[ Avant-propos : URBAN AFTER ALL prend de la hauteur dans ce 16e épisode, afin d’autopsier l’une des grandes figure de l’utopie urbaine post-industrielle. Le lien original est à lire ici, et vous pouvez aussi nous suivre sur facebook. N’oubliez pas de lire, en complément, l’inventaire des villes volantes dans la culture pop&geek publié en écho à cette chronique ! ]
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C’est une tradition dans les médias : chaque inauguration d’un gratte-ciel, comme la Tour First la semaine dernière, est l’occasion de rappeler l’éternelle quête de hauteur de l’homo urbanus, depuis Babel jusqu’à Dubaï. Et si les gratte-ciels sont le versant “réalisé” de ce syndrome d’Icare, la figure de la “cité volante” en est le pendant imaginaire et onirique. La ville volante jouit ainsi d’une belle présence dans les projets architecturaux du XXe siècle, aux côtés des autres grands archétypes urbains que sont la ville mobile, la ville flottante et la ville fertile (décortiquée la semaine dernière). Fortement relayés dans des médias grand public grâce à leurs visuels séducteurs flattant les fantasmes de l’Homme-oiseau, les projets de ville volante sont ainsi bien inscrits dans l’imaginaire urbain collectif. Et c’est bien ça le souci.
Car derrière ses atours enchanteurs, la ville volante véhicule en effet certaines valeurs qu’il nous semble nécessaire de remettre en question ; ce sera l’objectif de cette chronique, qui vous invite à vous méfier davantage de ces utopies tentatrices. A l’instar d’Icare, ne risquons-nous pas de nous brûler les ailes à trop vouloir voler ? Et existe-t-il une autre voie pour imaginer la ville en l’air ?
Une histoire récente
L’histoire de la ville volante remonte aux voyages de Gulliver découvrant Laputa (1727). Cette utopie a conquis depuis de nombreux esprits, en témoigne cette chrono-bibliographie des “îles aériennes” dans la littérature et la bande-dessinée populaires. Mais c’est surtout avec la révolution industrielle que l’idée d’une cité volante va prendre son essor et germer chez les urbanistes en tant qu’utopie “réaliste”. Citons en particulier la Ville volante de Georgij Krutikov (1928), une cité futuriste que nous décrit François Delarue :
Le quartier industriel, ancré dans le sol, se développe à l’horizontale ; la partie habitat, suspendue dans les airs au-dessus des secteurs de production, est formée de corps d’habitation de cinq étages ancrés dans un anneau central […] ; le troisième élément structurant est un principe de voies de communication aériennes. En réalité la ville ne vole pas (c’est le rendu perspective en contre-plongée qui donne une impression de ville aérienne).
Encore aujourd’hui, l’idée fait rêver les architectes et urbanistes, à l’image de ces Cloud Skippers imaginés par le Studio Lindfors (présentés à la Biennale du Design de Saint-Étienne 2010). Il en existe évidemment de nombreux autres, qu’il serait fastidieux de citer. Ceux-là ont été choisis pour leur proximités visuelles : malgré 80 années d’écart entre les deux projets, on retrouve ainsi les mêmes imaginaires et surtout la même conception douteuse de la ville que cela sous-tend.
Une vision techniciste de l’exil
Outre leur dimension aérienne, ces différents projets se rapprochent en effet par leur conception techniciste de la ville ; c’est d’ailleurs commun aux autres grands archétypes de l’utopie urbaine du XIXe – XXe siècle (ville mobile ou ville flottante). Comme l’écrit Nicolas Lemas à propos de la “Ville volante” (mais pas suspendue) d’Eugène Hénard, présentée à Londres en 1910, ce type de projets urbains “s’appuie sur une foi inébranlable en les progrès fulgurants de la science, et de son versant appliqué, la technique […] au service du bonheur humain” (“Eugène Hénard et le futur urbain. Quelle politique pour l’utopie ?”, p. 86. Ouvrage en partie disponible sur Google Books). De même, pour Georgii Krutikov, “la planification de la Ville Volante peut ainsi s’inscrire dans l’idéologie progressiste de l’urbanisme.” ».
Pour reprendre François Delarue, “la Futurapolis du XIXe est un rêve d’ingénieur”. Et c’est justement là que le bât blesse : selon lui, cette “merveille technologique construite à la gloire de l’industrie et de la fée électricité paraît davantage asservir l’homme que le libérer.” On retrouve d’ailleurs cette violence dans les différentes représentations de villes volantes à travers la culture populaire (cf. inventaire publié en écho sur pop-up urbain). Derrière ces visuels séducteurs se cacherait donc une contre-utopie ? Comment l’expliquer ?
Bien que vendues comme émancipatrices, l’idée maîtresse qui sous-tend les cités volantes est en réalité de pouvoir se détacher (au sens propre) de ses congénères au sein d’un paradis privé. Cette observation est d’ailleurs valable pour les autres figures de l’utopie techniciste et qui tendent aujourd’hui à se concrétiser ; on pense notamment aux projets d’îles crées de toutes pièces dans le Golfe, ou aux projets de villes écologiques comme Masdar, en réalité réservés à quelques privilégiés.
Une utopie dégénérescente à euthanasier ?
Ainsi, les rêves de cités volantes apparaissent davantage comme des fantasmes stylisés des fameux “ghettos de riches” qui se multiplient à travers le monde depuis quelques années. Les différentes représentations issues de la culture populaire en témoignent d’ailleurs sans équivoque. Chacun se fera alors sa propre opinion sur cette assertion de Nicolas Lemas, pour qui la Ville volante d’Eugène Hénard est “le rêve du capitalisme accompli” (p. 85)…
Cette violence ségrégative semble d’ailleurs inhérente au concept même de ville volante, puisqu’on la retrouve poussée à l’extrême dans la description qu’en fait Gulliver en 1727. Et selon moi, cela n’a rien d’anecdotique…
Si quelque ville se révolte, ou refuse de payer les impôts, le roi [de Laputa] a deux façons de la réduire à l’obéissance. La première et la plus modérée est de tenir son île au-dessus de la ville rebelle, et des terres voisines : par-là il prive le pays et du soleil et de la pluie, ce qui cause la disette et les maladies. Mais si le crime le mérite, on les accable de grosses pierres qu’on leur jette du haut de l’île, dont ils ne peuvent se garantir qu’en se sauvant dans leurs celliers et dans leurs caves, tandis que les toits de leurs maisons sont mis en pièces. S’ils persistent témérairement dans leur obstination et dans leur révolte, le roi a recours alors au dernier remède, qui est de laisser tomber l’île à plomb sur leurs têtes; ce qui écrase toutes les maisons et tous les habitants. Le prince néanmoins se porte rarement à cette terrible extrémité, que les ministres n’osent lui conseiller; vu que ce procédé violent les rendrait odieux au peuple, et leur ferait tort à eux-mêmes, leurs biens se trouvant sur le continent.
Les Voyages de Gulliver, Jonathan Swift, 1727.
Troisième partie, chapitre III (via)
Tout concourt ainsi pour faire de la ville volante une “utopie dégénérescente” : une utopie d’apparence séduisante, mais en réalité porteuse de valeurs hautement critiquables. Pour paraphraser Julien Ribot à propos de sa propre chanson “Amour City” (une utopie urbaine “aux maisons en forme de montgolfières […] suspendues dans les airs”), le risque existe que “la naïveté volontaire du tableau devienne en réalité le piège qui se referme(ra) sur les (futurs) habitants”.
Dès lors, ne serait-il pas temps d’euthanasier ces utopies tentatrices avant qu’elles ne deviennent réalité, à Dubaï ou ailleurs ? Cela ne vaut toutefois que pour les cités volantes habitées par les Hommes. Pourquoi, par exemple, ne pas les imaginer habitées par faune et flore, telle une Arche de Noé naviguant au-dessus des nuages, ou par des technologies (panneaux solaires, éoliennes dès lors plus productifs ?). Dans cette perspective, la ville volante reste une utopie instanciable… dès lors qu’on s’éloigne de nos représentations séculaires.