En mars dernier sortait aux Etats Unis le titre « Hey Mama », produit d’une collaboration entre le DJ français David Guetta, la rappeuse américano-trinidadienne Nicki Minaj, la chanteuse américaine Bebe Rexha et le producteur néerlandais Afrojack. Si les paroles stéréotypées et sexistes n’ont à peu près aucun intérêt, que le rythme et le genre musical n’ont rien à envier au plus médiocre des Tropical House Summer Mix 2009, son clip envoie néanmoins du très lourd en termes d’imaginaires… et c’est évidemment ce qui nous intéresse ici.
Le spot en question est officiellement sorti sur nos écrans le 16 mai dernier, c’est-à-dire au lendemain de la sortie US de sa principale source d’inspiration visuelle : Mad Max: Fury Road. Joli coup marketing pour ces deux productions culturelles résolument mainstream, qui surfent sur des représentations assez similaires, chacune renforçant la popularité de l’autre dans l’imaginaire collectif. A l’instar du film de George Miller, qui cartonne au box office international depuis bientôt deux mois, la réception du clip de Guetta aura très largement séduit le grand public – en témoignent ses plus de 120 millions de vues, à l’heure où l’on écrit ce billet.
Quel est donc ce vent chaud qui nous vient du désert (australien, namibien ou bien américain) et qui semble dicter un certain nombre de tendances du moment ? La réminiscence de certains imaginaires rattachés à un passé rebelle, ou bien la vision poétique d’un futur post-apocalyptique ? Un peu des deux, nous en sommes certains. Originellement, l’apparition de ce type de figures dans le paysage fictionnel rappelait certains mouvements culturels (plus ou moins contemporains avec l’époque de production), tels que les communautés de motards criminels des années 1950-1960 à la sauce Hell’s Angels.
Mais ce sont surtout les années 1980 qui auront remis sur le tapis ces gros délires post-apo désertiques, à base de pirates motorisés et de sociétés religieuses fondées sur le culte du pétrole (et du mâle). On pense évidemment aux deuxième (1981) et troisième (1989) opus de la saga Mad Max, entièrement réalisés par l’australien George Miller, et qui ont contribué à définitivement populariser le genre. Mêlant science-fiction et western moderne, cet univers inspira d’autres artistes de l’époque tels que le créateur de la bande-dessinée britannique Tank Girl publiée pour la première fois en 1988, et adaptée au cinéma en 1995. En dehors du contexte violent et aride mad maxien, Tank Girl est entendue comme une transposition futuriste et caricaturale du mouvement punk anglais des années 1980 :
« En réaction au thatchérisme ambiant à l’époque de sa création, Tank Girl est influencée par la vague punk et en arbore les signes distinctifs : crête iroquoise, épingles à nourrice, batte de baseball. » (Wikipedia)
De Burning Man aux fashionista
Burning Man – par le photographe Trey Ratcliff
A la même époque naissait enfin l’inspiration réelle la plus proche de ces univers fictifs : le très célèbre festival américain Burning Man. Comme le rappelle la page Wikipédia francophone (assez complète, et que l’on vous conseille donc de parcourir) :
« Le festival Burning Man est une grande rencontre artistique qui se tient chaque année dans le désert de Black Rock au Nevada. Elle a lieu la dernière semaine d’août, le premier lundi de septembre étant férié aux États-Unis (Labor Day). C’est Larry Harvey qui a proposé en 1986 la crémation festive d’un mannequin géant sur la plage de Baker Beach, qui fait face au Golden Gate Bridge à San Francisco. En 1990, l’événement est déplacé dans le Nevada pour permettre l’accueil, dans une sorte de ville temporaire en plein désert, d’installations (Art Camps) et de participants (Burners) de plus en plus nombreux. Cette cité nomade, reconstituée chaque année, a pris le nom de Black Rock City. Elle devient alors, le temps du festival, l’une des villes les plus peuplées du Nevada. »
Des « mutant vehicules » aux bolides trafiqués de Mad Max, il n’y a qu’un pas – by Trey Ratcliff
Au-delà de sa dimension urbanistique fascinante – par analogie, on pense évidemment à l’Instant City d’Archigram -, cet événement phénoménal annuel est une source d’inspiration inépuisable et constitue dès lors un monument pop-culturel notable de l’époque contemporaine. Chaque année, un grand thème – généralement philosophique ou mythologique1 – définit la couleur locale du festival. Costumes, véhicules, habitations temporaires, forme du bûcher géant (le fameux Burning Man), et même noms des rues éphémères suivent plus ou moins ce leitmotiv créatif. S’il se présente avant tout comme une sorte d’utopie temporaire2 , Burning Man incarne également le berceau de nombreuses créations artistiques.
Au milieu des années 1990 – soit près de dix ans après la création de Burning Man -, une vidéo musicale s’inspirait déjà ouvertement de cet imaginaire mad maxien : l’un des deux clips illustrant le titre culte California Love, chanté par le rappeur 2pac à sa sortie de prison en 1995, en featuring avec Dr. Dre et Roger Troutman. Pour d’autres exemples (la liste est évidemment longue comme un bras), on vous laisse consulter l’excellent hors-série n°25 du magazine Mad Movies, sorti en juin 2015 et justement consacré au cinéma post-apocalyptique. Une analyse complète et minutieuse explore ainsi le genre, du post-apo spaghetti aux poursuites motorisées des maîtres philippins.
De la zonz à la cage en pleine air, il n’y a qu’un pas
Depuis cette époque, néanmoins, rares ont été les reprises aussi manifestes de cet univers… du moins jusqu’au duo évoqué en préambule de ce billet, avec George Miller d’un côté et David Guetta de l’autre. Pourtant, la pérennité de Burning Man aura sans doute aidé la perpétuation de certaines inspirations stylistiques notables à l’époque contemporaine, du mauvais clip de Stoner (aussi appelé « desert rock ») ou de R’n’b français, jusqu’à la fashion féminine de tous bords. Comme l’analysait notre consultante en mode Florence Abitbol, une certaine esthétique coincée entre Woodstock et le western est bel et bien présente depuis des années dans le prêt-à-porter bas de gamme comme dans le luxe :
«Niveau mode, on peut noter le retour – pas si nouveau – du style stéréotypé associé aux années 70’s dans les dernières collections ; le phénomène est d’ailleurs encore plus notable cet été. Dans ce fourre-tout, on pense à un style « Easy Rider », « flare », bandana et veste en daim à franges, voir probablement des boots façon cowboy pour l’hiver prochain. Mais le plus intéressant dans cette tendance, c’est qu’elle se retrouve un peu partout. Les défilés femmes de The Kooples comme Saint Laurent, en passant par Ralph Lauren et H&M, commencent à disséminer quelques-unes de ces tendances. Un bel exemple aussi avec le Lookbook Whistles Resort 2016 qui joue plutôt subtilement sur ces codes tout en y apportant une certaine modernité. De notre côté de l’Atlantique, la pionnière du genre est Isabel Marant, qui met à la sauce parisienne des détails connotés cowboys et désert américain, quitte à se faire taxer de récupération culturelle.
Dans le même temps, on observe une reprise rapide de toutes les tendances dites « festival » dans le prêt-à-porter moyen à haut de gamme (rassemblant souvent un condensé de vêtements un peu clichés, constituées de shorts et de head band à plume façon coiffe indienne)… Des marques comme Asos, Urban Outfitters, Topshop ou H&M ont beaucoup appuyé leur communication et leur stylisme avec cette tendance, qui finalement revient chaque été. Cela fait plusieurs années qu’elle dure, mais on pourrait situer son essor au moment de l’apparition du phénomène des « it girls« . Lorsque ces jeunes cool (et souvent aisé-es) ont commencé à se rendre à des festivals comme Lollapalooza et Coachella, les paparazzis ont suivi. Les magazines décryptaient les looks, offrant un nouvel univers mode non seulement au public mais aussi aux marques. Ceci dit, rien de plus normal que d’avoir 20 ans et de fréquenter ce type d’événements. Les marques ont simplement – via ces jeunes branché-es et médiatisé-es comme Alexa Chung – trouvé un nouveau vivier, tout en pêchant allègrement dans l’imaginaire collectif de l’esprit « Woodstock » pour toucher un plus vaste panel d’acheteurs, et pas seulement la sphère ‘fashionista’. »
Quand ville agile et smart city font bon ménage
Pour en revenir au clip de « Hey Mama » qui nous intéresse aujourd’hui, la vidéo commence avec l’arrivée du DJ superstar et sa tribu de danseurs dans ce qui ressemble à un oasis aménagé avec goût. Dès les premières secondes, David Guetta utilise un appareil électronique fictif, représenté sous la forme d’une espèce de gros pad ostensiblement inspiré par les films Tron (la version de 1982 autant que sa suite de 2010). L’outil, qui fonctionne notamment avec l’électricité dégagée par un orage au beau milieu du désert, sert plus précisément à matérialiser un hologramme grésillant de la rappeuse Nicki Minaj. Astuce intéressante pour combler l’absence de la chanteuse lors du tournage, qui apporte dans le même temps une étonnante touche futuriste au beau milieu de cette ambiance hippie à la Burning Man… On apprécie en tout cas l’inventivité du clip en termes d’énergies renouvelables.
Les deux imaginaires se côtoient ainsi tout au long du clip, mêlant buggys à néons fluo, caravanes aménagées avec des morceaux de palettes, et baignoires reconverties en cabines de danse en plein air. Vous noterez par exemple, en bas à gauche sur l’image suivante, un écran numérique intégré sur la façade d’une maison en ruine… Une certaine vision de « l’immeuble connecté », en somme ! Bref, ce clip offre un savoureux mélange des genres, pour un rendu visuel placé sous le signe de l’hybridation et du kitsch.
Visuellement, cet univers coincé entre étendues désertiques et technologies luminescentes nous rappelle par certains aspects le monde intrigant de Lanelle, dans le jeu vidéo Zelda Skyward Sword, sorti sur Wii en 2011. Le début du jeu se déroule ainsi principalement dans un royaume à la sauce médiéval-fantastique, jusqu’au moment où le joueur se retrouve dans un vaste espace désertique des plus détonants. Les traces d’une civilisation technologique ancienne resurgissent ainsi pour aider le héros dans sa quête. Dans cette zone, il sera notamment amené à activer des cristaux – sortes de générateurs électriques – libérant des ondes temporelles sur un pourtour défini du lieu. Ainsi, les périmètres « activés » sont représentés comme des tâches de verdure au beau milieu d’une mer de sable, et dont les contours éphémères rappellent vivement les éclairages bleu-néon qui décorent le clip de David Guetta. De fait, ces mécanismes ramènent le territoire vivifié dans le passé, lorsque Lanelle formait encore une civilisation technocentrée. Au beau milieu de ces « rétroasis », virevoltants et scarabées ont disparu pour laisser place à des robots humanoïdes qui vous demanderont de l’aide… Par analogie, peut-être le personnage de David Guetta représente-t-il, dans la vidéo de « Hey Mama », le témoin privilégié d’une époque technopuissante déchue ?
Résultat de l’activation d’un cristal dans le désert de Lanelle (Zelda Skyward Sword)
A en juger par les références qui composent le clip, qu’elles soient assumées ou non, il est intéressant de constater que celui-ci oscille autant du côté « cyberpunk » que de l’univers post-apocalyptique plus standard, c’est-à-dire mad maxien. Et c’est sûrement pour cela que le spot fonctionne, et entre en résonance avec l’imaginaire collectif occidental. A l’heure où les futurs possibles de nos sociétés s’entrechoquent à travers divers modèles et sources d’inspiration relativement distinctes, le clip du DJ superstar semble brasser les uns et les autres pour un résultat franchement esthétique. Ainsi le numérique, agent privilégié de la smart city, s’accouple ici avec l’art de la récup’, du bricolage et de l’éphémère – canaux essentiels de la « ville agile » et du mouvement Do it Yourself – , brouillant les pistes déjà bien embrouillées des utopies urbaines contemporaines.
Burning Man by night by Trey Ratcliff – Le film Enter The Void et le clip Your Love is My Drug de Ke$ha n’ont qu’à bien se tenir
Bons sentiments fabriqués en néons – accessoires immanquables du festival de musique en open air – dans le clip de D. Guetta & N. Minaj
En illustration de ce tube de l’été assuré, on nous sert donc une sorte de carte postale bigarrée d’un futur post-apocalyptique plausible, où bidouille et hacking font le bonheur des habitants nomades d’une terre désolée. A l’instar des panneaux photovoltaïques, demain, on pourra peut-être lancer une conversation Skype à l’aide d’une télécommande para-tonnerre… Ou bien vivra-t-on en tribu dans un camping-car aménagé comme le stand provisoire d’une diseuse de bonne aventure ? Si l’on nous avait dit que David Guetta et Nicky Minaj deviendraient nos mentors en prospective urbaine…
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[Edit du 3/09/2015]
Petit ajout deux mois après la publication de ce condensé d’imaginaires mad maxien : le dernier clip du rappeur à punchlines Seth Gueko.
« Val d’Oise, an 2095 »
Le pitch du premier écran envoie directement du pâté, à l’image des textes et de l’univers de l’artiste originaire de Saint-Ouen-l’Aumône. Globalement, Seth Gueko se tape un gros délire à la Mad Max, se réappropriant jusqu’au masque de fer que porte Tom Hardy dans le dernier opus sorti en mai dernier sur nos écrans. Cela dit, peu de références directes – visuelles ou verbales – au département d’Île-de-France sus-nommé apparaissent au sein de ce clip badass héroïque. Si ce n’est la formule « Faites du bruit pour mon Val d’Oseille » – scandée dans le refrain – et l’affichage du code départemental 95 sur un maillot, ou enflammé tel un Burning Man numérique. On aurait bien aimé que soit poussé plus loin ce fantastique synopsis, et qu’au milieu du désert se retrouvent une poignée d’éléments Val-d’Oisiens décharnés… On est déjà ravi que la scène française se mette à ces imaginaires habituellement désertés.
En vous souhaitant une bonne écoute, rendez-vous sur l’A15 ou à la Mer de Sable pour taper quelques drifts à la sauce Fury Road.
- Par exemple : « The Body » en 2000, « The Floating World » en 2002, ou encore « Psyche – The Conscious, Subconscious & Unconscious » en 2005. [↩]
- Dix grandes valeurs sont censées définir la politique idéale de l’événement, ses participants doivent dès lors les respecter pour le bien de tous [↩]