Peu de campagnes publicitaires réussissent à véritablement décrire avec (im)pertinence le monde urbain qui les entoure, dans ses infimes complexités, de manière consciente ou non. En termes de marketing automobile, j’avais déjà souligné les qualités des spots Nissan Qashqai, malgré leur discours vicieusement subversif. Hors du secteur auto, de telles campagnes sont malheureusement plus difficiles à trouver. Nombreux sont les spots qui mettent la ville en scène (exemples ici ou là), mais peu dépassent le « one-shot », ne permettant donc pas d’illustrer de manière globale les dernières tendances urbaines.
Les récents spots Samsung (notamment pour la tablette Galaxy Note, mais aussi pour le smartphone Galaxy), font partie de ces raretés qu’il convient de décortiquer. Non pas pour leurs qualités intrinsèques, mais pour la foule de détails qui contribuent à raconter une certaine réalité du paysage urbain contemporain… mais aussi à la légitimer, pour le meilleur et pour le pire.
Ce ne sera pas exactement l’objet de ce billet, mais il convient de discuter cet effet performatif de la publicité, qui témoigne d’un côté d’une tendance émergente, et dans le même temps l’impose dans l’imaginaire collectif. Ou, comme l’écrivait Greimas : « La figurativité n’est jamais innocente« …1
Il ne s’agira pas non plus de critiquer les publicités ou leurs publicitaires, mais d’analyser ce qu’elles racontent de la ville, et c’est cela qui pourra être critiqué. Décryptages en quatre spots commentés (une seconde partie suivra, consacrée à d’autres spots récents de la même marque, proposant une vision parallèle).
–
Au départ, ce n’est qu’une pub de plus, pour un smartphone de plus, probablement entrevue au détour d’une émission hautement intellectuelle. On y jette quand même un oeil, par acquis de conscience professionnelle : parce que la vie mobile est l’un des sujets fondamentaux de ce blog, et la publicité l’une de ses matières premières. On se retrouve alors devant cette pub particulièrement fade, au scénario éculé : un cadre sup’ doit aider un collègue à faire une présentation à distance, depuis son smartphone-tablette, afin de prouver les capacités techniques de l’appareil. Booooooring. Et puis, au détour d’une image, un détail attire l’œil expert, jamais en sommeil malgré la platitude du spot.
(vidéo malheureusement introuvable)
Vous avez remarqué ? Eh oui, la présentation en question parle de ville, et plus précisément d’un « projet économique sur la ville idéale » (cf. capture d’écran). Bigre ! Au menu, diagrammes de parts de marché et de satisfaction clients… Bigre, bis ! Les citadins de la ville idéale seraient donc des « clients » ? C’est peut-être un détail pour les publicitaires auteurs de la pub2, mais pour moi ça veut dire beaucoup…
Derrière ces quelques mots, on retrouve en effet une tendance bien connue des villes actuelles, qu’on les baptise « durables », « vivables », « créatives » ou « intelligentes ». Mises en concurrence, les métropoles se doivent d’attirer davantage de « classes créatives » que leurs voisines, en mettant en oeuvre diverses stratégies de marketing territorial. Dans ce contexte, les citadins les plus désirables (pour résumer, les Emplois Métropolitains Supérieurs) représentent des parts de marché à qui il faut « vendre » un projet urbain, comme on vendrait une résidence en bord de mer. La pub est donc d’une grande qualité pour témoigner d’une tendance réelle, souvent ignorée par les citadins moins informés. Mais dans le même temps, elle participe à inscrire cette logique libérale dans l’inconscient collectif, et c’est tout de suite bien moins sympathique…
Un vil idéal urbain, donc, mais un descriptif réaliste du monde qui nous entoure. Intrigué par ce spot, je me suis mis à fouiller les internets pour dénicher d’autres pubs de la campagne Galaxy Note, et voir si l’on y retrouvait de tels détails croustillants. Et devinez quoi ? c’est le cas. La preuve avec ce second spot diffusé en France, bien moins critiquable que son grand frère sorti d’HEC…3
Le registre est le même, mais le regard est bien différent. Ici, point de logique économique sous-tendant la construction de cette « ville idéale », mais une focalisation sur son usager premier, le citadin. De New York à Auckland (semble-t-il, cf. le dernier plan), celui-ci fabrique lui-même sa « ville idéale », tel un patchwork enfantin qu’il irait fièrement montrer à ses parents (Papa, maman ! C’est « mon projet rêvé » !). On pourra certes lui reprocher un certain manque de goût architectural, en reprenant un building somme toute assez laid… Mais contrairement au spot précédent, cette pub montre une version véritablement souhaitable de cette « ville idéale », non pas dans ses formes mais dans ses processus de construction : la ville idéale ne se markette pas mais se désire, se rêve et se dessine.
Certes, le propos est volontiers naïf. Mais en les portant à l’écran, en les rendant « mainstream », les publicitaires Samsung offre une légitimité intéressante à ces dynamiques de co-construction urbaine, et peuvent servir de base pour illustrer la pertinence de tels outils. On retrouve donc, ici aussi, certaines mécaniques fondamentales de la fabrique contemporaine de la cité. Celles-ci prennent, dans le monde « réel », la forme d’outils d’urbanisme collaboratif et d’éditorialisation de la ville. Sur ce sujet, vous pouvez aller regarder les présentations de la conférence Read\Write City, à laquelle je participais (cf. Des craies pour (d’)écrire la ville), et qui regorgent de tels exemples. C’est à se demander si Samsung ne souhaiterait pas s’imposer comme un véritable « opérateur urbain »…
Une troisième spot (cette fois pour le Samsung Galaxy tout-court) s’inscrit dans la même veine, bien qu’il ne parle pas d’urbanisme collaboratif à proprement parler, mais plutôt de morphologies. L’intro est sans équivoque : « Vous rêvez d’un monde qui vous ressemble ? » Et la jeune usagère d’envoyer brinquebaler sa terne ville de béton, pour y installer un cossu bar à cocktail.
Encore une fois, les publicitaires manquent cruellement de goût quant à l’imaginaire qu’ils souhaitent mettre en avant (on se croirait dans un épisode d’Entourage en rooftop). Mais après tout, si ça plait au grand public… Il est par contre plus regrettable que les désirs les plus profonds de cette jeune cadre dynamique soient de remplacer des logements, supposément populaires, par une lieu branché qui a de grandes chances d’être en accès privé. Je vous laisse en tirer vos propres conclusions, mais je dois avouer que cet « idéal urbain » ne m’enchante guère, surtout s’il contribue à imprimer ces désirs dans l’inconscient collectif. Et ce d’autant plus que ce processus urbain de gentrification et d’éviction des classes les plus précaires, dû à l’arrivée (entre autres) de cafés branchés dans un quartier populaire, est aujourd’hui l’une des problématiques majeures des villes occidentales.
Heureusement, un dernier spot est là pour me réconcilier avec les campagnes Samsung. On retombe dans une certaine naïveté, comme si l’éditorialisation de la ville ne pouvait être que sérieuse (spots 1 et 3) ou enfantine (spot 2 et 4), et que les deux n’étaient pas conciliables. Saluons malgré tout ce spot dans lequel Samsung ne prétend pas nous aider à modifier la ville, mais simplement à l’observer, l’aimer, la tripoter.
(idem, vidéo introuvable)
Encore une fois, force est de constater la grande candeur de l’imaginaire déployé, réhaussé par la tête de con du protagoniste. Mais cette fois, au moins, pas de logique pernicieuse incitant à une fabrique bourgeoise de la ville. Dans cette paisible rue chaleureuse, tout n’est qu’enchantement et bisounours. Le décor architectural y participe d’ailleurs grandement. On se croirait dans une des rues marchandes de Disneyland / Marne-la-Vallée, ou dans une sitcom américaine en ville moyenne (ce qui revient sensiblement au même). Ce n’est d’ailleurs pas le seul spot Samsung qui présente un tel décor… Coïncidence ? Jamais avec les publicitaires, qui flairent mieux que personne les tendances en germe…
Ce sera l’occasion d’en discuter dans un second billet, qui sera consacré à l’omniprésence de la « simulation urbaine » dans divers spots pour les écrans Samsung au sens large. Vous en avez déjà eu un aperçu dans certaines de ces pubs, mais ce sera l’occasion de préciser un peu plus le décrypatage de cette disneylandification de nos villes…
Tu soulèves de fort bonnes questions Philippe ! Je me permets de proposer deux petites lectures complémentaires, pour comprendre l’emprise des marques sur notre vie et la manière dont elles tentent de nous imposer leur vision du monde, pour se préparer à résister ou à dialoguer en connaissance de cause avec elles.
Il s’agit de deux petits textes un brin provocateurs de Benoît Heilbrunn, que j’aime bien :
Un article du monde de 2004 « du fascisme des marques » :
http://www.aunege.org/modules/M1/MarFonPda/res/fascisme_marques.pdf
Et une interview qui le complète :
http://www.communicationsansfrontieres.net/interviews/04_parole.html
Est-ce que certaines marques ne seraient pas en train de transformer la ville en transformant notre rapport à l’urbain et à l’imaginaire urbain ?
Pourtant l’enjeu n’est pas de supprimer ces marques, la publicité ou toute autre manifestation matérielle de leur existence dans la ville. Bien au contraire, il faut que les collectivités locales, les habitants et les citoyens se dotent d’une vraie vision alternative de la ville qu’ils souhaitent, et qu’ils entrent en dialogue avec les marques. C’est tout de même plus démocratique ;-)
Enfin, c’est ce que je crois…
J’avais écrit un très long commentaire mais je me suis rendu compte que je disais à peu près tout pareil que toi … en moins bien écrit.
Donc je dirai juste ceci : tu es bien trop stylé de dire « Emplois Métropolitains Supérieurs », Philippe Gargov > Richard Florida <3
toutes ces idées qui pop-upent, c’est fort bien
toujours bon et jamais mauvais
au fil de la lecture sur les délires de génération urbaine de nos Grands Créatifs, j’ai repensé à une présentation par général spinoza (Martin, de son prénom) sur:
http://nologos.net/2011/02/architecture-procedurale/
A vous relire,
P.
A l’instar des publicitaires de Samsung, les chargés de la communication sur le projet Berges de Seine de la ville de Paris ne sont pas en reste pour faire de la « disneylandification » (cf. esquisse du projet : http://urbamediascope.posterous.com/imaginez-les-berges-de-seine)
Sont-ils clients de Samsung ou actionnaires chez Disney?
Les diffuseurs de cette vision « surléchée » de la ville, trop nombreux depuis l’invasion de l’imagerie 3D, oublient qu’ils ont en face d’eux des citadins et pas des clients. Les citadins appartiennent à la ville et la ville leur appartient, il y a un processus réciproque d’identification. La ville n’est pas qu’une marque. Mais quand les porteurs de projets urbains cherchent à changer l’image de marque de leur ville, ils devraient peut-être se rapprocher des publicitaires, qui eux savent ne pas se mettre les clients à dos, … ou pas.
Entièrement d’accord… Tout le problème vient justement du fait que la ville tend de plus en plus à devenir une marque…