« Les souffrances et les morts annoncés se produiront inévitablement, tel un destin inexorable. Le présent en conserve la mémoire, et l’esprit peut se projeter dans l’après-catastrophe, traitant l’événement sur le mode du futur antérieur : il existe un moment du point de vue duquel on pourra dire que la catastrophe aura eu lieu : “Après-demain, le déluge sera quelque chose qui aura été.” »1
Your Name de Makoto Shinkai est le film d’animation japonais qui a marqué l’année 2016, sorti en France à la fin de l’année dernière. En voici le pitch principal :
« Mitsuha, dix-sept ans, est lycéenne dans le petit village lacustre d’Itomori. Taki, de son côté, est un lycéen tokyoïte timide et doué en dessin. Alors qu’une comète passe dans le ciel d’Itomori, leur destin va basculer lorsqu’ils se rendent compte qu’ils se retrouvent chacun dans le corps de l’autre à raison de deux ou trois jours par semaine. Rapidement, ils tentent de communiquer et de se connaître par l’entremise de messages écrits sur leurs corps, puis dans leurs téléphones portables respectifs, établissant des règles pour ne pas perturber la vie de l’autre.
Au bout d’un temps, plus aucun échange ne se produit. Taki décide de partir à la recherche de Mitsuha. Ne sachant rien de l’endroit où elle habite mis à part les quelques souvenirs vécus lors de leurs échanges corporels, il tente de se repérer avec les croquis du village qu’il a esquissés. Alors qu’il commence à perdre espoir, un habitant de la région reconnaît son dessin et lui apprend l’affreuse nouvelle : Itomori a été détruit trois ans auparavant par la chute d’une météorite. En cherchant dans les registres, Taki retrouve le nom de Mitsuha et de sa famille dans la liste des victimes. Il comprend alors que leurs échanges ne s’effectuaient pas dans la même trame temporelle.S’en suivent alors diverses péripéties au cours desquelles Taki les deux jeunes gens tentent de se retrouver en déjouant le cours du temps… »
Ce qui frappe au premier abord dans le film Your Name, c’est sa promiscuité avec plusieurs œuvres de la culture populaire japonaise. Que ce soit du point de vue de la performance de ses recettes, ou par certains thèmes qu’il aborde, la presse a ainsi épuisé la filiation de Kimi no na wa (en VO) avec les réalisations du studio Ghibli. On retrouve également le propos et l’esthétique de certains mangas shonen traitant de l’adolescence. Enfin, on retrouve des éléments de scénario relevant de la science-fiction et un catastrophisme ambiant – toiles de fond récurrentes des productions nippones, de Godzilla à Evangelion.
Le Vent se lève d’Hayao Miyazaki (2013) et Doomed Megalopolis de Hiroshi Aramata (1991) accordent tous deux une scène sensationnelle au grand séisme de Kantō de 1923
Malgré des références et sources d’inspiration éculées, Your Name amène une esthétique et des questions contemporaines encore peu explorées. Le film de Shinkai parle du surgissement de la catastrophe dans le quotidien. Le succès du film s’explique ainsi en partie pour l’écho culturel et cognitif que sa narration produit inévitablement dans la société japonaise post-mars 2011. Il traduit et convoque la tragédie qui a eu lieu.
Depuis cette date, un certain nombre de catastrophes passées annoncent celle à venir : le big one. Depuis Fukushima, le Japon se trouve dans la situation inédite d’être toujours dans le processus de reconstruction, tout en se préparant à un désastre majeur.2
Dans Your Name, la catastrophe est représentée par une pluie de comètes spectaculaire survolant le Japon. L’un des corps célestes dévie de sa trajectoire pour atterrir sur le village de l’héroïne.
On retrouve les grandes problématiques associées à l’événement du 11 mars 2011, dans la manière dont le phénomène est relaté dans la fiction :
– les médias communiquant l’événement depuis Tokyo, diffusant des images avec un fort impact visuel
– la réaction à retardement des hommes politiques locaux. Le père de l’héroïne, maire de la ville, réagit dans un second temps après l’intervention de nombreux intermédiaires.
On comprend aussi que le lac a été formé par une première comète. La catastrophe qui arrive est déjà survenue. Comme lors du tsunami du 11 mars 2011, on a retrouvé les traces des précédentes catastrophes. Presque effacées de la mémoire collective, ces événements persistent dans la nature.
Vue sur le village fictif d’Itomori où réside Mitsuha, construit autour d’un gigantesque lac arrondi
Itomori détruit
Lieu de pélerinage sacré, dans les montagnes bordant le village d’Itomori, qui semble tout autant s’être développé dans un cratère…3
La grand-mère de l’héroïne évoque à plusieurs reprises le terme de musubi, proche de celui de musuhi. D’un côté, Musuhi évoque un des kami (divinités) de la religion shinto. De son côté, la polysémie du premier terme est particulièrement intéressante : musubi signifie « tisser ensemble ». La métaphore du fil est ainsi présente dans l’ensemble du film, du lien matériel qui connecte les deux adolescents (un bout de ficelle, donné par Mitsuha à Taki pour qu’il se souvienne de leur première rencontre) à l’activité artisanale transmise de femmes en filles dans la famille de l’héroïne. De part cette analogie filée, il s’agit de réconcilier, de tisser à nouveau les liens entre passé, futur et présent, mais également la destinée des deux jeunes protagonistes.
Le film narre le quotidien de deux Japons qui semblent peu se connaître et ne plus se rencontrer. La ville ne vit plus avec la nostalgie de la campagne. Il s’agit plutôt de deux réalités qui coexistent. En cela, le thème du furusato (la « ville natale ») est actualisé. La campagne n’est plus ce que l’on a perdu en déménageant : c’est ce qui existe en dehors de ma réalité. C’est le lieu où persiste le temple, les rites et l’artisanat mais aussi les kami : un espace mystique.
Your Name illustre la désynchronisation (la décoïncidence) de la catastrophe. Dans le film, avant d’arriver à l’éviter, le désastre a tout de même lieu. Est ainsi mise en lumière la difficulté d’envisager les différentes temporalités (la mémoire collective, l’événement, sa préparation, la reconstruction) du village d’Itomori, et de les faire dialoguer. Le film joue sur différentes narrations, différents types de représentations, créant le trouble et de la rupture dans les thématiques invoquées.
Le film s’ouvre sur la catastrophe. Il nous montre son prologue pour enfin dévoiler comment l’éviter. La catastrophe crée aussi ses ruptures. Elle est vue du proche et du lointain, aussi bien géographiquement que dans le temps.4 Cette désynchronisation s’appuie surtout sur une rencontre. Celle, unique, surnaturelle et décalée dans le temps de l’intrigue, des deux personnages. C’est parce que le fil temporel de leur rencontre est désynchronisé que le sauvetage du village est rendu possible.
Enfin, il n’est sûrement pas anodin que le personnage principal se destine à devenir architecte. Il retrouve le village disparu à l’aide d’un dessin réalisé d’après ses souvenirs. Ce dessin permet-il de créer un paysage qui va disparaître, ou de recréer un paysage qui a disparu ?
Cette désynchronisation est le contexte dans lequel les architectes japonais construisent : entre la reconstruction dans le Tohoku d’un côté ; en se préparant à une prochaine destruction à Tokyo de l’autre. Doit-on recréer des paysages détruits ou créer des paysages à détruire ?
- Jean-Pierre DUPUY, « Petite métaphysique des tsunamis », Editions du Seuil, 2005, p. 17. [↩]
- Une des statistiques est qu’il y a 70% de chance qu’un tremblement de terre majeur survienne à Tokyo dans les 20 prochaines années. [↩]
- Pour celles et ceux que ça intéresse : le lieu fictif serait basé sur une île volcanique isolée, du nom d’Aogashima, – source [↩]
- Une mention spéciale pour la BO du film, avec l’incursion de « clips » qui apporte un temporalité différente dans les modes de narration. [↩]