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Super Mario Run, prolégomènes à la ville ludico-sportive

Le 13 décembre 2016 - Par qui vous parle de , , , dans , , parmi lesquels , , , , , , ,

C’est la deuxième fois en deux mois que nous parlons de Nintendo sur ce blog, et cela ne doit rien au hasard. Non, nous n’avons pas (encore) rejoint le siège social de la firme à Kyoto ! Mais après avoir attentivement décortiqué l’annonce de la Nintendo Switch en octobre dernier, c’est aujourd’hui le spot de lancement de Super Mario Run qui nous a aguichés. A défaut d’être révolutionnaire, cette pub synthétise en effet à merveille l’évolution récente de la « sportivité urbaine », et de la ville ludique plus généralement, au prisme de leurs représentations dans l’inconscient collectif.

Redisons-le d’emblée, cette pub n’est en rien extraordinaire ; le jeu qu’elle promeut non plus, soit dit en passant (on n’en verra d’ailleurs aucun extrait durant le spot). De très nombreuses marques reprennent régulièrement ces imaginaires de la course à pied, que ce soit pour vendre des yaourts ou des montres, voire même des bagnoles. Mais la spécificité de la présente mise en scène vient du fait qu’elle soit, justement, portée par Nintendo. La firme nippone est évidemment l’une des références les plus importantes en matière de ludisme, ce qui explique que les représentations du running dans ce spot soient finalement plus proches des codes vidéoludiques, que des codes habituellement affiliés au jogging.

Quand la course devient saut

En effet, cette publicité embrasse une vision de la course à pied dépassant le seul cadre du sport (au sens traditionnel), et incluant plus généralement les imaginaires du jeu (au sens plus contemporain). On y retrouve par exemple les imaginaires du parkour, porte-étendard des activités « ludo-sportives alternatives », comme les a baptisées l’anthropologue Florian Lebreton :

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Encore une fois, rien de foncièrement nouveau sur un plan purement publicitaire. Mais cela reste révélateur d’une mutation dans la perception de ces pratiques, largement popularisées dans l’imaginaire collectif grâce au cinéma (Yamakasi, Banlieue 13, Casino Royale, etc.) et bien évidemment au jeu vidéo (inFamous, Assassin’s Creed, etc.). Plus généralement, l’imaginaire du saut semble s’être durablement greffé à celui de la course, historiquement assez horizontal (plutôt logique), mais qui gagne en verticalité au fur et à mesure qu’il s’émancipe du trottoir. C’est d’ailleurs ce dont témoigne la présence en masse de toits dans cette publicité, loin des standards habituels du jogging sur route.

En ce sens, et pour prendre des termes plus *prospectivistes*, la force de ce spot n’est pas tant d’agréger des « signaux faibles » quant à des pratiques émergentes, que de « sédimenter » des pratiques désormais bien identifiées – et presque institutionnalisées, par le marketing au moins -, à défaut d’être encore véritablement acceptées par les collectivités elles-mêmes.

Voiture apprivoisée, piéton libéré !

Dans cette même veine, on appréciera par exemple que ce spot soit intégralement piéton, comme un symbole de reconquête des rues face à la voiture trop longtemps monopolistique. Avouez que cela fait plaisir de voir un carrefour de bitume sans une once de présence automobile !

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A ce titre, on jubile un peu en remarquant que les seules voitures réellement visibles dans le spot sont d’ailleurs… des voitures à l’arrêt, en raison d’un embouteillage sûrement, sur lesquelles des gamins peaufinent leurs acrobaties. Un imaginaire de l’automobile dominée, « domptée » par le piéton, qui semble d’ailleurs gagner en influence dans la pop-culture : on pensera par exemple au clip de « La Gozadera« , par le groupe cubain Gente de Zona, qui en offre une formidable et festive incarnation.

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Du jogging au running, ou la sociabilité de la course à pied

Cette figuration de la voiture, au sens propre comme au figuré, s’explique d’ailleurs assez simplement. Si la pratique du « running » est évidemment au coeur de cette pub, celle-ci n’a plus grand chose à voir en 2016 avec la pratique du « jogging » telle qu’on l’a connue ces vingt dernières années. Comme nous l’expliquait il y a deux ans Stephen des Aulnois, ambassadeur d’une team de running parisien, la course à pied se pratique aujourd’hui en groupe de plusieurs dizaines de personnes, précisément comme on le voit dans le spot :

« On connaît la circulation à Paris, la confrontation des modes peut parfois devenir dangereuse, voire sauvage. Il suffit que quelqu’un prenne l’initiative de traverser au rouge, tout le monde suivra derrière. Avec mes co-leaders, on fait donc la circulation au feu pour faire avancer tout le monde en demandant aux voitures de patienter, au cas où elles n’auraient pas remarqué que d’autres personnes arrivent. »

De même, cette « sociabilisation » de la course à pied intervient en réponse à un besoin de ludification, le jogging ayant pâti ces dernières années d’une certaine image un peu plan-plan. Et c’est tout naturellement que Nintendo s’en empare, par le truchement d’un jeu vidéo tombant à point nommé.

Le jeu in real life, ligne de mire urbano-ludique

En réalité, le jeu en question n’est qu’une version des Super Mario ancestraux, mais adaptée aux pratiques du jeu sur mobile1 ; ce n’est pas cela qui nous intéressera. En revanche, la publicité fait écho à un imaginaire plus fantasmatique : celui de pouvoir jouer à Mario dans la vraie vie. A ce titre, rappelons que l’idée n’est pas inédite : nous avons par exemple retrouvé ce clip amateur dans nos archives (2010), qui déjà témoignait de ce désir de ludification porté par l’iconographie Mario-esque…

De fait, cette publicité Nintendo s’inscrit au carrefour de deux tendances émergentes depuis une petite demi-douzaine d’années, et qui semblent aujourd’hui arriver à maturité dans le panorama des pratiques urbaines :

– d’un côté la mutation des sportivités, traversées par un esprit de reconquête en réaction à leur ostracisation urbanistique dans le courant des années 1990-2000. A ce titre, on lira avec attention la récente publication de l’APUR sur « l’espace public parisien, nouvel équipement sportif« , qui témoigne d’une subreptice transformation des pratiques sportives en ville ;

– de l’autre, une acceptation croissante de la ludification, vaste sujet qui fait un peu office de fil rouge depuis les débuts de ce blog… Bien sûr, qui dit ville ludique dit souvent imaginaires vidéoludiques – bien que cela ne soit pas une condition sine qua non, les projets de ludification se révèlent très souvent marketés comme tels.

En ce sens, de la même manière que les fonctionnalités de la Nintendo Switch résumaient dix années de « vie nomade », cette publicité permet de prendre un peu de hauteur pour contempler cinq ou six ans de mutations dans l’appropriation par le jeu de nos espaces publics, depuis trop longtemps aseptisées. A défaut de changer le monde, et d’augurer de futurs radieux, cette publicité a le mérite de faire le point. Car comment faire de la prospective et penser le futur des pratiques urbaines, si l’on ne jette pas de temps à autre un coup d’œil dans le rétro ?

200

Si vous souhaitez approfondir la question plus spécifique du running et de sa place dans la ville, nous avions compilé en 2014 nos six articles sur le sujet. De l’eau a depuis coulé sous les ponts, mais comme vient le démontrer Nintendo, l’essence du discours est toujours la même !

  1. voir les différents jeux de plateforme du type « Endless running » ou « infinite running » à la Temple Run [↩]

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