[ Avant-propos : URBAN AFTER ALL investit l’au-delà du réel ! Le lien original est à lire ici, et vous pouvez aussi nous suivre sur facebook :-) ]
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“Tout lieu physique possède désormais une ombre informationnelle”. La formule a le mérite de la clarté. Elle est signée Nicolas Nova :-), invité en octobre dernier à définir la “ville hybride” lors d’un colloque sur les espaces urbains numériques (Disclaimer : colloque auquel j’ai participé, et dont j’ai rédigé les Actes). Autrement dit : plus qu’une simple “couche numérique”, la ville hybride se définit par la “territorialisation” des données dans l’espace urbain. Et cela n’est pas sans poser de questions.
En octobre dernier toujours (coïncidence ?), deux artistes tentaient justement d’explorer ces problématiques en “hackant” une exposition du prestigieux MoMA new-yorkais. Dans le cadre du festival Conflux, Sander Veenhof et Mark Skwarek ont ainsi localisé des œuvres en réalité augmentée à l’intérieur même du musée… et sans son consentement (en théorie, mais difficilement vérifiable…)
Y’avait pas d’porte ouverte alors j’ai pété un carreau
La performance prend toute sa saveur lorsqu’on la confronte à ces panneaux, installés par le MoMa, interdisant l’usage de la réalité augmentée dans le bâtiment
Difficile de dire si ces panneaux font partie ou non d’une démarche artistique, la photo ayant été publiée en mai 2010, soit bien avant la vraie-fausse exposition d’octobre. Mais après tout, qu’importe ? Le coeur du sujet réside dans les questions que soulève cette interdiction, et qu’elle soit artistique n’y change rien : “à qui appartient l’espace virtuel d’un espace physique ?”, s’interrogeait Sander Veenhof repris par Samuel Bausson.
C’est précisément cette interrogation qui a donné naissance à la performance d’octobre :
La réalité augmenté a réécrit le périmètre de “l’espace public”. Les espaces physiques clos, tels que les musées, sont maintenant des zones ouvertes à l’intervention de chacun.
Les artistes ne se sont d’ailleurs pas arrêtés au musée en montant l’opération Infiltr.AR comme l’expliquait Ecrans.fr (qui présente d’ailleurs d’autres créations particulièrement intéressantes, et parfois politiquement incorrectes.) :
Vendredi 25 février, le bureau ovale de la Maison-Blanche et le Pentagone ont été infiltrés en toute discrétion par deux ballons d’hélium sur lesquels s’affichaient des messages adressés à Barack Obama, que chacun pouvait envoyer en direct via Twitter (#whitehouseinfiltration). Des ballons qui ont échappé aux services d’ordre. De fait, seules les personnes sur place, équipées d’un smartphone et d’une application spécifique, ont pu voir sur leur écran ces ballons virtuels flotter dans l’espace physique.
Le réel augmenté : pour le meilleur ou pour le pire ?
Gentiment subversives voire carrément consensuelles, la plupart des interventions existantes ne dérangent finalement pas grand monde. Mais que se passerait-il si les visiteurs du MoMA étaient tombés sur des images plus offensantes, voire illégales, s’interroge Mixed Realities ?
L’hypothèse semble en réalité peu probable, comme l’explique Nicolas Frespech qui cherche à reproduire la démarche :
Une fois ces créations terminées, il me restera à les soumettre à Layar [outil de réalité augmentée populaire sur mobile], par exemple. Pas gagné non plus : toutes les « couches » ne sont pas acceptées, l’équipe éditoriale filtre les contenus qui pourraient porter préjudice à certaines personnes, à certaines entreprises… à eux-mêmes en fait !
Ajoutons à cela le bagage technique nécessaire pour créer des objets en réalité augmentée, ainsi que le coût encore prohibitif des smartphones : l’utopie (un peu naïve) des artistes prend du plomb dans l’aile.
Mais surtout, ce filtrage des contenus pose une réelle question quant à l’appartenance de l’espace virtuel “territorialisé”, d’autant plus lorsque l’on dépasse le cadre des lieux “fermés” et que l’on s’attaque à l’espace public. Selon François Verron, qui s’interroge sur les possibles de telles applications :
Et de concrétiser le réel commenté, réinventé à la sauce de chacun : une autre manière de le consommer, certes, mais aussi de le jouer et le transformer de manière poétique ou polémique. C’est aussi la porte ouverte à toutes sortes de “pollutions” ou hacking pour le meilleur et pour le pire.
La rue nous appartient… mais pas la rue virtuelle ?
Est-il pertinent de donner à chacun la possibilité de “taguer” l’espace urbain (ce que j’ai baptisé “folksotopies”) ? Parmi les pistes évoquées par François Verron, certaines laissent plus que songeur : on pourrait par exemple imaginer qu’une marque ou une enseigne sature l’espace augmenté de publicités. Le mouvement est déjà lancé, comme l’indique l’exemple étonnant de Fiat et son “hack” de la signalétique urbaine (bien qu’il s’agisse là d’une application dédiée).
Inversement, un détracteur pourrait “taguer le siège d’une multinationale par des dénonciations amères ou rebelles. Et donc, déplacer le scope de l’e-réputation de marque qui devra s’étendre jusqu’à ses lieux des marques et leurs micros-lieux”. Il parait par exemple peu probable qu’un mécontent tague à la bombe, sur la devanture d’un restaurant, que “le cuisinier urine dans la sauce béchamel”, sous peine de poursuites. Mais quid d’un tag virtuel localisé ?
La question se pose donc, sans urgence certes, mais avec une insistance croissante compte-tenu de la concrétisation progressive du réel augmenté. Est-il de la responsabilité des autorités compétentes d’accompagner la construction de cette couche virtuelle ? L’image suivante, capturée à Amsterdam par l’artiste Sander Veenhof, témoigne d’une perspective peu réjouissante :
Difficile ici aussi de dire s’il s’agit d’une interdiction “sérieuse” ou d’une performance artistique. Mais, là encore, ce n’est peut-être pas le plus important. Car compte-tenu des directions douteuses que pourrait prendre une réalité augmentée mal avisée, la perspective de voir des zones “protégées”, vierges de toutes données augmentées (sauf celles tolérées par les “gouvernants” et/ou propriétaires des lieux physiques…) ne me semble pas franchement surréaliste. Un tel futur ne m’enchante guère.
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Note : D’autres chroniques sont prévues pour tenter d’approfondir ce vaste sujet, que je n’ai fait ici qu’introduire. Ces “spin-off” s’éloigneront d’ailleurs quelque peu des chroniques habituelles puisque j’ai notamment prévu de rédiger une nouvelle d’anticipation reprenant la trame d’un rêve qui m’a amené à ces réflexions. À suivre, donc ! :)