urbanistiques proprement japonaises. Organisation des flux, manies de consommation, mises en valeur des habitations… Quels sont ces petits détails qui font l’authenticité de la scène urbaine à la japonaise ?
Des rues accablantes
L’élément urbanistique le plus frappant au Japon pour un Français lambda ? Sans nul doute son réseau filaire aérien, apparemment emmêlé et forcément bordélique pour qui est habitué à un ciel plus dégagé. Celui qui lève la tête dans une rue japonaise – pour constater qu’une grosse pluie se prépare, par exemple – apercevra ainsi de troublants entrelacs de câbles noirs.
Une vue inextricable (Source : le blog de David Yukio)
Une large partie du réseau électrique japonais n’est donc pas enterré, comme c’est l’usage dans la plupart des grandes villes européennes. Si certains coins plus reculés feront la part belle aux poteaux électriques, ça n’a tout de même rien à voir avec l’urbanisme japonais ! Malheureusement, peu d’explications accessibles sur internet existent à ce propos… Après quelques recherches peu poussées, nous sommes surtout tombés sur des études approfondies de la gestion des énergies au Japon.
Du reste, une poignée de petits articles de blogs passionnés ou de médias spécialisés évoquent cette manie japonaise. La première cause mise généralement en lumière s’incarne dans le budget élevé que représentent les travaux nécessaires pour l’activation d’un réseau souterrain global.
Hiroshima est un cyborg comme les autres
D’autre part, les avis diffèrent quant aux avantages, ou non, d’un réseau électrique enterré face aux catastrophes naturelles que subit régulièrement le sol japonais…. Si les conduits d’évacuation japonais sont bel et bien performants en sous-sol, le débat sur l’absence d’un réseau électrique caché reste lacunaire. Dès lors, si des connaisseurs lisent le billet, qu’ils n’hésitent pas à étaler leur science en commentaire !
La question du budget reste en tout cas assez convaincante en premier lieu. En effet, inhumer des fils emmêlés « ça fait plus propre », et ça s’apparente plutôt à un péché mignon de pays riche. Et quand les travailleurs de la voirie révèlent à coup de bombes fluos ce qui se passe sous nos pieds, on se dit que ça doit être un sacré bordel :
Vermicelles multicolores : la voirie deauvillaise sponsorisée par Vahiné
Cet aspect « brouillon » des rues japonaises n’est dès lors pas négligeable dans la carte postale mentale que se crée le voyageur en terre nippone. En effet, le Japon (comme l’ensemble des territoires) est un lieu fantasmé à travers une multitude de symboles façonnés par les campagnes de marketing territorial et autres produits culturels exportés.
Entre autres estampes, mascottes bigarrées et univers mangas, le « Japanese way of life » que l’on nous renvoie généralement est parfois loin de la réalité sociale (et urbaine) du pays. Justement, ces poteaux à câbles dénudés représentent l’objet d’étonnement par excellence, retenus par les touristes au retour d’une expédition au pays du soleil levant.
Sombres chemtrails
Comme l’exprime la citation ci-dessous, la réalité de ces totems à la tignasse emmêlée est le contrepoids imaginal d’une Modernité japonaise fantasmée :
« C’est sans doute une affaire de contrastes – mais alors que le Japon éblouit souvent de l’élégance et de l’avancée extraordinaire de sa technologie , le ciel des rues de ses villes est immanquablement encombré d’une toile inextricable de câbles, dont la prolifération anarchique évoquerait plutôt quelques pays en voie de développement. De loin en loin, on trouve des grappes de gros cylindres métalliques comme autant de fruits inquiétants – en réalité les transformateurs qui convertissent la haute tension en voltage domestique. »
Xavier Guilbert, dans Mangapolis, p.24
Nourri à sa science fiction ultra robotisée et sa culture WTF (souvent perçue comme une certaine contemporanéité dégénérescente), l’Occident sédentaire n’imaginerait le Japon qu’à travers la vélocité de son shinkansen et l’affluence du célébrissime quartier Shibuya ?
Ceci n’est pas le Japon (extrait fameux du film Lost in Translation de Sofia Coppola)
Heureusement, Hollywood n’est pas la seule entité à distribuer des imaginaires nippons… Ainsi, les mangas – produits culturels 100% japonais – demeurent le média le plus fiable pour donner un aperçu « vrai » de cette société aux mille et un visages. Ainsi, tout otaku qui se respecte connaît malgré lui les rues japonaises comme sa poche !
Le lecteur assidu de mangas aura ainsi l’expérience de ces imbroglios de câbles au même titre que le véritable voyageur. Le passionné d’animes made in Japan sera quant à lui davantage préparé à l’ambiance locale. Annonces vocales aiguës dans la langue de Takeshi Kitano, chants de cigales et cacophonie des passages piétons forment autant d’éléments chantants typiques de l’atmosphère urbaine japonaise.
A la recherche du poteau électrique parfait
Attention : ce n’est pas parce que les rues japonaises n’ont rien de lisses que leur fonctionnement est confus ! Comme l’explique Xavier Guilbert :
« Sous des dehors chaotiques, l’ensemble est, à ce qu’il paraît, très minutieusement planifié dans l’étagement des câbles, et bénéficie d’un système de senseurs permettant de détecter sur le réseau l’endroit précis de l’avarie, permettant des réparations rapides et ciblées. » (op. cit.)
De plus, les piliers qui soutiennent ces touffes filaires servent bien souvent de panneaux d’affichage. Ainsi, ils peuvent être « porteurs des [rares] plaques d’adressage postale » ou bien exhiber une signalétique pleine de kawaii… Pas si mal foutues finalement, les « vraies » rues japonaises !
De la bouffe, de la pop culture et des clubs à tous les étages
Pour rebondir sur le système d’adressage japonais (qu’on n’a toujours pas compris), on continue dans la catégorie des spécificités de la rue nippone avec l’organisation, toute particulière, du tissu commercial dans les hauteurs de la ville.
Si vous voyagez au Japon sans parvenir à lire un seul verbe de l’idiome local, attendez-vous à rater une bonne partie de votre exploration urbaine… En effet, les villes japonaises sont d’apparence très riches : baladez-vous dans les rues et vous ne saurez plus où donner de la tête. Et ceci est valable dès lors que vous vous cantonnez à une observation banale, à savoir à la hauteur moyenne du regard d’une personne adulte.
Dans les faits, le contenu des rues japonaises est loin de s’arrêter aux seules boutiques et restos sur rue… Celui qui voudra visiter le Japon véritable devra en effet « escalader » la ville ! Ainsi, si nous sommes habitués à emprunter les escalators pour atteindre certains magasins aménagés dans les étages de tel ou tel centre commercial, la ville japonaise vous fera grimper au 7e sans faire d’escale.
Derrière chaque poteau électrique se cache un tissu commercial dense
Pour le dire plus simplement : l’immeuble lambda au Japon est un centre commercial. Vous voulez manger un ramen ou acheter une figurine ? Prenez donc cet escalier miteux qui pourrait aussi bien mener chez une petite grand-mère… Sauf qu’en tant que gaijin non japonophone, vous avez très peu de chance de vous en rendre compte !
Pourtant, chaque appartement occupé par un commerce possède sa devanture (sa pancarte), visible depuis la rue. Sur la photo ci-dessus, vous pouvez ainsi discerner une riche palette commerciale verticale, accrochée à perte de vue sur la façade d’un immeuble des plus classiques.
Focus sur ce shopping à étapes (photos prises et transmises par Claire Gervais <3)
Notre japonais laissant clairement à désirer pour ce premier voyage, nous avons donc majoritairement parcouru la ville japonaise comme le commun des occidentaux, c’est-à-dire au ras des pâquerettes ! Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre des rires et chants venants d’un bar ou d’un karaoké invisible à l’œil occidental, renforçant la part de mystère qui entourent ces étages animés. Cela dit, certains hauts lieux de la pop-culture nippone se trouvant justement dans les strates invisibles de la capitale (les étages, mais également les sous-sols), notre périple n’aurait pu s’achever sans quelques détours inéluctables dans les sommets de la ville…
Si le fabuleux quartier d’Akihabara – connu comme le lieu de la pop culture à Tokyo – compte une multitude de tours assez visiblement commerciales (à l’instar des rubicondes tours Sega), une poignée de repères de geeks sont invisibles à l’oeil noob. On conseilleà ce titre les magnifiques Mandarake, ces antres de la pop-culture nippone d’occasion à ne rater en aucun cas si vous passez par Tokyo.
Tsunami de pixels et marches estampillées Simon Belmont : bienvenue chez Super Potatoe
Dans la même veine, passez donc faire un tour dans les étages cachés du Super Potatoe, ce donjon du rétro-gaming (devenu mainstream) à Akihabara. Dissimulé dans un immeuble des plus banals, vous aurez sans doute du mal à mettre le grappin sur ce boulevard Voltaire vertical version jap. Derrière une porte grande ouverte, qui vous rappellera la chambre de votre voisin d’enfance, se cache un placard blindé de jeux vidéo aux prix peu avantageux sur le marché nippon.
Etroitesse et plug in
Dernière touche urbaine façonnant le paysage typique des rues japonaises ? Ses couloirs en plein air, encombrés de climatiseurs. Imaginez un espace extrêmement étroit entre deux façades, juste assez large pour que s’y faufile un chat nourri à la bonite séchée. Ces deux murs – qui font du frotti-frotta – partagent la même déco : des boîtiers de clim’ tous plus noircis les uns que les autres.
Un parapluie se cache dans cette image, saurez-vous le retrouver ? (Tokyo)
Au Japon, la clim c’est une institution, au même titre que le marketing kawaii. Même l’auberge la plus miteuse propose son petit supplément venteux, qui plus est indispensable en été. Tous les voyageurs estivaux vous le confirmeront : tout air conditionné est bon à prendre pour se délester de la chaleur humide japonaise. Les commerçants locaux l’ont d’ailleurs bien compris, puisque boutiques et centres commerciaux représentent une aubaine pour le visiteur en sueur… et ce ne sont pas les chaleurs mortelles de juillet dernier qui nous contrediront.
Dans certaines villes, les fournisseurs d’air de poche sont rois. Une escale à la gare d’Osaka suffit pour vous en rendre compte puisque la célèbre entreprise nippone Daikin – pourvoyeuse de climatiseurs – y affiche haut et fort sa suprématie. Sur le toit de son siège social trône en effet un énorme thermomètre surplombant la ville. Un simple coup d’oeil par la vitre de la gare Shin-Osaka suffit donc à vous convaincre d’acheter des courants d’air en barre.
Le PDG de Daikin devant vos auréoles
Devant cette #PassionClimatiseur généralisée, les contours des villes s’en trouvent dès lors repensés. Immanquablement, ces foules de boîtiers d’aération s’agrippent aux parois urbaines comme des parasites. Mais, conscients du manque esthétique notoire que représentent ces encombrants électriques, les Japonais développent ici et là des stratégies de dissimulation plus ou moins discrètes. La plupart sont donc reclus dans ces non-lieux étroits aux allures de coupe-gorges post-modernes. D’autres se retrouvent fondus dans un amas de « bibelots de jardin » à la manière d’E.T. dans le placard à nounours :
Un climatiseur se cache dans cette image, saurez-vous le retrouver ? (Anbô, Yakushima)
Peu importe la manière dont on compte les faire disparaître, ces appendices vrombissants font désormais partie intégrante du paysage nippon – et d’autres contrées du sud-est asiatiques. A tel point qu’on les retrouve sans surprise dans la pop culture locale… Ainsi, une scène de la – très japonaise – bande dessinée L’homme qui marche de Jiro Taniguchi transforme ces ruelles encombrées en douteux raccourci. On ne vous avait pas menti sur la taille de ces fentes urbaines : ce ne sont pas des rues mais bel et bien des percées grossophobes !
Extraits de L’homme qui marche de Jiro Taniguchi (un grand merci à Claire Gervais pour sa complicité)
En fait, la culture du passage exigu au Japon semble se développer dans d’autres topiques de l’imaginaire local. Par hasard, nous sommes tombés sur un article extrait d’un wiki consacré à CLAMP, studio de mangaka féminines, notamment célèbre pour la série Sakura. Il mettait ainsi en lumière le tropisme du « passage entre le mur et le poteau électrique » dans l’oeuvre de CLAMP :
« Le passage étroit situé entre un mur et un poteau électrique ouvrant la porte sur une autre dimension apparaît fréquemment dans les œuvres des CLAMP. On le trouve dans Lawful Drug où pour une de ses missions Kazahaya Kudô doit passer par ce passage, dans xxxHOLiC où Yûko Ichihara et Kimihiro Watanuki l’empruntent eux aussi, dans la petite histoire « Le quotidien de Sonoko » dans Clamp Anthology, ou encore dans Kobato où Ioryogi use de ce passage pour arriver dans le monde de la boutique de L’ours au gâteau à la broche.
Cette idée de passage étroit pouvant mener dans un monde différent est très proche de l’idée des Torii japonais qui ont une fonction de séparation symbolique du monde physique et du monde spirituel. »
A l’abris des regards derrière mon poto
L’atmosphère des villes se mesure à partir d’une multitude de substances, la récurrence de certains objets et les formes d’urbanisme adoptées comprise. Au travers de ses distributeurs de boissons, de ses passages encombrés de climatiseurs ou de ses câbles électriques se dessine une silhouette urbaine pittoresque.
Ainsi, ces quelques pigments de ville japonaises sont ceux que nous avons retenus… Tout voyageur-observateur un peu bavard est donc prié de compléter cette esqueisse de carte postale urbaine en commentaires !
Très bonne lecture, un regard vraiment intéressant sur un sujet assez peu traité alors que le Japon possède effectivement une rue très particulière.
Concernant le maillage électrique en extérieur, la raison du coût est probablement la bonne mais elle peut-être à mettre en rapport avec le risque sismique non négligeable (réparer un système underground est plus cher et plus compliqué que de ré-ériger des lignes en extérieur).
Sur la question des flux il serait aussi intéressant d’explorer la place du vélo et donc par corrélation la place de la voiture. Le vélo étant un mode de transport extrêmement utilisé – avec des logiques de « derniers kilomètres » très développées (nombreux garages à vélo au terminus des lignes de transports en commun) – et sa place sur la voie publique reste un mystère. D’une part il existe parfois des pistes cyclables (cf photos) comme on en trouve de plus en plus fréquemment à Paris, d’autre part, le vélo doit souvent occuper le trottoir et cohabiter de manière anarchique avec le piéton (il est d’ailleurs amusant de constater l’anarchie de l’organisation de la rue japonaise en contraste avec les comportements très régulés des piétons : respect des feux, interdiction de fumer, les queux étirées dans les règles de l’art devant les arrêts de bus). A l’inverse la rue japonaise fait a part belle à la circulation automobile mais c’est probablement un sujet d’exploration plus vaste