Inspirée par le Palio de Sienne – une course hippique italienne se déroulant deux fois par an, et à l’occasion de laquelle chaque couple cavalier/cheval représente l’un des dix-sept quartiers de la ville -, l’opération Boost Battle Run initiée par la marque Adidas met en compétition plusieurs quartiers parisiens à travers un tournoi de running. Nous sommes donc allés interroger l’un des participants et témoin privilégié de l’opération : Stephen des Aulnois, bien dans ses skets, et ambassadeur de l’équipe #boostRépublique.
L’interview qui suit se présente donc comme un retour d’expérience sur cette pratique de la course à pied, proprement urbaine et dont la forme communautaire intrigue. Inédit en ville, ce mode de jogging met en évidence les petits tracas révélateurs de nos frictions urbaines ; mais également certains plaisirs inhérents aux sportivités sauvages, dont cette meute est un parfait avatar.
© Gregory Ferembach
Pour aller plus loin, nous vous invitons à fouiner dans les archives du blog consacrées à ces sportivités tout en cavales, compilées pour l’occasion dans un dossier dédié : “Va vite et deviens : pour des villes enfin joggables”. En attendant la publication d’une seconde ressource sur le sujet dans la semaine… A vos marques, prêts, partez !
Peux-tu nous présenter #boostRépublique, l’organisation de “running” dans laquelle tu évolues ? De quoi s’agit-il ? Comment fonctionne-t-elle concrètement ? Quels sont ses objectifs ?
#boostRépublique est une équipe de running, basée dans le quartier République à Paris. Elle fait partie du programme Boost Battle Run, une opération de la marque Adidas. Le nom vient de la technologie de la chaussure avec laquelle on court, appelée “boost”. L’opération a commencé début juin, et se termine en février prochain. Le principe est simple : dix quartiers parisiens “emblématiques” s’affrontent à travers des équipes de runners. On compte les quartiers Odéon, Bir Hakeim, Batignolles, Abesses, Pigalle, Sentier, Jaurès, Belleville, Bastille et République, dont je suis l’ambassadeur. Le recrutement et l’organisation des runs se font grâce à des groupes Facebook dédiés. Petite précision : on ne court pas dans des stades mais bel et bien dans la rue, ou dans les parcs lorsqu’ils ne sont pas fermés.
A l’origine, on était une dizaine de coureurs par équipe, avec environ un run par semaine. Depuis, le projet a pris de l’ampleur ; on est aujourd’hui plus de 600 runners… Dans notre équipe, on organise trois ou quatre runs par semaine. Tout dépend de la motivation et des disponibilités de chacun. A titre personnel, j’en fais un par semaine. Les membres organisent d’autres rendez-vous parallèles, aux moments où ça arrange le plus de monde.
Avec un programme de cette ampleur, tous les membres d’une équipe ne peuvent pas être au même niveau sportif. Comment le gérez-vous ? Plus généralement, n’est-il pas compliqué de courir “en bande” ?
Effectivement, le niveau est assez hétérogène dans une équipe. Certains sont vraiment très bons, d’autres débutent encore. Mon rôle est de veiller à ce que tout le monde s’éclate, même dans un run de cinquante personnes. Mais oui, à partir de trente personnes, il peut devenir un peu dangereux de courir tous ensemble : c’est risqué pour nous, mais aussi pour les passants. Diviser la team en petites équipes est donc plus agréable, notamment au niveau de la vitesse. D’une part c’est plus homogène, ça évite d’autre part de former une trop grosse masse dans la rue.
© Guillaume Buchou
Le problème, en ville, ce sont les feux de signalisation. On est obligé de s’arrêter… On connaît la circulation à Paris, la confrontation des modes peut parfois devenir dangereuse, voire sauvage. Il suffit que quelqu’un prenne l’initiative de traverser au rouge, tout le monde suivra derrière. Avec mes co-leaders, on fait donc la circulation au feu pour faire avancer tout le monde en demandant aux voitures de patienter, au cas où elles n’auraient pas remarqué que d’autres personnes arrivent. Dans cette perspective, plus on est en nombre réduit, et plus c’est facile à gérer.
Concrètement, comment se traduit l’ancrage des équipes à un quartier de Paris ? Comment cela est-il vécu par les runners, ou par les gens de l’extérieur ?
On vit tous plus ou moins dans le quartier pour lequel on court. Ce sont des lieux qu’on connaît et qu’on aime. Pour appuyer ce sentiment d’appartenance, l’artiste Franck Pellegrino a dessiné des blasons stylisés, représentant chaque équipe pour la Boost Battle Run. Quand on court, on porte le t-shirt de la team à laquelle on appartient, arborant fièrement notre emblème.
Le véritable sentiment de compétition avec les autres quartiers se construit sur un système de points. Tous les mois, les points gagnés par chaque team sont comptés, et le meilleur remporte un prix offert par Adidas, par exemple un aller-retour dans une capitale européenne. Les points sont calculés à différents niveaux. D’une part, on regarde l’influence du quartier sur les réseaux sociaux, à travers un décompte des hashtags officiels (#boostRépublique pour notre équipe). Les opérations créatives menées par chaque équipe rapportent également des points. Par exemple, on vient de créer des badges pour féliciter les plus actifs, avec une sorte de cérémonie. La participation aux courses officielles est importante aussi. Faire gagner son quartier devient donc un véritable (en)jeu.
Créa par Gregory Ferembach
On joue beaucoup de cette motivation concurrentielle, qui rappelle les ambiances urbaines de Warriors (Les Guerriers de la nuit) – qui a notamment inspiré le clip Bad de Michael Jackson – ou West Side Story. Ce sont deux films où des gangs de jeunes se défient et s’affrontent dans la rue. On partage un peu de cette atmosphère grâce à ce sentiment de compétition, parce qu’on se déplace en meutes, et la rue est notre terrain de jeu. Quand on croise d’autres teams, on se nargue. Sur le canal de l’Ourcq, par exemple, on croise régulièrement #boostJaures ; on se taquine, et on se poile. L’idée compétition est donc là, mais reste évidemment assez saine entre les quartiers, et c’est super motivant. A tout cela s’ajoute une sorte de conquête des territores symbolique entre les teams, qui met du piment dans les runs.
Et comment se traduit ce sentiment d’appartenance en termes d’appropriation des quartiers que vous représentez ?
On part toujours du quartier République, plus précisément du bar L’Eventail, à Oberkampf. On part de là, et on revient là. Chez nous, un run fait entre 8 et 14 km. Avec 8 km, tu es déjà obligé de dépasser ton territoire, sinon tu tournes en rond dans le quartier et ça devient vite barbant. On l’a déjà fait, au passage : tourner autour de la place de la République pendant 24h, avec un run en relais. Mais c’était les “24h de Répu”, un run exceptionnel et surtout symbolique.
© Gregory Ferembach
Le parcours classique, pour notre équipe, est le suivant : on part de République puis on remonte vers Stalingrad-Jaurès, en continuant sur le canal de l’Ourcq. Souvent, on court au moins jusqu’au bâtiment BETC, juste derrière le périphérique, puis on revient. On va parfois plus loin, en été, quand la nuit tombe tard. Enfin, pour varier, on va parfois faire du crossfit sur mobilier urbain, ou du fractionné pour entraîner la vitesse…
Le terrain idéal du runner, ça reste les quais, et les parcs quand ils sont ouverts. Toute cette partie de Paris est un endroit propice pour les runners. C’est tout droit, il n’y a pas d’obstacle ni de feux de signalisation, pas d’automobiles donc on respire un peu mieux… Dans ce genre de coins, on ne croise que des runners ou des cyclistes. Ce ne sont même pas des endroits où les gens vont à pied.
Tu as évoqué des opérations “créatives” que chaque équipe met en place. En quoi consistent-elles ? Qu’apportent-elles à la pratique du running ?
Aux débuts de #boostRépublique, j’ai par exemple proposé un run donc l’objectif était d’aller observer l’avancée du chantier de la Philharmonie de Jean Nouvel, dans le Parc de la Villette. Dans cet état d’esprit, un run peut vraiment prendre des dimensions exploratoires. On se déplace volontairement dans des lieux méconnus, on explore la ville, et on se réapproprie des zones un peu laissées-pour-compte.
Récemment, on est allé courir de nuit dans le Bois de Vincennes, tous munis de lampes frontales. Dans ce cas ça devient un peu plus qu’un run, en nous plongeant dans une ambiance “survival” à la Projet Blair Witch. S’enfoncer dans les entrailles du bois de Vincennes dans le noir total, seul, ça ferait flipper. A vingt-cinq, on est une meute : rien ne nous arrête !
© @desgonzo sur Instagram
© Guillaume Flandre
Justement, quels rapports entretenez-vous avec la ville en tant qu’espace habité ? On a brièvement évoqué la confrontation avec les autres modes ; peux-tu expliciter ?
Il y a un conflit de mobilités permanent entre le runner et le piéton. Dans la ville, aucune zone n’est réellement aménagée pour nous. Le piéton n’entend pas le runner, et il n’aime généralement pas être dérangé. Du coup, on se manifeste par notre masse, notre présence collective… Mais dans l’ensemble, ça se passe plutôt bien, il n’y a eu aucun accroc en six mois.
Généralement, quand on passe, les gens nous encouragent, ils se demandent qui sont tous ces runners. Un runner seul dans l’espace urbain, tu ne le remarques pas, il n’est pas sapé comme un joggeur des années 80, avec survêt’ fluo et walkman jaune…! Avant de courir moi-même, je ne me rendais pas compte qu’il y avait autant de runners en ville. Dans l’espace urbain, la plupart des gens qui courent sont juste des personnes pressées qui ont peur de rater leur train. Alors qu’un attroupement à trente, qui plus est avec un peu de vitesse, tu le remarques d’office.
Créa par Gregory Ferembach
Finalement courir en ville, c’est comme se déplacer à vélo : tu as l’impression de dépasser le flux. Tu n’es pas inactif comme dans les transports, et tu n’as pas l’impression de te faire “bouffer” par la ville. Tu es dans une dynamique à l’image de ton environnement, un espace speed et grouillant. Tu peux sauter un obstacle, enjamber des trucs, monter des escaliers et redescendre. Tu vas où tu veux. L’évolution logique d’un run, c’est peut-être carrément le parkour. Si on sortait en plus petits groupes, j’aimerais bien tenter une sorte de trail à la sauce urbaine. Comme un parcours de santé mais dans le béton, où on gravirait des obstacles. Et avec l’idée de courir, courir, courir.
Tu penses que le principe du Boost Battle Run restera une opération marketing, ou bien que les gens se réapproprieront le concept et s’affranchiront de la marque ?
Ce qui est certain, c’est que le concept plaît et a littéralement explosé. Les teams, qu’il y ait Adidas ou non, sont désormais formées et fonctionnent bien. Généralement les gens de l’extérieur ne savent pas forcément que c’est une opération, et ont envie de recréer le concept en province ou ailleurs. Ils te disent : “Est-ce que tu crois que je pourrais faire ça à Marseille, à Toulouse ? Ce serait génial là-bas : plein d’endroits sont parfaits pour courir…”
En dehors aspects organisationnels, quelle est la place des technologies dans vos activités ? On sait que les bracelets connectés ont le vent en poupe chez les runners, cela change-t-il quand on court en bande ?
On peut effectivement utiliser toutes les applications de tracking, qui tracent les déplacements effectués grâce à un système GPS. La team de Jaurès s’est par exemple amusée à écrire “Boost Jaurès” sur une carte, grâce au tracking d’un run… Dans le même délire, on a récemment organisé un run “illuminati”, parce que le tracé du parcours formait un triangle dans un triangle. Mais à titre personnel, regarder mes performances m’intéresse de moins en moins, parce que les données sont biaisées. On n’arrête pas de s’interrompre pour les courses à cause des feux, par exemple. Ça n’est intéressant que lorsque la performance vaut vraiment le coup, soit parce que tu t’es surpassé, soit que le résultat est original ou marrant.
Dans le même temps, le côté purement social tient évidemment une place de choix. Sur un run, on va prendre une ou deux belles photos de groupe, qu’on postera sur les réseaux sociaux pour montrer qu’on est nombreux et que l’ambiance est bonne, ou pour partager un moment particulier. C’est un aspect qui provoque souvent la raillerie des gens sur Internet. Ils ont l’impression qu’on ne fait que se prendre en photo, parce que c’est l’aspect que l’on met en avant, et non les performances. Mais il faut rappeler qu’au départ, on s’est tous rencontrés pour la performance sportive… Finalement, cet aspect communautaire, presque familial, s’est construit avec le temps. Chaque mois on fait la fête tous ensemble, on prolonge la découverte des autres en after-runs, on boit des coups… Les gens deviennent potes, couchent ensemble, on est bien.