En France, le Conseil représentatif des associations noires (Cran) fait feu sur les statues de Colbert, le ministre de Louis XIV qui fut l’auteur, en 1685, du Code noir qui régissait l’esclavage dans les colonies. D’autres statues, comme celle à Pontoise (Val-d’Oise) du général Leclerc (responsable de la répression de la révolte des esclaves menée par Toussaint Louverture) ou celles à Paris ou Excideuil (Dordogne) du maréchal Bugeaud (auteur de crimes de guerre lors de la “pacification” coloniale de l’Algérie dans les années 1840), font également polémique.
Le sombre monarque débarqué : fallait-il déboulonner la statue de l’Empereur à Coruscant ?
Le débat est aussi épineux que passionnant. Que faire de ces monuments installés dans l’espace public à d’autres époques, répondant à des normes sociales et politiques parfois en complet décalage avec nos valeurs contemporaines ? Les mettre à terre purement et simplement, au risque de se priver de témoignages historiques précieux ? Les placer au musée, quitte à perdre une des dimensions essentielles de ce qui fait un monument : sa localisation ? Ou bien leur ajouter une notice explicative, mais qui risque de ne pas être assez visible par rapport aux dimensions de certaines statues ? Enfin, en quoi les Tortues Ninja ont quelque chose à voir là-dedans ?
Pour répondre à cette dernière question, il faut se (re)plonger dans l’épisode 47 de la saison 3 de la série d’animation Teenage Ninja Mutant Turtles, un season finale diffusé pour la première fois en 19891.
Au début de l’épisode, les Tortues Ninja voient sortir de terre le Technodrome, la base mobile ultra-sophistiquée de l’affreux Krang. Ce monstre d’acier sème la destruction sur son passage, arrachant lignes à haute tension et mettant à terre des villes entières. Jusqu’à ce que, pour une mystérieuse raison, le cerveau diabolique Krang décide de diriger le Technodrome vers… le Mont-Rushmore. Et c’est là que ça nous intéresse.
Les Tortues craignent que Krang ne s’en prenne à ce monument national américain, situé dans le Dakota du Sud, et qui figure à flanc de montagne les portraits de George Washington, Thomas Jefferson, Theodore Roosevelt et Abraham Lincoln. “Ainsi voilà leur plan : ils veulent y mettre le visage de Krang pour effrayer le pays et le forcer à se rendre”, croit savoir Raphael. Un plan fugace mais particulièrement marquant donne corps à son propos : on y voit le portrait de Krang remplacer celui de George Washington.
Started from the bottom, now we’re here
On peut voir dans cette hypothèse l’une des réponses possibles à la question qui nous anime : changer une statue par une autre. C’est le modus operandi classique lorsque l’on souhaite inscrire dans l’espace public un changement de régime politique, ici la démocratie américaine remplacée par la tyrannie extra-terrestre. Notons d’ailleurs à ce titre qu’on retrouve des scènes tout à fait similaires dans Superman II (1980) et Mars Attacks (1995), où l’on voit à chaque fois le Mont-Rushmore remodelé par des extra-terrestres. Pour prendre un exemple non fictionnel, c’est là toute l’histoire de la place Vendôme à Paris : au grédes vents contraires de l’Histoire, elle a connu pas moins de quatre déboulonnages de statues entre 1792 et 1871 !
Revenons à nos Tortues. Finalement, le remplacement d’effigie n’est pas du tout le projet de Krang, qui jette son dévolu sur une antenne satellite installée juste à côté du Mont-Rushmore. On n’en a pourtant pas terminé avec le monument. Car après une bataille épique, nos quatre chevaliers d’écailles se retrouvent à califourchon sur un missile tiré par le Technodrome2… qui se dirige droit vers les bustes géants de présidents ! Heureusement pour l’honneur de la bannière étoilée, en jouant de leur poids, les Tortues parviennent à dévier le projectile juste ce qu’il faut. Le missile laisse toutefois une trace de suie assez éloquente au niveau des yeux des quatres grands hommes.
Aux grands hommes la pop-culture reconnaissante
Cet ajout involontaire (?) au Mont-Rushmore pour en faire un monument à l’effigie des Tortues Ninja ouvre un autre champ des possibles pour nos encombrantes statues : la subversion pop-culturelle ! Plutôt que de renverser les statues ou les remplacer par d’autres, pourquoi ne pas ne pas en faire des supports de détournements ? Des exemples existent déjà à travers le monde. On pense par exemple à la statue équestre du Duc de Wellington, à Glasgow, perpétuellement coiffée d’un cône de chantier orange.
D’un point de vue plus spécifiquement *pop-culture*, il y a eu le très stalinien monument aux morts de Sofia qui, en 2011, a vu ses soldats de bronze grimés en super-héros américains. Message intéressant car ambigu puisque on ne sait pas s’il s’agit de moquer le style pompier du monument originel, de célébrer un certain Occident à travers ses icônes modernes ou au contraire de dénoncer le remplacement d’emblèmes virilistes par d’autres figures du même type. Probablement tout ça à la fois. Les photos ont en tout cas fait le tour du monde, même s’il ne faut pas oublier que ce détournement visuel s’apparentait aussi à une profanation de monument funéraire.
A l’Est toujours, il y a cette démarche que je trouve encore plus ingénieuse, survenue il y a deux ans en Ukraine. Avec l’entrée en vigueur de lois de décommunisation, le pays s’est débarrassé massivement de ses statues de Lénine (on en comptait quelque 5500). Mais dans une usine d’Odessa, le monument à la gloire de Vladimir Ilitch Oulianov n’a pas été déboulonné. La statue originelle est toujours là, mais elle a été détournée pour désormais figurer… Dark Vador.
Etoile rouge, Etoile noire
De prime abord, le message peut sembler limpide : en remplaçant Lénine par Dark Vador, on crée une équivalence entre les deux. Mais le message est en fait plus subtil que de dire que le révolutionnaire russe est l’équivalent d’un grand méchant galactique. Car derrière ce détournement, il y a paradoxalement une volonté de préservation de la statue originelle.
« Cette année, après la loi sur la décommunisation, on s’est demandé ce qu’on allait faire avec ce monument. Honnêtement, je n’aimais pas l’idée de le détruire », expliquait ainsi à l’AFP Olexandre Milov, l’artiste en charge du travestissement de la statue
Ainsi, plutôt que d’effacer bêtement les traces du passé – ce qui aurait été le cas avec un déboulonnage – on le préserve d’une certaine façon via la subversion pop-culturelle, qui permet en plus d’ajouter une ironie critique à l’ensemble. Pas d’angélisme toutefois : comme le rappelait Libération, il s’agissait aussi de promouvoir le “vrai” Dark Vador ukrainien, un sulfureux agitateur politique local. Voilà qui démontre la polysémie que peuvent revêtir des monuments pourtant uniques. Ce qui est d’autant plus vrai lorsqu’ils font l’objet d’un réemploi subversif : chaque couche du palimpseste permettant une nouvelle interprétation.
Megatron sur le méga-trône
Pourquoi faire appel à la pop-culture pour de tels détournements ? Parce qu’elle porte intrinsèquement les attributs de l’impertinence. Quoi de mieux qu’une culture populaire, vulgaire, à la légitimité toujours mise en doute, pour venir subvertir des figures institutionnelles ? Remplacer la statue d’un maréchal du passé par celle d’un grand homme3 du présent cause un effet beaucoup moins grand que de troquer un maréchal du passé pour Goldorak ou Pikachu. On voit immédiatement l’effet comique produit4. A travers le recours à des figures issues de la pop-culture, c’est finalement le dispositif statuaire lui-même qui se retrouve interrogé, remis en cause, ridiculisé. Car nos villes du XXIe siècle devraient avoir acquis suffisamment de maturité pour pouvoir se passer de statues de grandes personnalités…
Fin du statue quo
En guise de conclusion, soulignons que cette subversion pop-culturelle ne se veut pas une solution unique à une problématique ô combien complexe. A travers le monde, d’autres réponses alternatives au déboulonnage ont été trouvées pour traiter des statues devenues indésirables. Alger offre un exemple des plus étonnants : plutôt que de détruire un monument aux morts de Paul Landowski érigé en 1929 et devenu un symbole du colonialisme, les autorités ont décidé… de l’enfermer dans un sarcophage. Comme pour notre Lénine d’Odessa, la démarche est plus ambigüe qu’il n’y paraît car il s’agit autant de soustraire aux regards que de préserver le monument. Au Paraguay, il y a aussi cette solution qui a consisté à ne pas faire complétement disparaître une statue de l’ex-dictateur Stroessner mais à la compresser entre deux blocs de bétons. Le passé n’est ainsi pas totalement effacé, mais on signifie qu’il est bien passé.
Vu les prix de l’immobilier à Paris, autant avoir un logement à l’oeil
Et puis, il y a ces monuments partiellement détruits mais qu’on se refuse à restaurer ou à abattre complètement. En Martinique, c’est la statue de Joséphine de Beauharnais (accusée d’avoir incité Napoléon à rétablir l’esclavage) qui est privée de tête depuis 1991. Et finalement, n’est-ce pas mieux ainsi ? Aux Philippines, c’est un buste géant et creux du dictateur Marcos qu’on laisse à demi éventré, ouvert aux quatre vents depuis qu’il a été dynamité en 2002 par la guérilla marxiste.
Et pourquoi ne pas carrément en changer l’usage, par exemple en installant un abri à l’intérieur ? C’est en tout cas, pour citer un dernier exemple pop-culturel, ce qu’aurait fait l’héroïne du dessin animé de Tardi Avril et le monde truqué (2015), elle qui a installé son refuge… au coeur de la tête d’une statue géante de son pire ennemi, Napoléon III. La subversion statuaire à son meilleur.
- et que votre serviteur a dû regarder une cinquantaine de fois sur une VHS bas de gamme [↩]
- bel hommage à la célèbre scène du Dr Folamour (1964) de Stanley Kubrick [↩]
- car ce sont si rarement des femmes [↩]
- dans sa dernière chronique consacrée aux statues confédérées, John Oliver suggère d’en remplacer certaines par une kitschissime mascotte d’alligator [↩]