Vous l’avez peut-être noté dans votre agenda : ce weekend, c’est les Journées Européennes du Patrimoine. Comme chaque année dans tout le pays, un spectre ultra large de monuments et d’institutions ouvre ses portes au public. Pour célébrer cet événement qui promeut l’accès à la culture pour tous et pour toutes, on a choisi de vous parler d’un projet vraiment cool, sélectionné dans le cadre des JEP.
On a posé quelques questions à Guillaume Jentey, architecte de formation, comédien de métier, rôliste, illustrateur et créateur de jeux par passion. Celui qui nous intéresse aujourd’hui est un jeu de rôle intitulé Mémoires urbaines, co-créé avec le traducteur Jean-Clément Nau et réalisé en collaboration avec les archivistes de la ville de Villeurbanne (69). On espère que vous serez nombreuses et nombreux à la tester pendant le weekend, et en attendant on vous laisse le découvrir à travers le récit de Guillaume. Bonne lecture et bonne immersion !
Pouvez-vous nous raconter comment est née l’idée de ce jeu de rôle ?
Depuis quelques années, la médiathèque du Rize propose dans sa programmation des après-midis jeux de rôle. Ces rendez-vous sont animés par des usagers du lieu, comme moi, qui ont envie de faire découvrir et de partager cette passion avec d’autres usagers (connaisseurs ou néophytes). Avec ma compagnie de théâtre, nous y avions également été en résidence pendant un an. A l’issue de tous ces moments, nous avons pu beaucoup échanger avec Annabelle, la médiathécaire en charge des rendez-vous jeu de rôle. L’envie d’ouvrir le jeu de rôle à des thématiques en lien avec celles de la médiathèque est née comme ça. Comme le Rize abrite aussi les archives de la ville de Villeurbanne, nous avons commencé à imaginer un jeu qui servirait d’outil de médiation aux archives. L’idée était lancée !
« Le jeu de rôle s’invite aux archives » – © Le Rize
Il ne manquait qu’à réunir une fine équipe, composée d’Annabelle la médiathécaire, pour coordonner ; Emmanuela l’archiviste de la ville, et son équipe pour la recherche des documents ; enfin, Jean-Clément et moi pour l’écriture du jeu.
Et le jeu en lui-même, quels sont ses grands principes, son pitch ?
Il s’appelle Mémoires urbaines et c’est un jeu de rôle de médiation culturelle qui a pour but de faire découvrir les archives (et la Mémoire) de Villeurbanne à un public familial. Tout ceci par le biais d’une activité ludique et narrative. La simplicité, l’inclusion et la bienveillance sont au cœur du jeu.
Chaque participant joue un personnage amnésique qui se réveille dans un Villeurbanne étrange, différent de celui de son souvenir, de son époque. Un inquiétant nuage noir semble dévorer la ville : c’est l’Oubli ! Les joueuses et joueurs devront explorer différents quartiers de Villeurbanne, résoudre les problèmes causés par l’Oubli grâce à des indices trouvés dans des documents d’archives et retrouver par ce biais, les bribes de leur propre mémoire.
Marcelle et Louis, deux des personnages jouables – © Mémoires urbaines
Le thème de l’Oubli nous est venu de façon assez évidente puisque on créait un jeu sur la mémoire. La Mémoire avec un grand M – l’Histoire d’une ville à travers ses archives, des gens qui y ont vécu1 d’une part -, mais aussi la mémoire « immédiate » puisque nous jouons des personnages amnésiques à la recherche de leurs propres souvenirs. Face à ces deux mémoires, l’Oubli était l’antagoniste tout trouvé ! L’image qui m’est venue tout de suite lorsqu’on a commencé à évoquer l’Oubli avec Jean-Clément, c’était celles de L’Histoire Sans Fin, avec ce terrible brouillard – « le Néant » – qui dévore le monde de Fantasia.
Mémoires urbaines un jeu très narratif, c’est-à-dire que la mécanique est avant tout une manière d’amener l’histoire. Il n’y a pas de gagnants ou de perdants, on joue pour raconter un récit, pour découvrir Villeurbanne à travers sa Mémoire. Deux maîtres du jeu sont nécessaires :
– un narrateur chargé de raconter, faire vivre les personnages non joueurs, décrire les lieux, et gérer les règles (le rôle classique du MJ). Je tenais le rôle de narrateur lors des premières parties, mais aujourd’hui il est assuré par les médiathécaires du Rize. Le but était en effet que le jeu vive indépendamment de Jean-Clément et moi.
-un autre, incarné tour à tour par les archivistes elles-même. Celui-ci propose les documents et répond aux questions des joueurs et joueuses2.
Il est intéressant de séparer ces deux rôles car cela clarifie les moments où les participants posent des questions « in game » et les moments où ils sont juste curieux d’en savoir plus. Voilà pour moi tout l’intérêt d’un jeu de médiation : créer une frontière poreuse entre le jeu et « l’objet » que le jeu doit mettre en valeur.
Vue d’ensemble – © Mémoires urbaines
Les parties durent à peu près deux heures pour 4 à 5 joueuses et joueurs de tous âges. Il n’y a pas besoin de connaître les archives, l’histoire de Villeurbanne, ni d’avoir déjà fait du jeu de rôle. Les deux heures comprennent l’explication du jeu, la partie en elle-même et les discussions autour des documents d’archives.
Comment se déroule une partie ?
Les joueuses et les joueurs choisissent un personnage mais ne connaissent de lui que son apparence générale (ils peuvent alors en déduire de quelle époque il vient). On installe un grand plan de Villeurbanne et on y pose une sorte de jeton, ainsi que quatre dés à six faces. C’est une représentation du groupe de personnages et cela permet de les « placer dans la ville ». On se fixe des objectifs, on essaie de résoudre des problèmes, de faire des actions… Chaque action ayant pour but de repousser l’Oubli est résolue en lançant les dés à six faces. Si l’Oubli est repoussé, on place un jeton blanc sur le quartier et chaque personnage retrouve un souvenir. Si c’est un échec au contraire, on dépose un jeton noir, on ne retrouve pas de souvenir et on ne pourra plus revenir dans ce quartier. La partie s’arrête quand quatre quartiers sont sauvés, c’est-à-dire lorsque quatre souvenirs ont été retrouvés.
Support stylisé pour déposer les quatre dés de six – © Mémoires urbaines
En termes d’écriture, il y a donc un mini-scénario pour chacun des neuf quartiers de la ville et neuf personnages (avec quatre souvenirs significatifs chacun). Donc, beaucoup de possibilités de jeu puisque dans une partie, on ne va sans doute explorer que quatre ou cinq quartiers sur les neuf possibles, et on ne jouera que quatre ou cinq personnages parmi les neufs.
Vous mettez en scène des lieux emblématiques de Villeurbanne, qu’ils existent, qu’ils aient disparus ou n’aient jamais été construits. Comment s’est fait le choix des lieux ?
Avant de choisir des lieux, nous savions que nous voulions une mécanique pour explorer et « délivrer » les quartiers de Villeurbanne. Nous avions donc nos neuf quartiers et nous avons demandé aux archivistes de choisir les documents qu’elles voulaient mettre en valeur lors des parties. Une première sélection a été faite : des plans, des cartes postales, des affiches, des photos, des courriers, des articles de journaux… Nous avons décidé ensemble de garder un ou deux documents par quartiers : ils allaient devenir les indices utilisés dans chaque partie. Nous les avons choisis en fonction de plusieurs critères et notamment l’idée d’avoir un corpus très divers. On a autant cherché à varier les supports, que les époques, et les histoires. De manière à montrer la richesse de tout ce qu’il est possible de trouver aux archives d’une part, et, d’autre part, proposer des scénarios variés pour que le jeu ne tourne pas en rond.
Commerce villeurbannais bien à l’ancienne
La documentation de chaque quartier a tout naturellement révélé des lieux actuels, historiques ou fictifs de l’histoire de Villeurbanne. On a alors choisi ensemble, archivistes et créateurs de jeu, quels lieux seraient les plus séduisants pour créer des scénarios.
Comment les joueuses et joueurs appréhendent-ils ces espaces ?
J’ai cru remarquer que les joueuses et joueurs vont naturellement amener leur personnage à visiter des lieux qu’ils connaissent. Ils commencent souvent la partie dans le quartier où ils habitent ou travaillent, où sont scolarisés leurs enfants, où habitent un proche etc. On a naturellement l’envie ou le besoin d’aller visiter des lieux familiers, à la fois pour le fun, mais aussi pour se rassurer, pour se projeter et se créer des images plus facilement. Et vu que le plateau de jeu est le plan de la ville, les gens commencent souvent par essayer de repérer les lieux qu’ils connaissent et c’est une très bonne façon de briser la glace, de créer du lien avant de commencer à jouer.
Contraste urbain
Puisque le jeu est un outil de médiation relatif à l’Histoire, la Mémoire, et à la vie de Villeurbanne, les joueuses et joueurs n’hésitent jamais à partager entre eux et avec nous leur rapport à la ville, leur vécu, leurs bonnes adresses etc. Ils nous posent aussi beaucoup de questions sur le devenir des lieux, et sont curieux de détails concernant les quartiers traversés lors de l’intrigue.
De la même façon, les joueuses et les joueurs sont amenés à incarner des personnages ayant réellement existé. Comment s’est effectué le choix de ces “héros” ?
Le choix des personnages s’est fait exactement comme celui des lieux. Nous avions envie de faire jouer des personnages réels à la fois pour correspondre à notre mécanique de personnages amnésiques, et à la fois pour valoriser Villeurbanne et les villeurbannais. Nous avons demandé aux archivistes de nous proposer des femmes et des hommes issus de toutes les époques et de toutes les couches de la société. La présélection faite, Jean-Clément et moi avons choisi cinq hommes et quatre femmes aux traits variés.
France et Armand, deux des personnages à incarner – © Mémoires urbaines
Les joueurs et joueuses peuvent ainsi incarner : le premier archiviste de la ville, une couturière, un sculpteur, une comédienne, un jockey, une résistante, un chasseur de serpent, une apprentie pharmacienne et un pionnier de l’aviation. Tous et toutes d’âges, d’époques et de milieux différents.
Ecrire des jeux est ma passion mais mon métier c’est comédien. Je fais partie d’une compagnie de théâtre, Zéotrope, qui travaille depuis plus de vingt ans avec la ville et l’Interquartier Mémoire et Patrimoine. Nous créons des spectacles, des chansons et des événements autour de la mémoire de Villeurbanne. Que ce soient des anonymes ou des figures historiques, nous donnons vie à ces personnages qui ont traversé l’histoire de Villeurbanne. Choisir des protagonistes pour ce jeu de rôle fondé sur les archives de la ville n’était donc pas très éloigné de ma vie de tous les jours !
De votre point de vue, quelles sont les vertus d’un jeu de rôle dans un contexte de médiation culturelle ?
Les vertus du jeu sont les mêmes que dans toutes relations sociales : on se réunit, on échange et on passe un super moment. Le jeu est juste une manière comme une autre de se rencontrer, en mettant l’imaginaire et l’amusement au coeur du moment. Il y a le plaisir de jouer et le confort d’être un personnage, de ne pas se livrer plus qu’on le souhaiterait.
Dans la peau d’un MJ – © Mémoires urbaines
Mais par dessus tout, au-delà du jeu, les documents d’archives sont magiques. Le jeu n’est qu’un prétexte pour pouvoir s’émerveiller devant ces documents d’exception : avoir devant soi un extrait de journal qui raconte que Buffalo Bill est passé dans votre rue ; une photo de son quartier vide de toute construction moderne ; une lettre écrite il y a 150 ans par un agriculteur qui a perdu son cheval à cause d’une balle perdue… c’est juste fabuleux !