[La série continue avec un quatrième épisode consacré à mon genre favori : le RPG et ses villes enchanteresses… Article original à lire sur la Gaîté Lyrique, en attendant le prochain épisode lundi prochain.]
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« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage...». Quiconque a déjà joué à un Role-Playing Game (RPG) connaît ce sentiment étrange qui habite le joueur, entre jouissance de l’aventure et, dans le même temps, besoin de faire une pause dans ce périple éprouvant : c’est le rôle de la ville-étape, un standard des jeux de rôles vidéludiques dont elle est quasiment l’apanage.
À l’instar de la ville simulée, la ville-étape décrirait presque un genre à part entière : le jeu d’aventure épique, et plus précisément le jeu de rôle à la Final Fantasy. Du moins, c’est dans ce genre qu’elle excelle, et on la retrouve finalement très peu présente dans d’autres styles de jeu où la ville fait davantage office de décor ou de plate-forme (à découvrir la semaine prochaine). Comment l’expliquer ? Et surtout, que peut-on lire entre les lignes de cette figure urbaine qui n’en est jamais vraiment une ?
Quand on arrive en ville
À la différence des trois autres archétypes de ville chroniqués dans cette série, la ville-étape se définit par ses fonctions primaires plutôt que par sa morphologie. Elle n’est, dans l’immense majorité des cas, qu’un lieu de pause permettant le ravitaillement des joueurs – et dans certains cas, l’avancée du scénario –, l’essentiel dugameplay étant basé sur les « donjons » et les combats contre les monstres, par définition situés hors de ces enceintes protectrices. Les contours de la ville-étape se façonnent donc par les lieux qui l’habitent, plutôt que par un style architectural qui varie en fonction de l’environnement dans lequel s’insère le jeu (heroic fantasy ou médiéval fantastique, steampunk ou rétrofuturisme, space opera, etc) Et même lorsque cet environnement est une ville à part entière, comme dans le sublime Resonance of Fate (2010), on retrouve l’ensemble des spécificités qui font une « ville de RPG » : un archipel de lieux anthropisés (des miniatures de ville-étape, en quelque sorte) entourés par des territoires hostiles.
De ce rôle d’étape découlent en effet quelques lieux et bâtiments emblématiques, que l’on retrouvera peu ou prou dans toutes les villes d’un même jeu, et dans tous les jeux du même genre : une auberge pour dormir, une armurerie pour acheter de nouveaux équipements (possiblement complétée par un forgeron pour mettre ses armes à niveau), une boutique d’objets divers pour préparer la suite du périple (soins, tentes, reliques, etc), une taverne pour récupérer des informations supplémentaires sur l’aventure, etc.
Voilà pour la base, à laquelle peuvent s’ajouter divers bâtiments plus spécifiques, en fonction du rôle que joue la ville dans le scénario et de son importance dans le méta-univers du jeu : lieu de culte, prison (une figure emblématique des RPG), château royal ou maison du maire, port ou aérodrome, théâtre ou opéra, une arène de combat, un casino ou un parc d’attraction, etc. Dans la plupart des jeux, l’arrivée dans une « grande » ville est d’ailleurs l’occasion d’une cutscene rendant compte de la vitalité du lieu (exemple ci-contre issu de Final Fantasy IX, 2000), dont la mise en valeur fait office de promesses ludiques quant à la poursuite immédiate de l’aventure.
Éloge du fonctionnalisme
On retrouve là une définition profondément contemporaine de la fabrique de la ville, construite sur un modèle fonctionnaliste tel que l’a définie la Charte d’Athènes de Le Corbusier. Celle-ci la distingue d’ailleurs d’une définition plus traditionnelle de la ville, par exemple celle de l’INSEE, où prime exclusivement la taille de la population (« une commune dont la population agglomérée compte au moins 2 000 habitants […] est dite ville isolée ou plus communément ville »)
Si cette considération sémantique peut paraître triviale pour le commun des mortels, elle est paradoxalement source de nombreux débats dans la géographie contemporaine, qui tente depuis des années de s’extraire de ces deux définitions trop manichéennes (d’un côté la fonction, de l’autre la population) :
« Pour les géographes contemporains comme Pierre George, une ville se définit comme « un groupement de populations agglomérées caractérisé par un effectif de population et par une forme d’organisation économique et sociale ». On fait aussi souvent la distinction entre ville et village avec les activités dominantes, en tenant compte de la population : la ville n’a pas une activité essentiellement agricole ou artisanale, contrairement au village, elle a aussi une activité commerciale, politique, intellectuelle. Avec cette définition, une ville pourrait être plus petite qu’une agglomération fortement peuplée à partir d’un réseau de communication. » (Wikipédia)
Mystification d’urbanités
C’est d’ailleurs l’un des grands paradoxes de ces villes de RPG, qui paraissent toujours assez peu peuplées par rapport à leur taille. Elles sont même parfois exclusivement fonctionnelles, à l’image de Mercantile dans Zelda : The Wind Waker (2002), qui se retrouve dépeuplée aux heures creuses. À la différence d’autres styles de jeu, où la densité de population inhérente à la ville est souvent oppressante et source de violences (exemple déjà évoqué des Beat’em All), la ville-étape est en effet un lieu de répit pour le joueur, assuré de ne pas se faire attaquer dès lors qu’il y pénètre. Dès lors, la ville occulte nombre de ses caractéristiques négatives, qui participent pourtant à faire d’une ville ce qu’elle est, et non un simple territoire résidentiel : délinquance, frictions avec la foule, désagréments quotidiens, etc. Au point de n’en être plus vraiment une ?
En réalité, la ville-étape est souvent plus proche du village que de la mégalopole. Ces dernières sont d’ailleurs souvent porteuses d’imaginaires péjoratifs. Illustration avec Volucité dans l’avant-dernière itération de Pokémon (2011), où il est impossible de discuter avec la foule qui parcourt les artères de cette ville faite de « gratte-ciel et de gens pressés », à l’opposé des autres ville-étapes du jeu, toutes accueillantes et surtout champêtres. De même dans Final Fantasy VII, où la ville principale (Midgar) se transforme littéralement en arme gigantesque, loin de l’image bucolique des autres villes qui parsèment le jeu.
À la différence des autres archétypes urbains, qui s’appuient sur une caricature plus ou moins fidèle d’urbanités « réelles », la ville-étape met toute son énergie dans l’effacement de ces pratiques certes peu enthousiasmantes, mais néanmoins inhérentes à la ville dense. Pour ce faire, elles misent tout sur le fonctionnalisme au détriment parfois des lieux-entre, et des pratiques qui s’y déroulent. Dès lors, la ville-étape perd un peu de ce qui fait son essence, son existence… alimentant au passage le mythe de la « place de village ». Plus proche du « relais d’étape » des temps passés que d’une véritable ville sédentarisée, elle contribue ainsi à mystifier le joueur dans sa perception du territoire, afin de rythmer son aventure entre périple et temps de répit.
NB : Pour aller plus loin, on lira avec attention cet excellent article d’Antonin Bechler sur la « recherche du foyer perdu» que représentent les villes dans les RPG japonais. Article consacré aux « Légendes urbaines », publié dans les Cahiers des Jeux Vidéo qui nous ont considérablement inspirés dans cette série de chroniques :
« Le passage en ville est un lieu commun du jeu de rôle. Il n’en reste pas moins chargé de sens. Les jeux japonais sont durablement marqués par une pensée de l’exil liée à l’arrachement de la vie traditionnelle. Si le joueur s’échappe d’un foyer incomplet, il doit pourtant tout faire pour en fondé un nouveau. »