[ On rentre dans le vif du sujet avec ce premier décryptage des grandes figures de la ville dans les jeux vidéo… De la skyline caricaturée à l’hyperréalisme, du simulacre à la simulation : comment la ville-décor est-elle imposé un nouveau paradigme de l’immersion ? Chronique originale à lire sur le magazine de la Gaîté Lyrique. ]
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Les présences urbaines dans le jeu vidéo ne datent pas d’hier. Mieux, elles remontent à ses plus tendres origines. Exemple : dans Defender (1980), où apparaît une ébauche de skyline en guise de décor terrestre. À défaut de pouvoir représenter les humains qu’il doit défendre d’une invasion extraterrestre, quelques blocs pixellisés feront office de contextualisation, permettant au joueur de prendre la pleine mesure de la situation – et donc de ses objectifs vidéoludiques.
Simulacres de ville
C’est la première des quatre grandes incarnations de la ville qui seront décortiquées dans cette série. La ville-décor est, par définition, une ville qui ne peut être directement manipulée, et dont la première fonction est de plonger le joueur dans un contexte familier. Logique : ce dernier doit pouvoir trouver dans ce décor les repères nécessaires à son immersion, élément fondamental de tout jeu vidéo. Mais, faute de puissance graphique, ces décors vidéoludiques devront pendant longtemps se contenter de « forcer le trait » de ces représentations urbaines, par conséquent caricaturales.
Les jeux de combats et autres beat’em all des années 80-90 en sont peut-être les meilleurs témoins, donnant au passage ses lettres de noblesse à cette ville-décor. Les perspectives urbaines, affichées en arrière-plan, misent ainsi sur quelques stéréotypes parfois grossiers pour situer les lieux et donc contextualiser les combats : un ersatz de Statue de la Liberté pour New York, quelques toits de pagodes pour la Chine, un bâti vieillissant pour l’Europe, la Place Rouge pour Moscou, etc.
Malgré leurs limites, ces décors n’en déploient pas moins une grande richesse urbanistique, comme le démontre cette « Petite géographie de South Town » réalisée par Game A sur l’excellent blog La Faute à la Manette, qui autopsie les décors des différents jeux qui s’y déroulent (séries des Art of Fighting et Fatal Fury)
Désamours de jeunesse
De surcroît, ces décors sont aussi le produit de leur époque, et permettent ainsi de décrypter l’évolution des représentations populaires de la ville à travers le temps. Les jeux de combats des années 90, par exemple, mettaient particulièrement bien en scène une violence de rue supposée inhérente à la mégalopole, en particulier New York. Comme l’explique encore Game A dans une autre analyse, cette fois consacrée au jeu Final Fight :
« Peut-on se contenter de voir une simple coïncidence entre la vogue des beat ‘em up qui a duré quatre bonnes années et la vague de crimes qui submergeait les États-Unis à peu près au même moment ? L’hégémonie médiatique américaine de la période aurait pu facilement contaminer « l’air du temps » du monde entier, et le nombre de jeux de baston de l’époque en être à la fois la conséquence, le témoignage et un moyen de canaliser cette angoisse. »
Toute l’ambiguïté du rapport qu’entretiennent les jeux vidéo à l’égard de la ville – en particulier la « grande ville » – tient dans cette relation d’amour/haine, reflet d’une tension entre nécessité d’immersion et rejet naturel de la ville elle-même. On y reviendra prochainement, dans une chronique dédiée aux paradoxes de la « ville-étape », en particulier dans les RPG japonais.
Le nouvel étalon de l’immersion
De fait, le déclin de l’empire américain et la fin de la bipolarisation du monde vont contribuer à faire émerger de nouvelles formes urbaines dans les jeux vidéos. En parallèle, l’évolution des moteurs graphiques va permettre aux développeurs d’améliorer sensiblement la qualité de leurs décors.
La caricature s’amoindrit, les représentations urbaines s’affinent, et les jeux se rapprochent progressivement d’un photo-réalisme qui aboutira, deux décennies plus tard, à l’étendard Gran Theft Auto, en particulier les épisodes en 3D. Un photo-réalisme à ce point réaliste qu’il en devient troublant, et même hyper-réel lorsqu’il se confond presque avec la réalité.
Entre temps, la nature de la ville-décor a donc évolué : à l’origine simple arrière-plan, elle englobe maintenant le joueur qui la parcourt, à défaut de pouvoir la manipuler (ce sera l’objet d’une prochaine chronique sur la “ville-plateforme”). Le règne de la 3D a imposé son cahier des charges, définissant le nouveau paradigme de l’immersivité virtuelle.
Ce n’est pas sans raison si les outils cartographiques ou urbanistiques s’inspirent directement des jeux vidéo, à l’image de l’outil de concertation urbaine Participatory Chinatown, lauréat d’un prix lors du festival Games for Change, et qui met les joueurs dans la peau d’un héros de GTA-like.
Vers la ville simulée
Mais le réalisme d’un GTA ou autre jeu du même acabit ne tient pas tant à sa qualité de reproduction de décors réels, qu’au soin mis par les développeurs pour fabriquer une véritable ville, loin des clichés dont se contentaient ses prédécesseurs. Une démarche iconoclaste si on la compare aux traditions de l’époque, depuis devenu l’étalon. Comme l’expliquent les concepteurs de GTA IV dans une interview rapportée par Nicolas Nova :
« Nous avons créé une approximation, une abréviation d’une ville réelle, pensée en détail avec la variété d’éléments visuels et typographiques que nous voulions (…) Nous essayons de faire un monde qui, à première vue, paraît complètement normal mais qui révèle son absurdité quand on joue. (…) Nous construisons toujours la structure urbaine en premier lieu puis nous incluons les missions et les histoires dedans. »
Ce n’est pas sans raison si le prochain GTA reflète – voire calque presque – les conclusions emblématiques de la sociologie urbaine de ces dernières années, s’inscrivant en particulier dans l’héritage de Mike Davis. Il aura toutefois fallu deux décennies pour voir cette pensée irriguer les jeux vidéo, là où d’autres arts avaient su s’en inspirer bien plus tôt. La preuve que le jeu vidéo a encore beaucoup à apprendre dans sa quête inachevée du réalisme total.
Ndlr : Merci à Antoine pour son aide.