[Avant-dernière chronique de cette série inspirée par Erwan Cario et Transit-City. Article original sur le magazine de la Gaîté Lyrique, en attendant la conclusion.]
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Dernière figure de notre quadriptyque, la « ville-plateforme » est aussi l’une des plus récente à s’être imposée dans le paysage vidéoludique. Cet essor relativement fulgurant n’est en rien surprenant : s’il s’explique notamment par l’évolution des processeurs et des moteurs de jeu, elle est surtout la traduction « virtuelle » de pratiques émergentes observées dans le monde réel, en particulier le « hors-piste » urbain. Après s’en être inspirés, c’est au tour des jeux vidéo d’insuffler de nouvelles pratiques urbaines, ou du moins de contribuer à leur démocratisation.
Glisses urbaines
La ville-plateforme s’inscrit dans la directe continuité de la « ville-décor », premier archétype décrypté dans cette série. Mais là où celle-ci n’avait par définition qu’une fonction « décorative », la ville-plateforme est au contraire conçue comme un terrain de jeu manipulable à l’envi – ou presque. S’il est difficile de lui trouver une origine précise, tant les frontières entre les deux sont poreuses, on peut néanmoins citer trois exemples précurseurs ayant permis ce dépassement de la fonction « décor », et donc son évolution en « ville-plateforme ».
Sorti en 1999, Tony Hawk’s Pro Skater prend logiquement place dans des environnements urbains, pour la plupart directement inspirés de lieux réels (Marseille, Venice Beach, etc.) La ville devient ainsi, par la force des choses et des grinds à tout-va, un terrain de jeu pour skater décomplexé. Une évidence, tant le skateboard est urbain par essence – sauf quand on le cantonne tristement à des skateparks, qui plus est en le privant d’accès à la ville par des dispositifs architecturaux et urbanistiques contraignants.
Dans la même veine, le cultissime Jet Set Radio proposait un an plus tard de parcourir, cette fois en rollers, une mégalopole semi-fictive inspirées par Tokyo. Comme dans Tony Hack’s Pro Skater, le joueur est invité à parcourir la ville sous toutes ses coutures : toits, recoins obscurs et mobiliers divers sont accessibles aux grinds et figures des protagonistes. Seule différence avec son précédesseur, le gameplay n’est pas centré sur la figure mais bien sur l’appropriation de la ville, grâce à des graffitis.
Agilités urbaines
Enfin, en 2003 sortait Prince of Persia : Les Sables du Temps, l’un des premiers jeux à s’inspirer de la pratique du « parkour », cette discipline sportive démocratisée avec des films tels que Yamakasi (2001). Or, c’est précisément ces gestes et chorégraphies qui ont contribués à l’essor de la ville-plateforme dans le paysage vidéoludique, en particulier au travers de son porte-étendard Assassin’s Creed (2007)
À l’instar du skate et du roller (ou du BMX, etc.), le parkour invite les citadins à exploiter la ville comme terrain de jeu grandeur nature, dans une logique de « hors-piste » qui se détourne des sentiers balisés (trottoirs, etc). Ces pratiques, baptisées « cultures urbaines et sportives alternatives » par le sociologue Florian Lebreton, contribuent à définir une « urbanité ludique » qui prend une place croissante dans nos territoires [pour aller plus loin : Ville ludifiée, ville lubrifiée]
Logiquement, leur mainstreamisation au travers de films et séries (James Bond : Casino Royale, Misfits, etc.) se retrouve aussi dans les jeux vidéo, qui offrent à cette discipline une scène de premier choix pour s’y épanouir… en toute sécurité, et sans nécessité de « skills » particulières (autres que les prouesses du gamer,manette en main, évidemment)
Sportivités urbaines
Le parkour étant en quelque sorte l’héritier du skate en tant qu’incarnation d’une certaine « coolitude urbaine », on le retrouve présent dans de nombreux jeux récents : Assassin’s Creed lui a donné ses lettres de noblesse en le mettant au cœur de son gameplay, devenant l’emblème de ce croisement entre parkour et univers fictif ; de même, inFamous (2009) s’en inspire très directement, et Prototype (2009) le réinvente à l’aide de superpouvoirs.
À skate, en roller ou en baskets, ces « sportivités » alternatives dévoilent le potentiel de la ville comme terrain de jeu aussi vaste qu’infini, au potentiel complètement sous-exploité. Leur multiplication récente dans la pop-culture, en accélération depuis la fin des années 2000 avec ces jeux, favorise leur inscription dans l’imaginaire collectif et incite concrètement les citadins et les acteurs urbains à s’interroger sur leur espace environnant. La ville ne pourrait-elle pas être aussi un stade décloisonné ?
Si les élus tardent à répondre positivement à cette doléance, les marques ont bien compris l’enjeu et les valeurs communicationnelles qui s’y rattachent. En témoigne ce récent spot Nike qui reprend directement les gestes du parkour et les insère dans le ballet des sportivités traditionnelles, en y greffant de nombreux codes vidéoludiques : Donkey Kong, etc. [pour aller plus loin : J’cours + vite que les villes]
Mais qu’on ne s’y trompe pas : nul besoin de ces technologies et imaginaires fictionnels pour faire de la ville un véritable terrain de jeu. Pas plus que de talents sportifs particuliers, qui ne s’acquièrent qu’après des années d’entraînements plus ou moins périlleux, et du moins réservés à certaines populations. Un peu de scotch et beaucoup d’imagination suffisent pour « hacker la ville », comme l’a brillamment démontré l’hacktiviste Florian Rivière au cours d’un atelier dublinois.
La ville est un terrain de jeu comme les autres : les horizons qui s’ouvrent avec les jeux vidéo précédemment cités peuvent (doivent ?) trouver un écho dans la fabrique des villes de demain. Comment favoriser la pratique du hors-piste urbain, plutôt que de vouloir à tout prix en empêcher le déploiement sans heurts ? Eléments de réponse et questions concomitantes dans la prochaine et dernière chronique de cette série.