Une nuit dans un “capsule hotel” reste un folklore populaire auprès des touristes de passage dans la capitale japonaise. Mais d’où vient donc cette étrange idée des architectes nippons d’habiter une unité de vie toujours plus minimaliste ? La raison est-elle uniquement pour offrir une nuit à bas prix aux salarymens exténués par leurs afterworks festifs qui auraient raté leur dernier train ?
Les habitations de l’archipel ont toujours été intriguantes et fascinantes pour les occidentaux car leur architecture singulière reste un mystère pour les profanes. Depuis les constructions traditionnelles en bois de générations de charpentiers hors pair, jusqu’aux capsules minimales des architectes modernistes, les japonais nous ont toujours étonné par leurs façons d’“habiter”. Les designers nippons n’ont cessé d’expérimenter de nouveaux modes de vie, notamment à travers la maison individuelle, leur meilleur terrain de jeux pour réinventer la tradition et l’adapter à des aspirations plus contemporaines.
“ Je ne considère jamais l’architecture traditionnelle comme un modèle auquel me comparer. Je l’ai dans le sang et elle agit à l’intérieur de moi-même. Je pense donc que ce sont les Occidentaux qui analysent l’architecture japonaise en ces termes, plutôt que les japonais eux-mêmes.” Kazuyo Seijima (SANAA)
Je vous invite à découvrir ici quelques uns de mes gourous nippons (certains dont j’ai eu la chance de croiser le chemin au Japon) à travers ce bref -et non-exhaustif- historique sur l’évolution de l’architecture japonaise depuis la fin du XXème siècle.
Là où tout a commencé : l’avant-garde métaboliste
Dans les années 60, un mouvement d’avant-garde appelé Metabolisme fait son apparition au Japon. Mais c’est surtout grâce à l’exposition universelle d’Osaka en 1970 qu’il entre sur le devant de la scène architecturale internationale. Les métabolistes de l’époque revendiquent une architecture et un urbanisme novateurs, souvent classés dans les utopies urbaines où la ville est mobile et évolutive, comme un organisme vivant.
“Metabolism’ is the name of the group, in which each member proposes future designs of our coming world through his concrete designs and illustrations. We regard human society as a vital process – a continuous development from atom to nebula. The reason why we use a biological word, metabolism, is that we believe design and technology should be a denotation of human vitality…”
Noboru Kawazoe
Metabolism, 1960, City of the Future The proposals for New Urbanism, By Noboru Kawazoe, Kiyonori Kikutake, Masato Otaka,Fumihiko Maki, Kisho Kurokawa.
Nakagin Capsule Tower, Kisho Kurokawa, Tokyo, 1972
Le bâtiment phare de cette mouvance est la fameuse “Capsule Tower” de Kisho Kurokawa construite quelques années après l’exposition universelle qui a mise en lumière les architectes japonais. A ne pas confondre avec le vaisseau capsule de Sangoku dans Dragon Ball, bien que dans l’idée on retrouve une certaine similitude. Dans l’idée de Kurokawa, l’unité d’habitation est faite pour une seule personne et contient tout le confort dans un minimum d’espace. Ces modules sont ensuite assemblés le long de deux piliers en béton armé au centre desquels se situent les escaliers et ascenseurs. Ce projet matérialise les fantasmes des métabolistes sur la mobilité et la croissance urbaine. Les personnes résidant dans leur capsule auraient pu se déplacer avec leur habitat au gré des différents supports aménagés en ville, amenant une nouvelle conception de l’urbanité et de la société. Utopie, direz-vous. Certes rien de tout cela n’a réellement vu le jour (mise à part cette tour prototype qui aujourd’hui se démène pour se maintenir dans le ciel de Ginza). Mais ces idées novatrices ont façonné les imaginaires de bien des architectes de l’époque jusqu’à nos jours.
L’arrivée des “noboshi” : l’homme, la nature et la matière
Une nouvelle génération de bâtisseurs arrivent dans les années 80, qualifiés de noboshi (侍の部首 samouraï sans maîtres) en raison de leurs idées en rupture avec leurs prédécesseurs. A l’inverse des mégastructures métabolistes, ces nouveaux samouraïs replacent l’humain au centre de leurs conceptions de l’espace. Ils voient la maison dans un rapport différent à son contexte urbain, plus protecteur et introverti. Cette vision presque “autiste” de l’environnement est une réponse à la période de haute croissance qui a vu les villes japonaises se développer brutalement amenant des problèmes environnementaux.
Tadao Ando, la maîtrise du béton brut
Row House in Sumiyoshi / Azuma House Tado Ando, Osaka , 1976
Tadao Ando est connu pour son travail sur la matière brute. Et notamment sur le béton où les traces de coffrages apparent en font maintenant sa marque de fabrique. Un de ces premiers projets réalisé en 1976 à Osaka est la maison Azuma (ou Row House). Le principe est une boite en béton hermétique à la rue, divisée en trois parties. Les espaces de vie sont divisés de part et d’autre d’un patio, à la manière des maisons traditionnelle type nagaya (maison urbaine en bande étroite et longue). Le béton est laissé volontairement brut et sans ornement pour inviter l’habitant à se reconnecter à la nature lorsqu’il traverse le patio et se confronte aux éléments métaphysiques (ciel, froid, pluie, lumière….). Nouvelle expérience de vie garantie mais attention alors de ne pas oublier son parapluie pour passer de la chambre au salon les jours de typhon.
“ No matter how advanced society becomes, institutionally or technologically, a house in which nature can be sensed represents for me the ideal environment in which to live”
Tadao Ando
Kengo Kuma, la complexité du bois
GC Prostho Museum Research Center, Kengo Kuma, Aichi Prefecture, 2010 Crédits Photo Daici Ano
A travers son travail, Kengo Kuma s’inspire de la tradition japonaise pour la réinventer et la réinterpréter à la sauce contemporaine. Pour lui, l’architecture n’est pas un objet en soi mais doit se fondre dans son environnement. Dans ce projet de 2010, l’architecte s’inspire d’un jeu traditionnel japonais : le chidori, assemblage de pièces bois (sorte de kapla à la japonaise). Le système est ensuite adapté et développé à grande échelle, créant une structure étonnante où la lumière traverse librement. L’idée est de tester les possibilités de construction à partir de petits éléments structurels destinés à l’assemblage par la main de l’homme et non plus par les machines. A quand la maison kapla en kit de trois boites à monter soi même ?
“ We worked on the project in the hope that the era of machine-made architectures would be over, and human beings would build them again by themselves.” Kengo Kuma
Shigeru Ban, l’ingéniosité du carton
Cartboard Church, Shigeru Ban, Christchurch Nouvelle Zélande, 2013, Crédits Photo Bridgit Anderson
Shigeru Ban se différencie des starchitectes par son travail humanitaire pour les victimes de catastrophes. Depuis le tremblement de terre de Kobe en 1995, il ne cesse de sillonner le globe pour offrir des abris en carton à ceux qui n’en ont plus. Du Rwanda au Japon en passant par Haïti et la Nouvelle Zélande, il met au point avec l’aide de ses étudiants et des bénévoles des structures légères, peu coûteuses et rapidement constructibles grâce à son travail sur les tubes de cartons structurels commencé dans les années 80. Sa réalisation la plus aboutie est la cathédrale de Christchurch en Nouvelle Zélande, secouée par un violent séisme en 2011. L’architecte est alors appelé à intervenir sur place pour offrir aux habitants un édifice temporaire qui assure la transition le temps de la reconstruction du nouveau lieu de culte.
L’usage du carton n’a bien sur pas vocation à durer dans le temps, mais permet une mise en place rapide et peu coûteuse parfaite pour les situations d’urgence, qui lui a d’ailleurs valu le prix Pritzker en 2014. Une bonne idée de récup’ intelligente à proposer aux fabriquant de sopalin !
« I’m not saying I don’t want to make a monument. But also, I thought we can use our experience and knowledge for the people who lost their houses by natural disaster. »
Shigeru Ban
Vers de nouveaux horizons : simplicité, minimalisme et légèreté
A partir des années 2000, les architectes s’attachent encore une fois à réinterpréter la tradition architecturale japonaise. Mais cette fois, ils dissèquent l’essence de la culture nippone pour un retour aux sources. Ils s’intéressent aux questions de fluidité, d’évanescence et de dialogue entre intérieur et extérieur. Les espaces s’ouvrent sur la ville, dans un jeu de transparence et d’entre-deux où la structure tente de disparaître.
Toyo Ito, l’art de la fluidité
Tama Art University Library, Toyo Ito, Tokyo, Japon, 2007, Crédits Photo Iwan Baan
Toyo Ito fait lui aussi partie de la bande des “noboshi” bien qu’il ait travaillé pour Kisho Kurokawa – figure du métabolisme – avant de créer sa propre agence dans les années 70. Il s’exerce d’abord sur plusieurs maisons privées avant d’acquérir une place sur la scène internationale avec la médiathèque de Sendai dans les années 2000. Dans ses projets, il associe minimalisme et technologie en fusionnant les éléments traditionnels et contemporains de la culture japonaise. Dans la bibliothèque pour l’université des arts Tama, l’enveloppe structurelle extérieure se replie à l’intérieur, libérant les espaces pour amener fluidité et légèreté.
“Architects have made architecture too complex. We need to simplify it and use a language that everyone can understand.” Toyo Ito
Sanaa, la sobriété de la transparence
21th Century Museum of Contemporary Art, SANAA, Kanazawa, Japon, 2004, Crédits Photo SANAA
Kazuyo Sejima fait partie d’une génération pour qui Toyo Ito est un mentor. Elle a travaillé avec lui de 1981 à 1987 avant de fonder sa propre agence (SANAA) avec Ryue Nishizawa. A eux deux, ils développent une architecture pure et évanescente, une relecture de la modernité japonaise en apportant un grand soin aux détails. Leur musée d’art de Kanazawa est à l’image de leur volonté de transparence et de fluidité, où le spectateur a la liberté d’appréhender l’espace. Le bâtiment est un cercle de verre sans façade principale où l’accès est possible depuis toutes les directions. Quatre patios intérieurs, tous différents, apportent de la lumière aux espaces et délimitent les zones publics des lieux d’expositions. Chaque pièce est singulière avec une volumétrie propre, la hauteur de plafond variant de 4 à 12 mètres. La légèreté de la structure permet au verre de suivre la courbure élégante de la façade, plongeant le spectateur dans une vue à 360° sur l’extérieur et bousculant les limites dedans/dehors.
“There is a generic quality to white that we like”
“ People meet in architecture” Kazuyo Sejima & Ryue Nishizawa
Sou Fujimoto, in between nature
House N, Sou Fujimoto, Oita Prefecture, Japon, 2008, Crédits Photo Sou Fujimoto
Pour Sou Fujimoto, la maison est une grotte qui devient nid au fur et à mesure de l’appropriation de ses résidents. Les structures qu’il propose invitent l’habitant à agir librement pour investir le lieu et en déterminer la fonction. Il travaille les relations entre l’intérieur et l’extérieur, refusant la séparation franche il privilégie les espaces in-between. Dans sa maison de ville à Oita, les pièces s’organisent dans un système de boite dans la boite avec trois couches successives, amenant une gradation entre dedans et dehors. Fujimoto a voulu ainsi créer des sensations d’entre-deux -moitié jardin, moitié maison, moitié ville- rappelant le principe de shakkei (capture du paysage) des jardins japonais.
“A city is a city, and a house is a house; that is boring concept. When you open the door, you are immediately stuck inside the house. I think that a much richer gradation of spaces is possible. “
“If you rigidly divide inside and outside, you completely miss out on the richness of all gradations in between” Sou Fujimoto
Puiser dans la culture traditionnelle pour réinventer la modernité
L’architecture moderne japonaise se révèle au monde occidental dans les années 70 à l’occasion de l’exposition universelle d’Osaka qui met en lumière le travail des métabolistes. Depuis, les constructeurs nippons n’ont cessé de réinventer les formes et les concepts présents dans la culture traditionnelle de l’archipel. Tadao Ando, Kengo Kuma et Shigeru Ban se questionnent chacun à leur manière sur les façons de reconnecter l’homme à son environnement. Et à partir des années 2000, SANAA, Toyo Ito et Sou Fujimoto proposent un retour à l’harmonie et à la simplicité par le minimalisme et la transparence.
La singularité des architectes japonais d’hier ou d’aujourd’hui est leur rapport si particulier à la nature et à leur volonté d’enrichir et de diversifier les relations entre intérieur et extérieur. La maison traditionnelle japonaise possède déjà ces qualités de transition et de continuité à travers l’espace intermédiaire de l’engawa (véranda surélevée entourant la maison traditionnelle japonaise). La nouvelle génération continue de cultiver cette ambiguïté dedans/dehors dans leur projets de maisons contemporaines en invitant la nature dans l’habitat et en bouleversant toujours plus les limites établies.
Une petite correction :
ce n’est pas « Noboshi » mais « Nobushi ». Les bons kanji sont 野武士.
Quelques nuances pourraient être introduites dans la conclusion :
La phrase « L’architecture moderne japonaise se révèle au monde occidental dans les années 70 à l’occasion de l’exposition universelle d’Osaka » ne me semble pas correcte.
En effet, les JO de 64 ont déjà présentés au grand public occidental de façon massive la modernité de l’architecture japonaise (le stade de Yoyogi de Tange par exemple, un documentaire de la série architecture d’arte le présente). Avant 70, la réinvention et réinterprétation des formes traditionnelles japonaise par les japonais a déjà commencé.
Par ailleurs, les milieux informés occidentaux connaissent la modernité de l’architecture nippone et en retravaillent les codes pour l’adapter à l’architecture moderne dès le début du XXème. Il y a Taut, Franck Lloyd Wright (imperial hotel ou l’école de filles Jiyu Gakuen en 21) ou Antonin Raymond (commence à construire de nombreux bâtiments en 24 au Japon) qui ont une influence importante. Et il y a Corbu (musée d’art occidental en 1959) bien sûr mais aussi Maekawa (Tokyo Bunka kaikan en 1961) qui créent des ponts (et surtout des bâtiments) avant 70. Les textes réunis par Nussaume dans son « Anthologogie critique de la pensée architecturale japonaise » montrent bien les échanges, les inspirations et aspirations qui animent le Japon quant à l’évolution de son architecture et la question de sa modernité. Le livre d’Isozaki Arata, « Japan-ness in architecture » présente également cela dans ses derniers chapitres (autour d’une hypothèse propre à son auteur).
L’expo du Mori museum sur le métabollism en 2011-12 a été fortement critiquée notamment sur son aspect hagiographique réducteur. Elle créait des filiations avec des constructions quasiment contemporaines qui n’avaient pas forcément lieu d’être et qui présentaient le métabolisme comme un mouvement englobant, voire totalisant.
Bien cordialement
Rayner Banham à propos de l’exposition universelle d’Osaka :
» les architectes occidentaux qui étaient venus à Tokyo pour voir une architecture japonaise minimaliste, teintée de traditionalisme, ont été surpris de voir que les Japonais utilisaient les technologies les plus avancées pour produire des structures monumentales à l’échelle de la ville. A ce moment-là, le regard de l’Occident sur le Japon s’est transformé, comme si le paradigme Occident-modernité / Orient-tradition était en train de s’inverser. »
( L’Expo’70 comme achèvement de l’architecture moderne japonaise, Benoit Jacquet et Takamatsu Shin p.339 de l’Anthologie critique de la théorie architecturale japonaise de Yann Nussaume. )