[Note : ce texte a été rédigé pour Owni, dans le cadre d’un beau triptyque sur les mobilités urbaines : la suite ici (par Sylvain Lapoix) et là (par votre aimable serviteur). Je me suis par ailleurs permis de reprendre les commentaires originaux, afin que tout le monde puisse en profiter. Le billet original est à lire ici ; mes autres contributions sont à découvrir là. Merci à Owni pour leur aide et leur amitié, et félicitations au passage !
Précision importante : contrairement à ce que son titre laisse supposer, ce billet est garanti 100% porn-free :-) Et pour ceux qui connaissent déjà mon discours, je n’aborderai pas ici le versant “numérique” de la ludification.]
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Quand la pop-culture surfe sur les glisses urbaines
La culture populaire est un formidable témoin des tendances à l’œuvre dans nos ville. Il en va ainsi de l’essor de la culture skate-roller-BMX (les “glisses urbaines”), mesurable au succès de ses avatars vidéoludiques dans les années 80-90 (rétrospectives des jeux de skate à lire ici ou là). Plus proche de nous, elle a grandement contribué à la visibilité des “sports urbains” et du parkour en particulier, avec des films comme Yamakasi ou Banlieue 13, ou des jeux vidéo comme Mirror’s Edge. Vous reprendrez bien un peu de vidéo in game… ou IRL ? Et pourquoi pas du ski urbain, tant qu’on y est ? (via Urbain, trop urbain)
Des œuvres plus ou moins réussies (suivez mon regard…), mais dont le succès participe de facto à installer ces pratiques “alternatives” dans l’inconscient collectif du paysage urbain. Pour autant, cela ne suffit pas à diminuer la réticence des collectivités à les laisser s’y développer en paix. Car mis à part quelques initiatives isolées, “la logique actuelle est de mettre des ‘anti-skates’ partout, pour empêcher la ‘dégradation’ des bâtiments, des bancs et des sols” (c’est évidemment valable pour les autres pratiques). Paradoxal, compte-tenu de l’ébullition pop-culturelle qui accompagne ces pratiques depuis leur naissance, et donc difficilement compréhensible par des pratiquants de plus en plus nombreux.
Boutez ce skate !
Florian Lebreton résume la situation en quatrième de couverture de sa Socio-anthropologie de l’urbanité ludique : “Les politiques urbaines et sportives n’offrent que peu de solutions convenables pour garantir un “vivre ensemble” [ndlr : entre pratiquants et non-pratiquants des “cultures urbaines et sportives alternatives” étudiées : spéléologie urbaine, parkour, street-golf et base-jump urbain] ; des tensions naissent de ces usages alternatifs et vertigineux de l’espace public et des espaces de la ville (rue, jardin, trottoir, jardin public, place publique, immeuble, toit, parking…)”. Il faut dire que tout le monde n’y met pas forcément du sien… n’est-ce pas, trailer de ‘Shaun White Skateboarding’ ? ;-) (via)
Car les pratiques ludiques font peur, pour des raisons plus ou moins rationnelles : sécurité des pratiquants et des non-pratiquants, dégradations diverses, ou tout simplement volonté de maîtriser ces pratiques anti-conformistes. Erreur ! Car celles-ci possèdent, dans leur essence même, de nombreuses vertus. Elles agissent ainsi comme révélateurs d’une autre manière de consommer la ville, favorisant l’intégration à la trame urbaine des “vides” de la ville, un “matériau qui permet d’accepter et d’aimer les paysages contemporains” selon Dominique Perrault, architecte-urbaniste désigné pour représenter la France lors de la Biennale de Venise.
Plus encore, ces pratiques invitent – certes avec fracas – l’élément ludique dans le quotidien urbain, car c’est bien de plaisir que l’on parle ici. Je suis moi-même un fervent praticien de ces pratiques “ludiques et sportives” en milieu urbain, comme je l’avais raconté dans “Eyeshield 21 et le slalom urbain : un éloge de l’instant”. Pour les raisons que l’on connaît, les villes acceptent encore difficilement d‘admettre que l’élément ludique possède une véritable valeur en termes de cohésion et de fonctionnement de la cité. Or, selon les chercheurs Sonia Lavadinho et Yves Winkin, si“l’embellissement des espaces publics est une dimension très banale des politiques urbaines, beaucoup plus rares sont les villes qui ont mis en place des stratégies de ‘ludification’”. Un terme formé, selon eux, “à partir de ‘ludique’ et de fluidification’ pour évoquer la capacité des villes à augmenter les déplacements en modes doux grâce à un recadrage ludique, éphémère ou permanent, des espaces traversés.” Inutile de préciser qu’on nage ici en plein dedans.
Autrement dit, les modes doux et la marche s’enfoncent dans les brèches créées par les sports urbains alternatifs, avec les vertus que l’on connait, ouvrant la voie à d’autres itérations : “dérive” et “sérendipité”, retrouver le plaisir de se perdre. Dès lors, les sports urbains se font moteurs d’une ré-appropriation alternative et durable de l’espace urbain.
Me voilà sur un toboggan, emporté par un ouragan
Tout cela est bien beau, mais il nous manque toujours un cadre conceptuel, un imaginaire suffisamment puissant pour inscrire durablement les pratiques ludiques dans l’inconscient urbain. Dans de telles situations, le jeu des mots et des métaphores est toujours d’une grande aide. Comme le précisent en conclusion Sonia Lavandinho et Yves Winkin, “les mots-valise [‘ludification’] ont toujours un double fond. Le philosophe des sciences Carl Hempel parlait de la dimension heuristique des mots à grande disponibilité sémantique. C’est le cas de ‘ludification’, que nous proposons aux professionnels de la ville. La ludification des villes n’existe pas encore [de manière officielle et volontaire], mais les résonances du mot, de la fluidité à la lubrification en passant par la ludicité, sont autant d’invitations à repenser les rapports, physiques et imaginaires, qui peuvent s’installer entre les piétons et leurs villes.”
Vous avez bien lu : “lubrification”. Le terme est puissant, porteur de sens. La métaphore contient tout du potentiel de ‘glisse’ et de ‘fluide’ que doit véhiculer la ‘ludification’. Et concrètement, ça donne quoi ? Rien que de très chaste, soyez-en sûr !1
Ce texte restera donc marqué du sceau de l’innocence ; car la lubrification évoque autant les toboggans glissants d’une ville fluide, que d’autres fluides glissants que l’on taira ici. Ce sont certainement les publicitaires qui l’ont le mieux compris, un exemple avec ce spot pour la carte de crédit Barclaycard (via) :
Autre exemple récupéré chez Transit-City : “Et si la mobilité urbaine devenait – enfin – plus ludique ?” Et bien voilà à quoi pourrait ressembler la ville de demain, vue à travers une publicité pour BlackBerry :
Volkswagen, disciple de la “Fun Theory”, ne se contente d’ailleurs pas d’un spot télévisé en installant carrément un toboggan dans les escaliers d’un métro berlinois. Selon ses promoteurs :
“les toboggans ont changé la routine quotidienne de ceux qui les ont essayés, modifiant leurs modes de transport et leur conception de ce qui est socialement approprié. Au beau milieu de l’espace public, en voyageant grâce à un toboggan comme un enfant sur une aire de jeux, on perd toute notion de contrôle, exactement ce que l’on redoute dans un environnement collectif. L’idée initiale de la Fun Theory était que, en rendant les choses amusantes, on stimulerait les bons comportements, comme par exemple prendre les escaliers plutôt que les escalators.” [traduction par Owni]
En un mot : prenez votre pied, au sens littéral comme au figuré, et c’est toute la ville qui en jouira :-) Une maxime qui pourrait aisément s’intégrer quotidien urbain ; sans toboggan, certes, mais en privilégiant davantage de lenteur, d’enchantement et d’émerveillement. C’est le concept du “pop-up urbain” qui donne son nom à mon blog : des attractions éphémères s’intégrant dans les routines urbaines, via des installations physiques ou virtuelles (un pop-up sur smartphone), invitant par exemple le citadin à dévier de ses trajectoires le temps d’une pause fun aux vertus sous-jacentes ; autrement dit, à se saisir des opportunités de la ville tout comme l’héroïne du jeu “Mirror’s Edge” exploite son “sixième sens” du déplacement.
Les limites des promesses du LOL urbain
Toutes ces campagnes résonnent de concert sur une tendance plus générale, celle desvilles/parcs de loisirs (cf. l’expo Dreamlands au Centre Pompidou). Attention ! La tentation n’est pas loin de se laisser aveugler par les promesses du LOL urbain. Aussi vertueuse soit-elle, la ville ludique ne doit pas occulter les problématiques de la ville qu’elle saupoudrerait d’enchantement : inflation des temps de déplacement quotidien, infrastructures obsolètes, perte de lien social, pauvreté conceptuelle et réelle de la ville (cf. Peinturlurage : cachez cette misère que je ne saurais voir), urbanisme sécuritaire, etc.
Seconde menace, plus latente : les promesses de la ville lubrifiée sont celles, tant vantées ici, d’une ville excessivement fluide, glissante… jusqu’au “liquide” qu’évoque indirectement le toboggan. A priori, rien d’inquiétant… Sauf que. Sauf que la ville en mouvement représente un véritable “dogme” qu’il me semble aujourd’hui nécessaire d’interroger, voire même de remettre en question. Si la perspective d’une ville en mouvement a ici été présentée sous le visage radieux du LOL, il convient donc de proposer le contrepoint dans un second billet (initialement publié sur Owni).
- Quoique, on sous-estime grandement la capital érotique de la ville et de ses mobilités… cf. “Walkability is the new aphrodisiac”, L’érotisme est un GPS comme les autres et La géo ça sert d’abord à faire l’amour, et bientôt un dossier étoffé sur le porno urbain. [↩]