23 septembre 2016
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Tintin à Saint-Nazaire : sauveur de la ville naze

Le 23 septembre 2016 - Par qui vous parle de , , dans parmi lesquels ,

Un éclair dans la plaine. Capote repliée, la Lincoln Zephyr jaune fend le vent, semblant même prête à s’envoler grâce à ses ailettes latérales. La tête appuyée sur la portière gauche, Milou laisse ses oreilles battre au vent comme deux petits manches à air. A ses côtés, Tintin est tourné vers un capitaine Haddock cramponné au volant et pied au plancher. “Et maintenant, capitaine, me direz-vous enfin où nous allons ?”, lance le reporter.  “A Saint-Nazaire !”, répond le vieux loup de mer.

Et voilà comment, à l’automne 1946, dans l’un des premiers numéros du Journal de Tintin, le port de Loire-Atlantique entre dans l’oeuvre d’Hergé. Lancés sur les traces d’un Tournesol déjà parti vers le Temple du Soleil, Tintin, Milou et le capitaine Haddock passeront en tout quatre petites planches à Saint-Nazaire. Une goutte d’eau à l’échelle des 22 albums des aventures de Tintin, mais suffisamment longtemps pour qu’une idylle ne se développe entre la ville et le héros. Avec pour preuves d’amour des panneaux métalliques de plusieurs mètres de haut.

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A la frontière du réel et de l’imaginaire

Ces immenses placards qui scandent la promenade sur les quais reproduisent six cases extraites des Sept Boules de Cristal où Saint-Nazaire est figurée. Adossée à la base sous-marine allemande, Léviathan de béton échoué au milieu du port, l’une d’entre-elles montre le paquebot à bord duquel monte le général Alcazar. Rappelant ainsi que la ville fut, avant guerre, l’un des principaux embarcadères pour gagner l’Amérique du Sud en bateau. Plus loin, on trouve reproduite la célèbre case où le capitaine Haddock, qui s’était assis sur des ballots de marchandises, se retrouve emporté dans les airs par une grue. Evidemment, ce n’est pas une coïncidence si, dans l’axe du panneau, on aperçoit au loin une grue jaune.

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« Toute l’histoire du projet se nourrit de l’équivoque entretenue à dessein entre le réel et l’imaginaire » explique Jean-Claude Chemin1, qui préside l’association Les 7 Soleils, à l’initiative de ces installations. Et il a fallu du chemin avant d’arriver à faire émerger six panneaux dont les dimensions varient de 3,7 x 4m à 9 x 16m. L’histoire débute il y a tout juste 30 ans, en 1986, quand se monte cette association regroupant des tintinophiles nazairiens convaincus que leur ville doit rendre hommage au passage du reporter. Et même persuadés que Tintin, comme il sauve la Castafiore des griffes de Tapioca ou Tournesol de celles des Bordures, peut d’une certaine façon secourir Saint-Nazaire.

Consoler “Saint-Naze”

« Associer Saint-Nazaire et Tintin, ce serait revendiquer pour elle et pour ses habitants les qualités reconnues au reporter globe-trotter : la jeunesse, l’audace, la générosité. Car la ville souffre d’une mauvaise image », argue Jean-Claude Chemin. C’est le moins qu’on puisse dire. Dîtes à quelqu’un que vous passez le week-end à Saint-Nazaire et on risque de vous regarder au mieux avec incompréhension, au pire avec pitié. Voilà pourquoi le journaliste Vincent Noyoux a inclus la ville, parmi Vesoul, Cergy ou Guéret dans son récent “Tour de France des villes incomprises”. En guide d’introduction, voici ce qu’il écrit :

“Saint-Nazaire… La bourgeoisie nantaise et parisienne y passe encore en fermant les yeux avant de rejoindre ses belles villas bauloises. Les chantiers navals y fabriquent toujours de grands paquebots qui, sitôt terminés, prennent la poudre d’escampette pour croiser sous des cieux plus cléments, dans des eaux plus pures. Les ingrats… Certes “Saint-Naze” n’est pas le seul vilain petit canard du littoral français. Il y a bien Brest et Le Havre, elles aussi bombardées en 1939-1945. Mais la Bretonne a pour elle une rade splendide et une atmosphère finistérienne unique qui en font la terre chérie de quelques mordus. Quant à la Normande, son classement au patrimoine mondial de l’Unesco en 2005 l’a subitement propulsée au sommet des destinations week-end des magazines, tel le laideron de la classe devenu, en une saison, un prix de beauté. Seule Saint-Nazaire reste sur le carreau. A faire tapisserie.”

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Bref, Saint-Nazaire est une cité à consoler et Tintin est le chevalier blanc idéal. D’autant que, comme dans toute histoire d’amour qui se respecte, sa rencontre avec la ville se fait à un moment charnière de leurs histoires respectives. “Dans un temps qui n’existe pas, le jeune reporter et ses amis arrivent dans une ville qui n’existe plus », écrit joliment Jean-Claude Chemin. Le temps qui n’existe pas, c’est celui de cette bizarre histoire des Sept Boules de Cristal. Elle reprend en 1946 après avoir été interrompue deux ans par l’interdiction de publication qui a frappé un Hergé devenu suspect, à la Libération, d’avoir continué à dessiner dans les journaux sous l’Occupation. Et elle se passe dans un monde où la Seconde guerre mondiale n’aurait jamais existé. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les Sept Boules de Cristal constituent l’album le plus fantastique de l’oeuvre d’Hergé, comme pour mettre le réel à distance.

Quant à la ville qui n’existe plus, c’est le Saint-Nazaire qui est figuré par Hergé : le port dans sa physionomie d’avant guerre. Celui des paquebots plutôt que de la monstrueuse base sous-marine, dont la construction marqua un brutal coup d’arrêt aux liaisons transatlantiques après guerre. C’est le Saint-Nazaire d’avant le déclin. D’avant les bombes aussi : la ville fut détruite à 80% pendant la Seconde guerre mondiale et se traîne la symboliquement peu flatteuse étiquette de “dernière ville libérée en Europe”.

Table d’orientation et parcours balisé

Alors Tintin, c’est l’occasion rêvée de remettre de la couleur sur le gris. Après avoir réussi à convaincre la municipalité, des financeurs publics et privés mais surtout une Fondation Moulinsart habituellement frileuse avec ce genre d’initiatives, un premier panneau est inauguré à l’entrée nord de la ville en janvier 1995. Gros succès médiatique. Deux autres panneaux sont installés l’année suivante, bénéficiant de fonds Feder de l’union européenne. Il en reste encore trois à poser. Pour remobiliser, l’association Les 7 Soleils pousse alors à une exposition « Tintin, Haddock et les bateaux« . La Fondation Moulinsart accepte et l’expo se monte en 1999. C’est un succès fou : 70 000 visiteurs se pressent en six mois à Saint-Nazaire, puis 300 000, deux ans plus tard, au musée de la Marine qui reprend l’exposition. Le catalogue de l’exposition, édité par Moulinsart, est traduit en cinq langues et s’est vendu à 120 000 exemplaires. Les financements se débloquent pour les trois derniers panneaux, dont le dernier est posé en 2004.

Les 7 Soleils ne se sont pas arrêtés en si bon chemin : en guise d’ouverture sur le monde, ils ont aussi inauguré une table d’orientation où figurent tous les ports visités par Tintin avec leur distance en milles marins. On y trouve aussi indiqués le lieu du crash de l’aérolithe de l’Etoile mystérieuse et celui du naufrage de la Licorne dans le Trésor de Rackham le Rouge. Toujours la confusion savamment entretenue entre réel et imaginaire. D’ailleurs, à quelques pas de la table d’orientation, un ensemble de logements sociaux récemment inaugurés porte le nom de… Callao, le port péruvien où arrivent Haddock et Tintin après leur départ de Saint-Nazaire.

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L’ensemble du dispositif est complété par des indications fléchées, dans la ville, permettant de réaliser un “parcours Tintin” reliant les différents panneaux et la table d’orientation. Et on peut, évidemment, trouver à l’office du tourisme un dépliant dédié en français, en anglais, en espagnol et depuis peu en allemand avec toutes les explications nécessaires et une carte de bon aloi. Bref, tout a été mis en place pour attirer les tintinophiles à Saint-Nazaire (et ça marche, votre serviteur en est l’exemple) et les y garder le plus longtemps possible. Joli tour de force pour une ville qui n’avait a priori que peu d’attraits touristiques.

A la recherche de Tournesol à Nyon

Ce qui est drôle, c’est que Saint-Nazaire n’est pas le seul port que visitent Tintin et Haddock dans les Sept Boules de Cristal. Juste après leur passage en Loire-Atlantique, ils descendent d’une centaine de kilomètres au sud pour gagner La Rochelle où il reste également “pendant” quatre planches. Sauf qu’à notre connaissance, la préfecture de Charente-Maritime n’a jamais exploité le “filon” Tintin comme l’a fait Saint-Nazaire. Tout simplement parce que La Rochelle n’en avait pas besoin.

En revanche, une autre ville aux charmes tout à fait relatifs s’est appropriée Tintin comme l’a fait Saint-Nazaire : il s’agit de Nyon en Suisse. Coincée entre Lausanne et Genève, la ville n’a pour elle que d’accueillir le siège de l’UEFA, d’avoir un château et une fontaine ancienne comme dans n’importe quelle ville helvète et d’organiser chaque année le Paléo festival, dont l’écho dépasse difficilement la barrière des Alpes. Mais, comme Saint-Nazaire, elle a vu passer les personnages d’Hergé ! La similitude est d’ailleurs troublante : il s’agit encore pour Haddock et Tintin de retrouver le professeur Tournesol, enlevé cette fois-ci par les Bordures dans l’Affaire Tournesol.

Et, là aussi, le touriste en goguette au bord du lac Léman peut parcourir un “Chemin de Tintin et Milou« , avec son dépliant-carte disponible à l’office de tourisme et, en guise de point d’orgue, une Jeep Willys de 1953 exposée fièrement par l’amicale des pompiers de Nyon. Dans la BD, c’est précisément ce véhicule qu’utilisent les pompiers pour intervenir après l’explosion de la maison du professeur Topolino.

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Citons aussi le château de Cheverny, qui a su se faire une place dans le secteur pourtant très embouteillé des vieilles pierres de la vallée de la Loire. Comment lutter face à Chambord, Chenonceau ou Amboise ? Grâce à Tintin pardi ! Cheverny a en effet servi de modèle à Hergé pour dessiner Moulinsart. Une aubaine : le château accueille désormais une expo permanente de 700m² dédiée à Tintin et on peut même y louer la “salle du chevalier de Hadoque” pour des réceptions. Le domaine en tire un bénéfice énorme : 300 000 visiteurs par an pour le château, dont 85 000 qui paient la visite de l’expo Tintin derrière. Enfin, et c’est moins étonnant, Bruxelles fait aussi la part belle à Tintin dans sa proposition touristique.

On pourrait aussi parler du château de La Roche-Guyon, dans le Val-d’Oise, qui accueille un espace dédié à Blake et Mortimer puisque l’album le Piège Diabolique s’y déroule intégralement. Et je vous invite à aller lire le billet de Margot sur la façon dont la ville japonaise d’Ishinomaki exploite touristiquement ses héros “locaux” de manga. Avec d’autant plus de vigueur depuis que la cité a été frappée par le raz-de-marée du 11 mars 2011. Comme à Saint-Nazaire, il s’agit de s’appuyer sur l’imaginaire pour panser les plaies d’un réel meurtri. Et pour réenchanter des villes à l’aide d’un récit mythologique pop-culturel.

  1. dans le numéro #56 de la revue Place Publique, dont toutes les citations de l’auteur sont extraites []

2 commentaires

  • Merci pour cet article très bien construit et intéressant. Cela permet d’attirer l’attention de manière positive sur notre ville souvent dénigrée.

  • Entrer dans l’histoire d’une ville par une plongée dans l’oeuvre d’Hergé, faire renaître la ville, décrypter l’oeuvre… tout ce que fait, très bien, ce très bon article. Merci !

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