Spin City, pour celles et ceux qui l’ignoreraient, est une série profondément urbaine. A l’instar de Parks & Recreation, celle-ci prend en effet pour décor les coulisses d’une collectivité. Et pas n’importe laquelle ! La sitcom, diffusée entre 1996 et 2002, se déroule en effet intégralement dans le cabinet du maire de New York, donnant logiquement lieu à quelques intrigues que ne renieraient pas l’AMF… Certes, les enjeux urbanistiques de Spin City sont moins saillants que dans Parks & Rec, seule référence incontestable sur le sujet. Néanmoins, certaines séquences se prêtent particulièrement bien au jeu du décorticage, à l’instar de celle qui nous concerne aujourd’hui. Le 14e épisode de la saison 3, sobrement intitulé « The Nutty Deputy Mayor », pose en effet une question cruciale en termes d’aménagement des villes, et plus exactement de mobilier urbain. Et comble du bonheur, l’épisode est intégralement disponible sur YouTube !
Une histoire de wawas
L’intrigue qui nous intéresse commence plus exactement à partir de 2’49 » : on y découvre le maire et son équipe visitant les « toilettes du futur » que la ville vient de financer. Automatisation des portes, reconnaissance vocale : la séquence s’avère particulièrement croustillante si on l’ausculte au prisme des tendances actuelles à gadgétiser n’importe quel équipement public… On sent ici poindre un discours critique sur l’intégration de technologies plus ou moins inutiles dans la ville, question encore balbutiante à l’époque. L’épisode a été diffusé en janvier 1999, rappelons-le !
Mais ce qui aurait pu rester un running-gag assez classique sur les vicissitudes de la technologie, prend un atour bien différent dans la suite de la séquence, à partir de 5’24 ». On y voit en effet l’inauguration des toilettes en question, devant un parterre de journalistes locaux. Le maire prononce un discours sur sa volonté d’installer des équipements publics véritablement inclusifs (« noirs et blancs, jeunes et vieux« )… jusqu’à ce qu’un journaliste le prenne à partie. Celui-ci, obèse, ne peut en effet pas utiliser les portes coulissantes, dont le design « futuriste » s’avère au final particulièrement contraignant pour les personnes en surpoids.
Le design à l’épreuve de l’expérience utilisateur
La séquence comique, qui n’est pas forcément des plus subtiles (et qui donne surtout lieu à un certain nombre de gag grossophobes dans la suite de l’épisode), n’en reste pas moins extrêmement pertinente pour qui observe la ville aujourd’hui. Les velléités de différenciation des territoires se traduisent en effet par une certaine propension à remplir l’espace urbain de gadgets technologiques en tous genres, qu’il s’agisse d’abribus, de kiosques à journaux, de lieux de pause ou encore de toilettes publiques. Malheureusement, cet élan de modernité se traduit souvent par une certaine précipitation dans la mise en place desdits mobiliers, bien souvent au détriment des usages réels… C’est là une critique que l’on entend régulièrement concernant les lacunes du design à correspondre aux attentes des utilisateurs finaux, qui plus est lorsqu’il s’agit de projets urbains à destination d’un public élargi.
Certes, la critique est un peu facile, et l’on aurait tort de faire le procès du design à grands renforts de généralités hasardeuses. Nous ne faisons d’ailleurs pas partie de ceux qui crient au loup contre les designers… En réalité, ceux-ci sont plus souvent le dernier maillon d’une chaîne décisionnelle qui met souvent l’utilisateur de côté, en raison d’un processus de décision à rallonge qui ne permet pas forcément d’étudier avec minutie toute la diversités des attentes réelles. Dans l’idéal, connaître les besoins et les usages des citadins impliquerait pour chaque projet un travail de terrain ethnologique, des enquêtes poussées, une approche du design par « l’user experience »… Bref, des méthodologies souvent perçues comme coûteuses voire superflues (à tort !), et qui passent inévitablement à la trappe lorsqu’une collectivité souhaite accélérer le process pour impressionner ses administrés, comme c’est le cas avec l’exemple des toilettes de Spin City…
Petit aparté, cette critique du design s’avère d’autant plus accurate dans le cas d’objets urbanistiques (bâtiments, mobiliers, etc.), dont la durée de vie se compte souvent en décennies. Comment s’assurer que les usages prévus lors de la mise en place du mobilier en question soient encore pertinent à T+1 ? C’est d’ailleurs un important sujet qui anime depuis une dizaine d’années les colloques sur la mutation numérique des villes : comment le mobilier urbain, pensé à une époque où les smartphones n’existaient pas, pourrait-il s’adapter aux nouveaux usages de l’ubiquité connectée ? Le cas des cabines téléphoniques, un sujet qui nous est cher, offre à ce titre une excellente illustration de ces questionnements… Fin de l’aparté.
Le design envers et pour tous
Toutes ces turpitudes ne sont évidemment pas explicitées dans l’épisode de Spin City qui nous intéresse ici, celui-ci se concentrant davantage sur une problématique toujours d’actualité, encore irrésolue plus de quinze ans après sa diffusion : comment répondre aux besoins et contraintes d’un maximum d’utilisateurs, quand on façonne un équipement public qui sera par définition utilisé par des catégories de population très variées ? A l’époque de la diffusion, cette problématique n’était alors qu’émergente – voire à peine bredouillée -, ce que reflètent bien les intrigues subséquentes dans l’épisode. Elle s’est depuis étoffée dans le débat public, notamment dans le cas de certaines populations spécifiques et considérées comme nécessitant une attention particulière (seniors, personnes à mobilité réduite, etc.). De fait, le vieillissement des populations en Europe et aux USA aura évidemment contribué à mettre ces sujets sur le devant de la scène, en lien avec l’émergence d’une « silver economy » en plein boum.
Les principes du « design universel » et de « design inclusif« , qui ont gagné du terrain ces dernières années, reflètent ainsi cette volonté de prendre en compte l’ensemble des typologies d’utilisateurs finaux dans la conception d’un objet. Cela n’a évidemment rien d’anodin, comme l’évoquait une conférence donnée fin 2015 aux Arts & Métiers :
« Si l’objectif 100% d’utilisateurs est une utopie, le design universel pourrait être le point de convergence d’objectifs humaniste et marketing : réduire les situations d’exclusion et élargir le marché potentiel visé. Il n’est pas rare de trouver des produits qui s’adressent au plus grand nombre. Mais la pratique montre que c’est souvent en cherchant à répondre à un besoin lié à une déficience que l’on facilite la vie de tous. En effet, ce qui est indispensable à quelques personnes, peut se révéler nécessaire pour beaucoup et confortable pour tous. »
Mais cette prise de conscience, ici rationalisée par des intérêts marchands, n’a évidemment pas toujours été à l’ordre du jour. C’est ce que souligne, en filigrane, notre épisode de Spin City. Aux questionnements légitimes (des toilettes peuvent-elles vraiment être « publiques » si elles ne permettent pas d’être utilisées par les personnes en surpoids ?) se superposent surtout quelques gags graveleux sur le sujet, sans forcément chercher à aller plus loin. La situation a-t-elle d’ailleurs changé aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr, la question de l’obésité et des contraintes l’accompagnant restant aujourd’hui un impensé du design urbain… Plus généralement, bien que le mobilier tende à être plus inclusif pour les seniors (pour des raisons économiques), les personnes malvoyantes et handicapées moteurs (pour des raisons normatives), de nombreuses populations restent encore sur le bas-côté, surtout dans le cadre de projets innovants sortis un peu à la va-vite.
Car c’est en réalité là que le bât blesse, et que l’épisode de Spin City prend toute son acuité. A l’heure où le futur n’a jamais semblé si présent, au sens propre comme au figuré, la conception de mobilier urbain et d’équipements publics se fait malheureusement trop souvent sous le sceau de l’urgence. On l’a dit plus haut, les collectivités sont de plus en plus confrontées à la concurrence de leurs voisines. Le mobilier urbain innovant, devenant un marqueur d’attractivité, en prend logiquement pour son grade. La véritable innovation ne serait-elle pas pourtant de tenter d’inclure tous les usages dans le process, plutôt que de vouloir gadgétiser à tous prix des équipements publics qui n’en demandent pas tant ? C’est tout le sens de cette petite séquence entraperçue lors d’un revisionnage de Spin City, qui plus de quinze après s’avère toujours aussi éclairante sur les maux de la fabrique urbaine.
Pour aller plus loin : « Inclusive urban design: public toilets« , Clara Greed, Architectural Press, 2003