La Métropole de Charleroi connaît depuis quelques années de profondes mutations urbanistiques. Comment ces changements sont-ils vécus, sur le terrain, par les citadins ?
Juste quelques éléments de contexte pour commencer. Charleroi est une ville relativement récente. Sa création date de 1666. Dans 1666, il y a 666, ce qui façonne déjà un destin ! Blague à part, Charleroi a donc 353 ans. Sa première fonction était militaire. Quand on regarde le plan du centre-ville, on distingue d’ailleurs toujours la forme du fort des origines sur l’actuelle Place Charles II, place qui devrait être rebaptisée Place Vauban quand les travaux de la Ville Haute seront terminés.
« Charleroi, naissance d’une nouvelle ville, 1666. Dessin du plan de Vauban » – Source : Connaître la Wallonie
Ensuite, la fonction militaire a fait place à la fonction industrielle. La chose qui frappe quand on arrive à Charleroi, notamment en train, sont les usines à deux pas de la gare. Il y a peu de villes où les zones industrielles sont aussi proches du centre. Notons aussi que dans l’immense majorité des cas, ces zones industrielles sont situées à l’est, afin que les vents dominants (les vents de l’ouest) ne ramènent pas la pollution vers le centre. A Charleroi, c’est tout le contraire.
Ajoutons à cela la politique du « tout à la voiture » d’après-guerre qui a transformé toutes les places publiques en parking, et a créé un périphérique partiellement aérien à l’américaine (le Ring). On arrive rapidement à la conclusion que de toute son histoire, notre ville n’a jamais été pensée pour ses habitants. Et puisque Charleroi n’est qu’industrielle, il est assez logique que la ville se soit effondrée en même temps que l’industrie. Ce qui ne permet pas d’avoir du recul, c’est que la crise industrielle n’est même pas terminée : l’annonce de la fermeture de Caterpillar date d’il y à peine deux ans !
« A woman working in the Belgian Pays Noir (Black Country) » – 1919
Bref, pour revenir à la question de départ, l’objectif de ces grands travaux visent à remettre les habitants au cœur du projet de ville avec des places publiques, des grands trottoirs propices à la marche. Un des premiers effets a été la transformation des quais de Sambre pour que les carolos se réapproprient les bords de leur rivière comme lieu de promenade et plus seulement comme un endroit de passage pour les péniches.
L’obsession de la municipalité est de ramener les grandes fonctions métropolitaines dans le centre, d’arrêter l’étalement urbain, de re-repeupler l’hyper centre avec des classes moyennes et classes moyennes supérieurs. Pour ne citer qu’une seule statistique : la ville de Charleroi a perdu ¼ de sa population depuis les années 60, passant d’environ 250.000 à 200.000 habitants. Le centre-ville en a perdu près de 60%, passant de 25.000 à 10.000 habitants avec tous les effets indésirables qui vont avec : criminalité, saleté, cellules de magasins vides, sentiment de déclassement, absence de perspectives…
On parle beaucoup de “résilience urbaine” pour décrire certaines villes comme Détroit, qui “renaissent de leurs cendres” après une crise (économique, écologique, etc.). A Charleroi, l’un des projets était baptisé “Projet Phénix”. Comment se traduit cette résilience dans l’imaginaire collectif carolo ?
Les belges, et les carolos en particulier, ont un certain sens de l’humour qui consiste à se moquer d’eux-mêmes plutôt que de se moquer des autres. Un des exemples qui a le plus fait parler de lui, c’est le safari urbain de Charleroi Adventure, qui a compilé toutes les « tares » de Charleroi pour en faire un parcours touristique : tour du Ring, passage sur la Route qui a été élue la plus laide du monde, visites de friches industrielles et de stations de métro fantômes…
Groupe de marche cherche friche indus’ au bord de l’eau – Crédits Eden Charleroi sur Flickr
L’artiste à l’initiative de ce parcours est allé jusqu’à amener le public devant la maison de Marc Dutroux (ah oui, on a oublié de parler de lui dans le contexte), ce qui représentait le tabou ultime pour la population… Cette dernière attraction était sans doute dispensable mais cela a incontestablement amené un changement de paradigme dans l’approche des éléments de valorisation de Charleroi.
En parallèle, on peut ajouter le phénomène des T-shirts carolos. Plusieurs créatifs ont eu la même idée à peu près au même moment en mettant à l’honneur l’identité de Charleroi : détournement de l’image de la série « Sons of Anarchy » en « Sons of Baraki », ou des slogans plus simples comme « Carolove » ou « Pays Noir », etc. L’évolution de l’appellation « Pays Noir » est d’ailleurs très intéressante à observer. C’est, historiquement, le surnom donné à notre bassin industriel. Pendant des décennies, ce terme a été jugé péjoratif et dégradant, et les différents pouvoirs politiques ont tout fait pour le gommer. Dans les années 1990/2000, il n’était guère plus utilisé que par quelques collectifs musicaux comme le « Black Land Crew ». Aujourd’hui, il est réapparu sur des T-shirts à la mode et une brasserie locale en a fait une marque de bière que je recommande vivement. Le noir et blanc sont aussi les couleurs de nos deux équipes de football, et le bureau du BouwMeester (Maitre architecte) en a fait la base esthétique de la rénovation urbaine.
Charleroi tout feu tout flamme – Crédits Eden Charleroi sur Flickr
A l’Eden, ces couleurs ont servi d’inspiration à la création d’un nouveau folklore spécifique à notre ville. Nous commençons les jours les plus sombres avec le Grand Bal Blanc, le 1er samedi de novembre. Cette période déprimante se terminera avec un Carnaval très coloré et le brûlage d’un grand bonhomme hiver en forme de Corbeau, réceptacle de toutes les idées noires (mauvaises pensées, peines, chagrins…) des carolos. Quant au printemps, il commence avec la Boucle Noire, une sorte de procession poético-punk de 20 km en territoire industriel…
Ascension mystique – Crédits Eden Charleroi sur Flickr
« Le tracé de la Boucle noire comprend plusieurs tronçons aux paysages contrastés mais tous marqués par l’industrie minière et sidérurgique. »
Ce travail collectif de construction d’un imaginaire partagé est très important pour nous, il s’agit même de notre enjeu prioritaire. Si l’identité d’un pays est basé sur un passé commun (à coup sûr réécrit), le sentiment d’appartenance à une ville est basé sur le projet futur que ses habitants peuvent construire ensemble. D’où l’importance de « grandes manifestations cathartiques » pour reprendre le terme utilisé par l’ANPU (Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine) avec qui nous avons psychanalysé Charleroi pendant plus de deux ans.
La culture semble occuper une place privilégiée dans ce renouveau, avec des lieux tels que l’Eden, le Rockerill, le Vecteur… Comment s’est construit cet écosystème ? Comment participez-vous aux projets urbanistiques de la ville ?
Contrairement à la France où l’impulsion vient souvent du dessus, la politique culturelle belge fonctionne dans une logique plus ascendante de soutien aux porteurs de projets. C’est l’histoire du Rockerill qui aurait, à coup sûr, été détruit si deux carolos bien barrés n’avaient pas racheté cette usine qui donne à Charleroi des allures de petit Berlin les jeudis de printemps. C’est encore plus significatif pour le Musée de la photographie dont la création vient d’un professeur-collectionneur qui, à l’origine, cherchait un lieu pour exposer sa collection. Moins de trente ans plus tard, c’est devenu le plus grand Musée de la photographie d’Europe !
Ça ferait une bonne carte postale de Charleroi – Crédits Eden Charleroi
Cette dynamique plus « bottom up » que « top down », donne beaucoup de légitimité aux différents projets culturels. En effet, s’ils sont portés par des habitants, il y a des chances qu’ils fassent sens par rapport au territoire. Mais cela peut aussi manquer de cohérence globale : le développement de tous ces projets indépendants ne fait pas forcément un tout et peut, au mieux, renvoyer une image de profusion, au pire, renvoyer un manque de lisibilité de l’ensemble. L’avantage, c’est que Charleroi n’est pas si grand et tous les responsables culturels se connaissent, évitant de rentrer dans une logique de concurrence.
L’art dans les recoins de la ville – Crédits Eden Charleroi sur Flickr
En tant que Centre culturel, notre positionnement consiste à compléter ce qui manque. C’est comme ça que les cultures et expressions urbaines ont pris de plus en plus d’importances grâce à un grand nombre de collectifs que nous accompagnons : slam de poésie, battle de rap, concours de danse hip-hop… C’est aussi pour cela que nous organisons énormément de conférences/débats, la plupart du temps en partenariat avec des organisations d’éducation populaire, ce qui se justifie d’autant plus dans une ville qui n’a pas d’universités et doit se réinventer.
Avec l’Eden, vous avez notamment impulsé la “Charleroi Academy”. Peux-tu nous en dire davantage ?
Quand nous avons créé la Charleroi Academy avec le BouwMeester et le professeur Eric Corijn (VUB, Brussels Academy), l’objectif était d’alimenter la réflexion autour du projet de ville dans un contexte de grands changements urbanistiques. En 2015, en plein travaux du gigantesque Centre commercial Rive Gauche, le centre-ville ressemblait à une ville bombardée ! La 1ère saison à beaucoup traité de développement urbain (non seulement d’architecture et d’urbanisme mais aussi de l’imaginaire), la seconde a été très influencée par les thématiques du film Demain : monnaie complémentaire, alimentation, etc. La 3ème saison a fait la synthèse de tout cela et comportait une dimension participative plus importante. Le cycle vient de se terminer par un Grand débat où les principaux candidats aux élections municipales du 14 octobre ont été confrontés aux propositions issues de la Charleroi Academy.
Choré en damier à la Block Party de 2018 – Crédits Eden Charleroi sur Flickr
S’il y a bien une leçon à tirer, c’est une appétence des citoyens à plus de débats et à prendre une part active dans la réflexion sur le projet de ville. Le cycle est terminé sous cette forme mais les thématiques sont toujours en cours, un groupe de citoyens planche sur notre monnaie complémentaire (le Carol’or), et la Ceinture alimentaire de Charleroi Métropole vient d’être officiellement lancée à l’Eden il y a peu.
Quant au Centre culturel, il continue son travail de redynamisation des grandes fêtes populaires en impliquant un maximum d’associations locales et d’artistes. C’est notamment le cas avec la Block Party des fêtes de Wallonie rassemblant une dizaine d’associations et collectifs actifs dans le domaine des cultures urbaines (danse, graffiti, parkour, street workout, skate, etc.) et qui a désormais lieu chaque année sur la Place Verte à l’emplacement du fameux cratère de 20151.
C’est encore plus le cas avec la Grande Parade du Carnaval qui regroupe aujourd’hui plus de 20 groupes et associations qui préparent le Carnaval dans les quartiers et se retrouvent en centre-ville le jour du Mardi Gras (un nouveau folklore à découvrir en version audio dans ce reportage de La Première)
Enfin, parlons du marketing territorial de la Métropole. On a vu émerger des slogans et des collectifs (“Pays noir”, “Carolofornie”, etc.) qui tentent de réinventer l’image de la ville. Comment ces initiatives cohabitent-elles avec le city-branding “institutionnel” ?
En dehors du changement de logo qui vient forcément de la municipalité, je ne dirais pas que la ville fasse du city branding ou du city marketing. Lors des 350 ans, la ville a lancé sa propre bière « La Sambrée », je ne connais pas les chiffres de vente mais je suis prêt à parier que c’est la moins prisée de toutes les bières locales qu’on a vu émerger ces derniers mois. Ce qui fait mouche avec la bière ou les t-shirts « Pays Noir, » les comptes Facebook ou Instagram « Carolographie » ou « Evolution carolo« , ou encore MyCharleroi.be, c’est que ce sont des initiatives citoyennes, et donc pas pilotées par une agence de communication. Beaucoup de carolos en ont eu marre de la stigmatisation et de la condescendance systématique à l’égard de Charleroi et ont eu ensemble un réflexe de survie, c’est ce qui rend optimiste pour l’avenir.
Éditée dans le cadre de la Boucle Noire, vous pouvez poster cette carte postale avec un timbre dédié, en la postant du haut du plus haut des terrils carolos – Crédits Carolopostale sur Facebook
Si je devais conseiller une expérience carolo, je donnerais rendez-vous lors de la Boucle Noire le 28 avril prochain, le parcours de 20km en terre industrielle évoquée plus haut. Là encore, il s’agit d’un projet à l‘initiative de deux marcheurs/blogueurs carolos amoureux des terrils. Il est possible de faire le parcours n’importe quand avec le plan disponible à l’Eden ou à la Maison du tourisme mais, ce jour-là, on marche ensemble et le parcours est parsemé d’interventions artistiques et de performances qui raisonnent avec le territoire. On en sort pas indemne !
- C’est sous cette place qu’a été construit le parking du Centre commercial Rive Gauche que l’on aperçoit derrière. Au moment des travaux, il y avait un trou béant de plusieurs dizaines de mètres… [↩]