Le succès récent et fulgurant de la « smart city » s’accompagne logiquement de critiques récurrentes à l’égard de cette figure urbaine, pas toujours aussi intelligente qu’on ne le prétend. Vous en avez peut-être déjà lues ici-même : si nous ne sommes pas opposées à la smart city en tant que telle (c’est le sens de notre « clever city », ou « ville astucieuse », proposée comme alternative), nous estimons qu’elle souffre de trop nombreuses lacunes, mais aussi et surtout de potentielles dérives – régulièrement pointées du doigt en cette inquiétante période de surveillance généralisée.
A cela s’ajoute l’opacité et le coût des projets de villes intelligentes, dans lesquelles les collectivités se retrouvent souvent « dépendantes » d’un opérateur privé, de ses capteurs et de ses logiciels de monitoring. De fait, la plupart des critiques se concentrent sur ces quelques points évidemment fondamentaux. Il existe pourtant d’autres problématiques qui mériteraient une certaine investigation. Le journaliste et essayiste Francis Pisani, spécialiste des nouvelles technologies, en a proposé une intéressante synthèse dans un court texte publié ce week-end sur La Tribune.
Si ce plaidoyer aurait peut-être mérité quelques approfondissements, il a le mérite de soulever quelques intéressantes questions, habituellement occultées par celles précédemment évoquées. La première est liée à la place du smartphone dans l’écosystème des villes intelligentes, ou plutôt à l’absence de rôle qui lui est confié :
« Pour ceux qui suivent l’évolution des TIC depuis un moment il est clair qu’il s’agit d’une sorte de retour en arrière vers l’époque des « Main Frames », des ordinateurs peu nombreux et ultra puissants. C’est comme si l’ère de l’ordinateur personnel, sous ses multiples formes, n’avait jamais eu lieu et comme si, pire encore, on ignorait l’évolution vers les tablettes et les téléphones mobiles. »
On retrouve là un reproche que nous faisons régulièrement aux villes intelligentes, qui se vantent d’imaginer les infrastructures du futur en oubliant de s’intéresser à celles du présent. C’est d’ailleurs la vocation de nos « utopies pudiques« , qui visent à « ramener sur terre » ces visions quelque peu naïves…
Francis Pisani soulève un deuxième point non-négligeable, qui fait écho à la question de la dépendance des collectivités à une seule et même entreprise privée :
« Plus personne ne croît aujourd’hui (je suis sûr que certains en rêvent encore) aux univers informatiques unifiés. La question est celle de l’interopérabilité entre systèmes différents et donc vite complexes. Cela veut dire qu’aucune entreprise ne peut à elle seule trouver la solution et que, dans le meilleur des cas, c’est une question de standards dont il faut débattre. »
Cette question de l’interopérabilité est au cœur du sujet, d’autant qu’elle se conjugue avec celle des échelles territoriales auxquelles se construit le « smart ». C’est peut-être le point le plus intéressant du texte de Francis Pisani, et malheureusement l’un des moins développés. En effet,
« Aucune municipalité n’est, aujourd’hui, l’espace où la vie se joue. Il s’agit plutôt du quartier, d’une agglomération, voir d’une mégaville. Comprenons-nous, les entreprises ont besoin d’un cadre capable de prendre des décisions et de signer des contrats. Mais les portes auxquelles elles peuvent frapper aujourd’hui ne correspondent que très imparfaitement au vécu réel des habitants. »
Aussi anodine puisse-t-elle paraître, cette problématique de gouvernance est fondamentale sur le plan prospectif. Car elle interroge directement l’échelle des projets smart, donc leur envergure, donc leur coût. Surtout, elle amène à ce qu’on pourrait baptiser « échelle d’appropriation » des technologies. Nous en avions parlé avec Olivier Seznec, responsable du Boulevard Connecté, mis en place à Nice par Cisco France. Pour rappel, voilà ce que nous en disions à l’époque :
« Si le concept de « smart » n’est pas inédit en soi, c’est ici son inscription à l’échelle hyperlocale de la rue – et non plus celle du quartier ou de la ville – qui le distingue d’autres projets proches. Une manière d’appuyer ce que certains ne cessent de rappeler : il est grand temps de réconcilier les projets urbains avec l’échelle du réel, celle du vécu de la ville. »
La tribune de Francis Pisani, malgré sa concision, a ainsi le mérite d’amener dans le débat grand public cette question des échelles et de leurs gouvernances. L’émergence de la « smart city » nous offre ainsi l’occasion de repenser les institutions et structures de décision à l’échelle locale (quartier ? rue ? bâtiment ? palier ?). Un chantier de choix, véritable arlésienne de l’aménagement du territoire, que le numérique vient remettre sur le devant de la scène. Quel serait le statut légal d’une résidence, par exemple, qui souhaiterait se lancer dans un projet smart ?
Répondre à ces questions doit nous amener à repositionner le citoyen dans les débats relatifs au numérique urbain, en particulier à l’aide de leurs terminaux personnels (ce que Bruno Marzloff a très justement baptisé « 5e écran »). Comme le rappelle Francis Pisani :
« Oh, je sais, [les terminaux personnels] sont pris en compte dans bien des programmes, mais plus pour nous demander de communiquer des données au centre que pour débattre du futur de notre ville, ou de notre quartier. »
C’est bien tout le malheur de la situation actuelle, et ce qu’il est prioritaire de recalibrer.