Après avoir fait un premier tour d’horizon des gouroux de l’architecture nippone moderne, je vous invite cette fois-ci à aller fourrer votre nez dans la génération montante. Pour vous la présenter, rien de mieux qu’un architecte de renom ayant parcouru l’archipel lors de l’écriture de son livre Project Japan sur les métabolistes, Rem Koolhas :
« Si je regarde l’état actuel du monde, je suis personnellement convaincu que le niveau architectural au Japon est bien plus élevé qu’ailleurs. Et si vous vous demandez pourquoi, la réponse est toute simple : c’est dû à la présence d’un groupe d’architectes talentueux et qui surtout travaille en tant que groupe. Car si vous regardez le paysage architectural mondial en ce moment, vous ne voyez que des individualités, et celles-ci ne se parlent pas entre elles, et sont même très souvent en compétition les unes avec les autres, et il n’y a pas ce principe de communauté architecturale. »
Avec le retour de l’architecture dite participative, une nouvelle tendance émerge, privilégiant une architecture au service de ceux qui l’habitent. Cela n’est pas nouveau au Japon, où de nombreux architectes s’attachent depuis plusieurs années déjà à privilégier la présence humaine dans la conception du bâti. L’originalité des quatre cabinets d’architectes que l’on vous propose de découvrir ou de redécouvrir ici, s’incarne donc dans ce défi commun : celui de remettre le citadin au cœur de la conception architecturale. Une inspiration salvatrice, à l’heure où l’urbanité se cherche une nouvelle humanité…
Le couple Tezuka, la recherche du client satisfait
Fuji Kindergarden, Takaharu Tezuka, Tachikawa near Tokyo, Japon, 2007, Crédits PhotoTezuka Architects
Considéré par TED comme “the best kindergarden you’ve ever seen”, le Fuji Kindergarden de Takaharu et Yui Tezuka prend la forme d’un bâtiment ovale au toit plat, sur lequel les enfants peuvent courir à l’infini. Le lieu est pensé afin d’offrir le meilleur cadre possible aux bambins, leur permettant une liberté de mouvement totale, à l’image des filets de sécurité entourant les arbres qui se transforment en terrain de jeux à ciel ouvert où les têtes brunes se bousculent pour crapahuter.
Les salles de classe ne sont pas séparées par des murs en dur, mais seulement avec du mobilier léger, que les professeurs et enfants peuvent déplacer comme bon leur semble pour les adapter à leurs besoins. Les sons circulent librement venant de l’extérieur, mais aussi à travers les classes… car pour l’architecte le bruit représente une dimension primordiale pour la concentration des jeunes enfants (qui deviennent nerveux sous le poids d’un silence pesant).
“Whenever we visit one of our completed projects, we observe happiness. The smiles of our clients and users are the sign of success and our ultimate reward.”
Comme l’architecte le traduit à travers ces mots, les Tezuka s’investissent pleinement pour voir le sourire sur le visage de leurs clients de 7 à 77 ans. Car pour eux, le travail des architectes est avant tout d’amener du bonheur aux futurs résidents. Belle philosophie humaniste de ces deux concepteurs nippons, qui cherchent avant tout à faire naître une expérience vivante et chaleureuse au cœur du bâti qu’ils inventent… loin du modernisme parfois trop autoritaire de notre ami Le Corbubu.
L’atelier Bow Wow, le laboratoire d’expérimentations
House and Atelier , Atelier Bow Wow / Yoshiharu Tsukamoto, , Shinjuku Tokyo, Japon, 2005, Crédits Photo Atelier Bow Wow
Yoshiharu Tsukamoto et Momoyo Kaijima fondent l’Atelier Bow Wow en 1992. En parallèle de leur activité de maîtrise d’oeuvre, ils enquêtent sur la morphologie et la complexité de la ville de Tokyo. Ils ont publié plusieurs ouvrages retraçant leurs recherches sur le sujet (Made in Tokyo, Pet Architecture), nourrissant de la sorte leur pratique architecturale.
Aussi bien à l’échelle de la ville, du quartier que de l’habitat, Tsukamoto et Kaijima cherchent à travers leurs réflexions à offrir des “lieux vivables” (“lively space”) en privilégiant la continuité, plutôt que le morcellement. Ils s’attaquent notamment aux opportunités inhérentes à certains micro-espaces, généralement laissés pour compte dans la ville japonaise.
“So practice of space becomes very important when we are designing. Occupancy is one very powerful issue to think about the practice of space. Whether we are doing private buildings or houses, we propose often the building without any partitions. This creates just one continuous space, but subdivided.” Yoshiharu Tsukamoto
Ces deux professionnels ont ainsi réalisé ces principes dans leur maison-atelier, où les deux étages inférieurs regroupent leurs espaces de travail, tandis que les deux supérieurs servent d’appartement privé. Le décalage en demi-niveaux permet alors une différenciation et une privatisation des espaces sans pour autant obstruer lumière et sons. La maison privée et le cabinet d’architecture ne font alors plus qu’un, chacun vivant avec l’autre sans pour autant se nuire.
Onishi/Hyakuda (o+h), entre sensibilité et poésie
Houses you want to name , Onishi Maki Hyakuda Yuki et Toyo Ito, Home for children in Higashi Matsushima, Japon, Crédits Photo o+h
Maki Onishi et Yuki Hyakuda se sont rencontrés lors de leurs études à Kyoto où ils ont été formés par Toyo Ito avant de monter leur propre agence (o+h) en 2008. Leur approche de l’architecture est extrêmement liée au contexte et au processus de conception, dans le but d’offrir aux habitants des espaces plus agréables à vivre.
En 2011, ils ont travaillé avec leur mentor pour offrir des abris aux réfugiés du tremblement de terre de Sendai. Leur projet “Houses you want to name” – tout droit sorti d’un conte de fée – regroupe plusieurs petites constructions conçues pour améliorer le quotidien des enfants-survivants de la catastrophe. Ces structures légères, pensées comme des cabanes, offrent alors des surfaces chaleureuses et accueillantes où ils peuvent jouer et se retrouver. Inspirées des “pets”(animaux de compagnie), elles ont chacune leur personnalité et leur petit surnom (Table house, Warm House, Talk and Theater house).
De la même manière que Tezuka, o+h s’attache à travailler avec les gens, pour les gens, afin de répondre au mieux aux attentes des commanditaires.
“ If we are to make building, let us make buildings that will be loved. But what does it mean for building to be loved ? “
A travers leur travail plein de poésie et de sensibilité, ils nous invitent ainsi à redécouvrir une vision fraîche et innocente de la construction architecturale. Cet angle se traduit d’ailleurs graphiquement dans leurs dessins de plans, où les espaces s’animent grâce à l’introduction de personnages et d’objets du quotidien, projetant le public dans une convivialité chaleureuse et pleine de douceur.
Junya Ishigami, à la croisée des genres
Transparent Sceneries/ House H, Junya Ishigami, Tokyo, Crédits Photo Junya Ishigami and associates
Ayant fait ses armes chez SANAA, Junya Ishigami fonde sa propre agence en 2004. Il fait sensation en 2010 à la Biennale de Venise en remportant le lion d’or pour son projet «L’architecture comme air : étude pour le Château La Coste». Son travail est empreint d’originalité, dans un mélange des genres où il cherche à questionner la porosité entre design, architecture, géographie et ingénierie.
Il insiste sur l’importance des échelles dans le processus de conception et expérimente toujours de nouvelles façons d’habiter. A travers son langage graphique poétique et sensible, il explore et réinvente la nature pour enchanter la vie de tous les jours.
“Making new borders in architecture can sometimes mean ‘transparent’ but also very thick, very dense, invisible walls of air. that is when the surrounding creates its own space. That was usually stays invisible is also an interesting perception of space.”
A travers sa perception de l’espace et sa fascination pour le contexte, Junya Ishigami invente des univers singuliers, à l’exemple de son fameux projet de maison à destination d’un couple tokyoïte. Il invite ici la nature à l’intérieur de la maison, renversant la relation habituelle dedans/dehors et réenchantant les modes de vie traditionnels à sa manière.
Architecture habitée et “Nouvelle Innocence”
Ce modeste tour d’horizon de ces travaux d’architectes montre un certain goût inédit pour la douceur et de l’hospitalité dans la conception de l’habitat nippon contemporain. D’un côté, le travail des Tezuka s’affiche chargé de malice et d’empathie, et notamment lorsqu’ils travaillent sur des projets destinés aux enfants. Et même au-delà de cette cible toute particulière, le couple cherchera toujours à insérer les meilleurs terrains d’expression possibles dans l’architecture qu’ils élaborent. Dans leurs publications et leurs recherches l’atelier Bow Wow s’intéresse quand à lui aux micro-espaces laissés pour compte dans la ville japonaise, perçus comme des viviers de possibilités créatives. Ces deux cabinets se font ainsi les témoins d’un mouvement considérant la discipline architecturale comme un levier pour la construction d’une ville habitée, intimiste, et appréciable par ses résidents.
o+h et Junya Ishigami ont en commun une volonté d’insérer poésie et sensibilité dans leurs travaux. Ils sont les porte-drapeaux d’une récente école japonaise initiant un retour à l’émerveillement et au réenchantement dans la fabrication urbaine. Parfois proches d’un univers aux atouts enfantins, cette nouvelle génération recherche toujours plus de fantaisie et de créativité pour se démarquer de leurs aînés. Elle est surnommée “Nouvelle Innocence” (par Moshen Mostafavi dans une interview de SANAA pour El Croquis) en raison des imaginaires et ambiances graphiques qu’elle convoque – parfois naïfs mais toujours pleins de charme et de convivialité.
Dans le même temps, Tadao Ando rappellait lui aussi l’importance du dessin à la main dans le métier d’architecte :
“No matter how perfect the world inside a computer monitor is, no matter how precise and beautiful those drawings are, they cannot communicate the nature of an idea as well as a sketch drawn in earnest by a human being nor are they as trustworthy made with true feeling by hand. (…) we must not become addicted to their convenience and forget this important truth about architecture, that they originate in the ideas of human beings, in ideas born of flesh and blood.”
Selon Ando, peu importe l’excellence que l’informatique apporte à l’élaboration d’un projet, il n’y a pas de meilleur moyen pour communiquer une idée qu’un bon vieux croquis gribouillé sur un bout de papier… Si une telle remarque est bien entendue sujette au débat, elle a le mérite de questionner le rôle des outils actuels dans la mise en oeuvre de certaines abstractions.
Telle que l’entend cette poignée de créateurs japonais, une conception plus « humaine » de l’architecture passe avant tout par la recherche de la satisfaction du client, ainsi que par une communication figurative faite d’espaces animés et de scènes du quotidien, dans lesquels l’habitant aime à se projeter. A l’autre bout du globe, le renouvellement des imaginaires architecturaux est en marche ! Ces tendances devraient (on l’espère, bientôt) se développer un peu plus dans l’hexagone, histoire de bousculer avec délices les plates bandes de nos starchitectes locaux. Et qui sait, peut-être réconciliera-t-on un jour le grand public avec cette sacro-sainte discipline qu’est l’architecture ? De notre côté, on perçoit en tout cas ce petit vent qui souffle sur le Japon comme une véritable source d’espoir pour l’établissement d’une architecture plus sensible.