Et si c’était au tour des automobilistes de risquer leur vie ? La provocation est de Transit-City, qui traduit avec justesse le basculement en cours dans les villes européennes, voire même américaines1. Hier, une voiture hégémonique qui régnait sans partage sur l’espace urbain et son aménagement. Et depuis peu, un renversement : la « ville vivable » (livable city en vo) s’impose pour beaucoup comme nouvel idéal urbain. Piétons et cyclistes partent à l’offensive et revendiquent leur droit à la rue… et à la sécurité. L’idée est certes séduisante, on en est encore loin. L’épineuse question de la cohabitation des modes est plus que jamais d’actualité.
Exemple à Lisbonne, où l’essor du vélo nécessite aujourd’hui de nouvelles infrastructures. La biennale Experimentadesign 09 invitait les architectes à plancher sur le sujet en imaginant un pont réservé aux cyclistes. Les résultats du concours sont disponibles depuis peu. Je laisse aux curieux le soin de fouiller les projets gagnants, je m’attarderai ici sur la mention spéciale. Baptisée « High speed car ramp« , le projet de l’équipe Tiago Barros + Jorge Pereira retourne délicieusement la consigne originale. Les illustrations se passent de commentaires.
Plus de renseignements ici.
Dans un récent dossier consacré aux imaginaires de l’automobile, Bruno Marzloff et moi-même avions proposé la métaphore du « tapis volant » pour inspirer les valeurs de l’auto du futur2. On est ici en plein dedans !
Le projet exprime deux inversions. La première est évidente et donne son titre au billet de Transit-City, inutile donc d’y revenir en détail. « Aux fous du volant, les cyclistes reconnaissants« , aurait-on pu écrire.
La seconde inversion est plus subtile – et peut-être un peu capillo-tractée, à vous de me le dire en commentaire. Le projet ne se réduit pas à une jolie provocation sur la coexistence des modes. En filigrane, c’est bien l’imaginaire viril de l’automobile qui est ici malmené. La première image est révélatrice. Comme le souligne Transit-City, le projet s’inspire en partie des grandes courses poursuites que nous a offert le 7e art3. On peut surtout voir d’évidentes références aux shows de cascadeurs qui font de bonheur des ruraux américains. Tout y est : le maillot de foot US, la voiture directement tirée de « Shérif fais-moi peur » (merci Nico) :
Les qualités sportives de l’auto – qui font toute sa virilité – sont tournées en dérision par l’absurdité du projet. La démarche est identique dans cette autre illustration.
L’injonction du panneau (« Please go faster… ») parodie la valeur vitesse, qui a fait les beaux jours de la voiture et qui est aujourd’hui l’une des causes de son dénigrement. « Drivers are expected to accelerate – burning more gas – which is provided by Galp Energia »4, dit le projet. Belle ironie, à l’heure où le coût du pétrole mène dans le mur le modèle du tout automobile.
En les exploitant jusqu’à l’absurde, cette vision caricature les imaginaires traditionnels de l’auto dominante. On retrouve inconsciemment cette même idée dans Trackmania, le jeu de course auto le plus original et le plus fun de ces dernières années (qui fêtera bientôt ses six ans). Là encore, la sportification de l’auto est poussée à l’extrême dans des concours de cascades imaginés par les joueurs – les « freestyle cups ».
Sans le vouloir, Trackmania désacralise la mythologie de l’objet automobile. La voiture s’auto-parodie en sublimant ses excès, pour n’être plus au final qu’un jouet manipulable à l’envi. Et si c’était ça, le futur de l’auto ?
Pour aller plus loin : le numéro 4 d’IG Magazine consacre un beau dossier à l’histoire du jeu de course, depuis les premières bornes d’arcade jusqu’aux derniers jeux de rally. Les premières pages sont disponibles en .pdf (Quand le jeu vidéo inventa la roue).
- Cf. l’excellent Streetsblog [↩]
- « A l’inertie d’une automobile écrasée sur l’asphalte, au rêve perdu de la vitesse et de la puissance, se substitue l’image d’un mode léger et souple. Nissan nous souffle un imaginaire perpétuant le fantasme d’Icare : la légèreté planante d’une voiture-skateboard, pour illustrer le possible d’une voiture urbaine. A Melbourne, le service d’autopartage Flexicar a déjà pris le nom et l’image de cette légèreté. Elle est l’essence de la ‘livable city-car‘, le tapis volant du nomade ». Chronos, Les imaginaires de l’auto nécessaire [↩]
- Sur le sujet, lire cet excellent article : « Quand la voiture fait son cinéma« [↩]
- La firme pétrolière lusophone est partenaire du concours, via sa fondation de promotion des mobilités durable. On retrouve son logo dans la première image. [↩]
Je me permets d’ajouter quelque chose pour approfondir ce sujet. Il est vrai que la question de la coexistence des modes est plus que jamais d’actualité, mettant le piéton au centre du monde urbain ( conséquence probable d’une valorisation du « tout-écolo », la ville doit être durable, respectueuse, CO2 free… ).
Cependant la question elle-même n’est pas nouvelle et a toujours fait débat. En 1941, Le Corbusier publiait la « Charte d’Athènes », dans laquelle il préconisait, à propos de la cohabitation voitures/piétons, une « modification radicale : les vitesses du piétons, 4 km à l’heure, et les vitesses mécaniques, 50 à 100 km à l’heure, doivent être séparées. Les habitations seront éloignées des vitesses mécaniques, celles-ci étant canalisées dans un lit particulier alors que le piéton disposera de chemins directs ou de chemins de promenade lui étant réservés. »
On retrouve une idée assez proche dans le dessin-animé science-fictionel « Futurama » (Matt Groening), où il est rare d’apercevoir une voiture sauf lorsqu’il est question de références à peine masquées (en vrac, Star Wars, Back to the Future, des films de teenagers avec des voitures possédées dedans…). Les piétons, au centre du dispositif urbain, se déplacent grace à des tubes à air comprimé, permettant de rejoindre deux points si rapidement que la voiture devient obsolète.
Dans registre différent, l’architecte Harvey Wiley Corbett (théoricien de Manhattan et du gratte-ciel, professeur à l’université de Colmbia) proposait dès 1923 des cheminements surélevés et bordés d’arcades. « Le niveau du sol – pour l’instant livré au chaos des modes de transport les plus divers – serait progressivement rendu tout entier à la seule circulation automobile (…) Au second niveau, les piétons empruntent des cheminements en arcades intégrés aux édifices et formant, des deux côtés des rues et des avenues, un réseau continu, relié par des passerelles. » (Delirious New York, Rem Koolhaas)
L’idée ici n’est plus de protéger le piétons ou d’en faire l’utilisateur privilégié de la Ville, mais bel et bien de l’évincer des réseaux principaux, permettant ainsi « d’augmenter la capacité automobile de 700% ». On imagine sans peine la ville de demain suivant ce genre de principe, on l’aperçoit même dans le film de Luc Besson, Le cinquième Elément (1997) dans lequel des modes de transport multiples se côtoient (voitures et même bateaux volants, train verticaux, etc.) un seul à disparu : le piéton !
Merci beaucoup pour ces compléments !
La vision de Harvey Wiley Corbett [citée par Rem Koolhaas – merci de m’avoir corrigé] résonne en partie avec celle de… Le Corbusier, justement, dans son Plan Voisin des années 20 (sur le sujet, lire ce joli entretien fictif basé sur les écrits de Le Corbusier). On retrouve des idées finalement assez proches de celles que tu mets en avant (à relativiser quand même). « Le sol n’est plus bâti que sur 5 %. Le reste est consacré aux grandes artères, aux garages de stationnement et aux parcs. Les parcs au pied des gratte-ciel font en réalité, du sol de cette nouvelle ville, un immense jardin ». Un partage de l’espace assez particulier !
Sur Futurama : excellent exemple, tu me coupes l’herbe sous le pied :p
Je ferais un prochain billet sur l’hyperfluidité des mobilités « en tuyaux », que l’on retrouve dans de nombreuses oeuvres des années 60-70… même Picsou !
On peut remarquer que la cityscape de « New New York » (le New York du futur dans la série) est remarquablement basse. Cette vision contraste avec le vertige des villes verticales, omniprésentes dans la SF (Coruscant dans Star Wars, Le Cinquième Element, etc…).
Je crois que tu pointes du doigt l’essentiel du problème dans ta conclusion. Peu de visions SF ont réussi, à ma connaissance, à concilier l’hyper-verticalité urbaine avec un partage de l’espace profitable aux piétons. De là à parler de villes horizontales, voire de villes souterraines… Il n’y a qu’un pas que je franchirais dans un prochain billet !