A qui feriez-vous confiance pour bien manger : à un guide Michelin, ou à une voiture Uber ? Posée en ces termes, la question pourrait faire hausser les sourcils. Elle mérite pourtant que l’on s’y attarde, tant elle cristallise une actualité de plus en plus prégnante, opposant (de manière évidemment un peu caricaturale) la sagesse des hommes à celle des algorithmes. Cette question, on ne la pose évidemment pas par hasard : Uber vient en effet d’annoncer le lancement de ses « guides culinaires », pour choisir les meilleurs restaurants dans une douzaine de villes nord-américaines pour l’instant (mais on imagine que l’offre couvrira à terme l’entièreté des territoires où est présent l’opérateur). Et cela en dit long sur le monde qui s’annonce, et plus précisément sur les mutations en cours de la ville numérique et de l’automobile.
Le retour du pouls
Après UberEats, son service de livraison de repas lancé il y a quelques mois, c’est donc un nouveau pas que franchi l’opérateur dans l’univers de la bouffe. Mais cette fois-ci, point de nouveau service à lancer (avec toutes les complications qui vont avec, notamment pour les chauffeurs qui doivent adapter leur métier). Pour compiler ses guides, Uber n’a eu qu’à puiser dans le gigantesque gisement de données dont il dispose, et qu’il agrège à chaque voyage effectué. On est ici dans la plus pure utilisation du Big Data, les données en question étant – faut-il le rappeler – des données personnelles anonymisées. Autrement dit : Uber a pris toutes ses méta-données concernant les trajets effectués, les profils utilisateurs et diverses informations potentiellement piochées dans des bases de données tierces, il a fait mouliner tout ça à l’aide d’un algorithme bien senti, et paf : ça fait un guide culinaire.
Bienvenus dans l’âge de la multitude des données, un âge que d’aucuns annoncent depuis des années (on en parlait déjà à la fin des années 2000, sous le vocable du « pouls de la ville » intronisé par Chronos, La Fing et quelques autres) et qui semble enfin se concrétiser dans un modèle crédible. Ou, pour le dire plus simplement, comme l’explique Régis Chatellier dans un tout récent papier sur le blog de la CNIL :
« Un troisième type d’acteur émerge dans la ville numérique. Les plateformes mondialisées, longtemps en marge de ce processus, attaquent le marché des données urbaines. C’est fort de leurs propres données, de leur capacité à opérer techniquement et d’une forme de légitimité liée à la convocation de la multitude qu’ils entendent s’imposer aux villes. Parmi ces nouveaux arrivants, on retrouve notamment SideWalkLabs (Alphabet – Google), Waze (propriété de Alphabet), et Uber. »
Logiquement, Uber est arrivé à un niveau de maturité lui permettant de tirer profit de ses bases de données au sein de services complémentaires, pas forcément rentables mais qui viendront nourrir la qualité de son service premier. Autrement dit : après avoir consacré l’essentiel de son activité à consolider son modèle économique (en soignant le design de ses services, la communication, le lobbying politique…), l’opérateur de VLS peut enfin se consacrer à des « extras » tirant partie de ces précieuses ressources accumulées avec le temps.
Vers un fooding algorithmique ?
C’est le cas avec ces guides, qui ne sont pas basées sur la subjectivité d’un critique culinaire (qu’il soit amateur ou professionnel), mais sur la fréquentation d’un restaurant par les clients Uber, en fonction de différents critères. Vous pourrez ainsi découvrir les restaurants les plus fréquentés, ceux les plus adaptés aux brunchs du dimanche ou aux rendez-vous Tinder, mais aussi et surtout les plus cotés par les locaux (et donc supposément les plus « authentiques »).
Implicitement, le service s’inscrit au sein d’un éternel débat quant à la place des données numériques dans la représentation du monde : celles-ci décriraient en effet le monde tel qu’il est, sans biais de subjectivité humaine, mais avec l’objectivité statistique de la « loi des grands nombres ». En résumé, Uber semble ainsi dire : ne faites pas confiance aux guides culinaires ou touristiques habituels, voilà la ville telle qu’elle est réellement vécue et pratiquée. Bien évidemment, Uber n’assume qu’à demi-mot – il préfère dire que le service proposé est un complément aux guides existants – mais personne n’est vraiment dupe :
« We’ve used this trip data to create a guide that reveals the most popular spots in cities across the country. Some of these restaurants might be top choices for the critics, but our guide also reveals a few places you didn’t expect. That’s because our methodology is unique—rather than a critic’s opinion, we’re using a data-driven approach that relies on where riders choose to go. » (présentation du service sur le site d’Uber)
On pourrait évidemment débattre de longues heures sur les biais inhérents à cette représentation du monde (basée sur les trajets des usagers Uber, appartenant donc à un profil très spécifique de citadins), ou sur le rapport si particulier qui unit les choix de restaurant et la critique culinaire par des pairs. Il est d’ailleurs intéressant qu’Uber lance son premier service de suggestions sur ce domaine, qui touche bien plus à l’intime que d’autres types de suggestions qu’il aurait pu proposer (loisirs, culture, etc.). On peut ainsi supposer que le succès ou l’échec de ces guides culinaires fera office de test pour aiguiller la stratégie d’Uber dans les années à venir, en termes de modèles économiques complémentaires à son offre de base.
Données sans reprendre, ne rien faire qu’apprendre
Nous aurons largement l’occasion de revenir sur ces questions dans d’autres billets1. Mais le service d’Uber, en filigrane, pose une autre question : celle de la place de la voiture en ville, et de ceux qui en tirent un revenu. En l’occurrence, la voiture Uber dépasse ici le statut du « mode de transport », pour étrenner celui « d’aspirateur de données »… avec la valeur marchande qui accompagne potentiellement cette nouvelle fonction.
Uber vous dit où manger
Airbnb quel vol emprunter
Tesla comment chauffer votre maison
Dans quelles catégories ranger ces entreprises ?— Stéphane Schultz (@15marches) November 18, 2016
Uber n’est pas novice en la matière : l’opérateur a déjà établi des partenariats pour fournir ses données à certaines collectivités telles que Boston, afin qu’elles affinent leur offre de transport public (même si l’opération n’a semble-t-il pas tenu toutes ses promesses). A terme, on peut imaginer qu’Uber monétise ces données : à destination des collectivités, bien sûr, mais aussi d’autres acteurs urbains qui pourraient tirer partie de cette gigantesque manne concernant les déplacements de certains types d’usagers (opérateurs immobiliers, promoteurs commerciaux, magasins franchisés, etc.) Ce type de deal existe déjà, comme le rappelait Régis Chatellier dans le billet pré-cité :
« Le département des transports de l’état de l’Oregon (Etats-Unis), par exemple, rachète les flux de données produits par les utilisateurs de l’application Strava, une application sur laquelle les utilisateurs partagent les traces GPS de leurs parcours cyclistes et de course à pied. Ces données agrégées dressent une visualisation fine des pratiques de déplacement des habitants d’une ville. »
A n’en point douter, ce type de transactions est amené à se multiplier – qu’il s’agisse de données produites par les trajets cyclistes comme dans l’exemple ci-dessous, des trajets automobiles avec Uber et les voitures connectées, ou des trajets piétons avec des services comme PokémonGO (dont c’est l’un des modèles de rémunération).
La voiture n’est plus qu’un gros aspirateur
Concernant la bagnole, la question est fondamentale, tant celle-ci occupe une place centrale dans nos économies. Car, comme le montrait Gabriel Plassat dans un billet absolument éclairant, la voiture connait actuellement des mutations qui définiront grandement ses modèles dans les années à venir :
« La production automobile est une chose (qui génère peu de profit), la position dans la chaîne de valeur de l’acteur en contact avec la personne souhaitant acheter une voiture ou un déplacement, est une autre chose… […] Du point de vue des GAFA, la voiture est un « espace » à investir pour apporter des solutions aux citoyens dans leurs usages quotidiens et, ce faisant, produire et manipuler de nouvelles données en s’inscrivant dans les processus standards des GAFA que j’appelle l’enveloppement. »
Et c’est exactement ce dont il est question ici. Comment la voiture s’adaptera-t-elle à cette nouvelle fonction d’aspirateur de données ? Cela se traduira-t-il en termes de design, à l’instar de ce que proposent depuis peu les constructeurs auto pour accompagner l’essor des VTC justement ? La question reste aujourd’hui en suspens : difficile de dire ce que la fonction « aspirateur de données » implique comme modifications, dans la forme ou dans le fond, de notre automobile actuelle. Mais une chose est sûre : si le modèle démocratisé ici par les guides Uber réussit à trouver son marché (quand bien même celui-ci reste à définir), nul doute que la voiture de demain ne sera pas celle que l’on a connu aujourd’hui. Ou, pour reprendre Gabriel Plassat :
« Une voiture qui n’est plus vendue de la même façon, produite de la même façon, utilisée de la même façon, réparée de la même façon, n’a aucune raison de ressembler à une voiture. Le hacking va se poursuivre, s’amplifier à la fois sur les usages, sur le hardware et sur le software. »
Peut-être la voiture de demain ressemblera-t-elle à un gros aspirateur Dyson ?
(merci @15marches)
- En rappelant à nouveau qu’elles figurent dans le débat public depuis une dizaine d’années maintenant, et que l’on peut donc s’appuyer sur un socle intellectuel de choix, par exemple ici sur la thématique des « cartes vivantes » et les inégalités territoriales qu’elles peuvent accentuer. [↩]
Est-ce qu’on ne peut pas également voir ces guides comme la continuité des guides Michelin mentionnés en intro ? Après tout, au début du XXe siècle, qu’est-ce que Michelin avait à gagner à publier des guides culinaires alors que l’entreprise était focalisée sur la fabrication de pneus ?
Au-delà de la question évidemment préoccupante de l’utilisation des données, est-ce qu’il n’y a pas également une tentative de revitalisation d’un champ touristique qui s’est essoufflé avec le temps (Qui achète encore le guide rouge à l’heure de Yelp ?), à savoir la critique gastronomique populaire ? Et retourner le concept (au fil des années, les restaurants du guide Michelin, d’abord populaires, se sont davantage adressés à une élite fortunées, fière de profiter des étoiles et d’une notation d’experts) en redonnant à une « masse anonyme » une voix. Car outre la dimension économique du truc (Uber choisit les restau les plus populaires car + de monde, donc plus de clientèle potentielle pour ses chauffeurs), c’est la vox populi qui dicte les restaurants qui seront dans le guide, d’après ce que je comprends.
Le jour où on pourra donner une visioconf’ dans sa voiture entre deux rendez-vous…
Le jour où on pourra changer la couche de son enfant dans la voiture qui nous ramènera du supermarché…
Le jour (ou la nuit, c’est selon) où la voiture pourra nous laisser dormir après une soirée compliquée…
Le jour, où, nous sachant médecin, la voiture nous arrêtera pour porter secours à autrui avant l’arrivée du SAMU…
Il y a des données, mais en termes de prospective il y a des scenarios. Et aujourd’hui clairement, les constructeurs auto sont loin de se positionner comme fabricants de caisses à roues multiservices…
Proposer des contenus construits par les données plus que par du recueil d’avis (expert ou non) c’est également le crédo de Netflix.
La plateforme de streaming a toujours rappelé qu’elle créait ses contenus à partir de ce que regardait réellement ses abonnés.
La donnée permet cela : observer ce que je fais, pas ce que je dis que je fais.
Merci Philippe pour la citation et pour l’article.
En complément, cet article de City Lab : http://bit.ly/2cLK18t