Cela faisait un petit moment que l’on se tournait autour sur Twitter avec Laura Gérard, co-fondatrice de l’Incubateur urbain, une association « couveuse d’idées pour la ville ». Le pitch est simple, efficace et séduisant : « Porteuse d’un véritable projet de société, l’association met en place des moyens concrets d’action dans la ville pour lui donner le visage solidaire, citoyen, écologique et féministe qui lui sied le mieux. Ainsi plus vivable, des projets artistiques à chaque coin de rue la rende aussi plus vivante. »
Leur dernier projet, tout d’urbanités vêtu, n’aura pas manqué de nous interpeller pour enfin passer le cap de l’interview ! C’est en effet sur les pistes de l’utopie et des imaginaires urbains que la petite équipe se lance cette fois-ci. Nous n’avons donc pas hésité à creuser ces centres d’intérêt communs dans l’entretien qui suit…
Danse de crapaud sur l’pavé – à Quartier Latin, Paris 5ème. © L’incubateur Urbain
Pouvez-vous vous nous en dire plus sur votre association “couveuse d’idées pour la ville”, l’Incubateur urbain ?
L’Incubateur urbain est né tout récemment (février 2015) suite à plusieurs séismes qui nous ont secoués : de l’attentat contre Charlie Hebdo à la constatation d’une dislocation générale des liens sociaux, on a eu l’urgente et soudaine envie en janvier dernier d’agir pour créer du positif, d’« envoyer du love », limite de faire des câlins aux passants. C’était juste une sorte de pulsion à la base, mais avec l’appel des Chantiers d’espoir par exemple, ça nous a donné envie de concrétiser quelque chose, sans vraiment savoir quoi au départ.
D’où l’idée d’un « incubateur » ou d’une couveuse. On avait envie d’imaginer un endroit métaphorique chaleureux, pourvoyeur d’idées positives et d’énergie suffisamment électrique pour connecter tout le monde, avec cette idée forte de renforcer le pouvoir citoyen : étant de petits aventuriers arpenteurs de rues parisiennes sombres, explorateurs d’immeubles inconnus, et testeurs des heures indues de Paris, on est convaincu que la ville est un espace-temps qui n’a pas de limite et que le citadin a tant à y jouer.
On a fondé l’Incubateur urbain à deux. Quentin Laudereau a un passé de militant politique. Dès fin 2011 et jusqu’en 2014, il a parcouru le pavé et les sorties de métro à distribuer des tracts et à déranger les gens chez eux lors de portes-à-portes. C’est ce qui lui a donné le goût de la ville et de la participation citoyenne. Niveau job, il est chargé de communication web dans un organisme public et passe ses matins sur Twitter à lire des articles sur le numérique. C’est grâce à lui qu’on a un site internet très joli car il code plus vite que son ombre. Et c’est un vélibeur hors pair qui ne tombe jamais par terre.
De mon côté, je suis plutôt littéraire – plus rat de bibliothèque que geekette, mais je me soigne. Je suis passée par une prépa littéraire à Henri IV, et c’est par ce biais que je suis « montée à Paris ». Ensuite j’ai eu une licence d’Histoire et d’Histoire de l’art. Là, je suis en master de droit de l’environnement à la Sorbonne et je prépare le barreau de Paris. Mais je suis sûre que plus tard j’aurai une espèce de vie bizarre d’avocate sérieuse le jour, et de vengeuse masquée urbaine à la plume acérée la nuit. Ce serait génial !
A l’asso, on s’essaye à tout ce qui nous fait vibrer d’une façon ou d’une autre, dans tous les domaines, et du coup en tant qu’autodidactes, on a la conviction qu’en chaque citoyen il y a un talent à dévoiler qui, une fois mis en commun avec d’autres, pourrait exploser en fabuleuses idées pour la ville.
Il y a donc une forte dimension citoyenne et participative dans notre « couveuse » qui est urbaine tout simplement parce qu’on aime la ville, ses petits bars, ses rues toutes pétées. J’ai en tête des images de ville issues du cinéma ou d’ailleurs qui m’inspirent pas mal : le choc de Metropolis, vu à la Filmothèque du Quartier Latin il y a 2 ou 3 ans, le splendide Blade Runner, le Berlin brûlé vif et décharné de George Grosz, ou encore la ville de Wong Kar Wai, sensuelle et effervescente. J’ai toujours été fascinée par les villes, de toute sorte d’ailleurs. Ca va de ma petite ville natale, Epinal dans les Vosges, dont les moindres recoins représentent des petites madeleines de Proust pour moi, à Paris, ma « grande ville ». Elle a longtemps eu un côté excitant pour moi, presque « papillons dans le ventre » parce qu’à la fois un peu terrifiante et gargantuesque depuis mes Vosges, mais aventureuse et aux infinies possibilités. Et puis j’ai étudié l’architecture pendant quelques années également, j’ai l’impression d’en avoir retiré un rapport plus sensuel au bâti urbain. Il y a clairement une sorte d’attachement particulier à l’urbain, difficile à expliquer parfois.
Chunking Express de Wong Kar-wai (1994)
Et puis, partant du fait qu’à l’horizon 2017, 80% de la population vivra en ville, on pense que tout changement à l’échelle de la ville aura un impact global. L’idée est donc de passer par le truchement de la ville pour mettre en oeuvre un véritable projet de société : plus de vert, renforcer la participation citoyenne, mettre en oeuvre des projets positifs pour agiter ces espaces. En bref, faire de la ville du futur, qui, on le pense, sera numérique, un espace connecté mais pas statique ou figé. On veut une ville connectée-agitée du bocal, pas connectée-obsession sécuritaire-surveillance-NSA.
Avec notre obsession de vouloir refaire croire en la force du pouvoir citoyen, on a mis en place nos projets par étapes. Ces étapes représentent un peu la façon dont on voudrait mener tous nos projets, c’est presque une espèce de méthode idéale pour nous, pour cerner le plus possible tous les enjeux d’un problème avant d’en exposer une proposition de solution. On a d’abord créé une phase de concertation « imagée », avec diverses facettes qui nous ont permis d’aborder les citadins progressivement, de prendre le pouls de la ville pour capter les désirs urbains dans le but d’y mettre en place des projets véritablement participatifs.
On a ainsi planté le décor du terrain de jeu de l’Incubateur urbain par une première facette : un album photographique qui illustre le lieu de notre terrain de jeu, Paris, ses murs, ses rues. L’album est voué à être enrichi tout le temps, y compris par d’autres personnes que nous (surtout par d’autres personnes que nous d’ailleurs).
=> Facette I du décor : le lieu – « Parisianités diverses »
Monde parallèle © 2015 Laura Gérard – à Paris
Une deuxième facette qui illustre l’approche des citadins anonymes : « Des yeux derrière la tête », l’album photographique qui s’inspire de la Reproduction interdite de Magritte. Hantée par le désir d’enfin faire se retourner cet homme de dos face à un miroir à l’impossible reflet, l’association l’Incubateur Urbain s’est mise désespérément à la poursuite de passants parisiens le temps de quelques jours entre janvier et février 2015.
Qu’est-ce que le verso de ces gens a à nous raconter ? Vers quoi / qui regardent-ils ? L’un d’entre eux va-t-il se retourner un jour ?
=> « Des yeux derrière la tête »
Mouettes affamées © 2015 Laura Gérard – au Jardin du Luxembourg
Une troisième facette qui représente un mélange des deux premières : notre projet « la ville en personnes », ou des portraits de citadins dans les lieux parisiens qu’ils préfèrent et qu’ils nous décrivent avec amour. Chaque lieu découvert et décrit sera inséré dans une cartographie de Paris qui fera comme une grande toile d’araignée des déclarations d’amour des citadins à ces lieux. Le projet est en cours.
=> « la ville en personnes »
Quentin, quartier Odéon – Rue De L’ancienne Comédie Paris 6ème
« J’aime ce coin, je le trouve authentique : c’est un des quartiers les plus anciens de Paris, on y respire l’Histoire à chaque coin de rue. Ici un café où Voltaire passait son temps, là un vieux cinéma centenaire… J’aime passer du temps dans les nombreux cafés à ambiance très 19ème avec les fauteuils typiques de l’époque et les vieux livres qui trônent sur les étagères. Je m’y sens bien! »
Et enfin la quatrième facette, notre melting-pot animé : un documentaire-portrait des Parisiens dans l’espace-temps Paris-2015. Le titre est encore à définir mais on pensait à « Fugue en ville majeure : prise cardiaque du Quartier Latin », par exemple. Nous sommes en cours de tournage actuellement et le montage devrait être terminé en juin. Le documentaire est fait d’entretiens avec les citadins de Paris, croisés au hasard de nos déambulations urbaines. Chaque parole échangée dessine un peu plus l’esquisse de ce qu’est la ville aujourd’hui, de l’esprit du temps. Le film tente de capter les battements du coeur de Paris. « Fugue en ville majeure », c’est vingt-quatre heures de l’encéphalogramme oscillant de la ville en son coeur : le Quartier Latin, du calme serein à l’infarctus.
=> « Fugue en ville majeure »
On a également présenté un projet pour le budget participatif de la ville de Paris : ça s’appelle des « bulles de silence » et l’idée serait de créer sur les places les plus bruyantes et grouillantes de Paris (place de la République, place d’Italie, place de la Nation, parvis du Panthéon…) des espaces citoyens verts et littéraires en forme de bulles de verre.
Ces espaces, transparents sur l’extérieur, seraient à la fois isolés du bruit urbain ambiant et observatoires de la ville. Ils permettraient ainsi aux citadins d’arrêter leur course urbaine, et de profiter d’une parenthèse pour quelques instants : les bulles de silence seraient faites de potagers et jardins collaboratifs auxquels chacun contribuerait, et dont chacun pourrait profiter… Mais aussi de bibliothèques, avec des espaces plein de fauteuils, de canapés, voire de tables pour déguster les fruits et légumes cultivés sur place.
A l’occasion de la 21e Conférence des Nations unies sur les changements climatiques – qui se tiendra à Paris du 30/11 au 11/12 prochains -, votre association a décidé de marquer le coup en apportant sa pierre l’édifice. Pouvez-vous nous présenter le “collectif citoyen d’idées et d’auteurs pour imaginer l’utopie concrète de la ville de demain » que vous souhaitez mettre en place ?
Le fait que la COP21 se déroule à Paris en 2015 nous a fait penser qu’un tel événement ne pouvait se passer sans les personnes qu’il concerne directement : les citoyens eux-mêmes. On veut participer à cette vague de projets citoyens qui se met en place en parallèle de l’événement et qui vise à une mobilisation générale pour lutter contre le réchauffement climatique, pour dire qu’on est tous concernés, et surtout, qu’on n’est pas impuissant, qu’on a le pouvoir d’agir pour de vrai si on s’y met tous ensemble. A l’asso, c’est un thème qui nous touche tout particulièrement, donc on a naturellement eu envie de s’en saisir à l’occasion de la COP21.
L’idée est de reprendre la structure de l’Utopie de Thomas More, une fine analyse de la société anglaise du XVIème siècle dans la première partie, et une idée de société idéale dans la deuxième. Notre projet serait de créer une oeuvre littéraire reprenant la même forme :
– dans une première partie, l’idée est de rassembler des textes sur la ville telle qu’elle est vécue et ressentie actuellement, avec un ensemble de photographies qui illustreraient les textes. On aurait ainsi un ensemble de regards différents, avec un condensé des agacements, des constats, et des rêves qu’elle suscite. La « ville » ne fait évidemment pas ici référence qu’à Paris, mais bel et bien à une multitude d’espaces vécus et fantasmés.
– dans une seconde partie, on aurait la poursuite de ces constats et rêves suscités dans la première : la rédaction d’un dialogue fictif qui mettrait en mots les idées des citadins sur la ville telle qu’ils l’imaginent idéalement, cela par le biais de café-débats, de happenings, de hold-up (avec Makesense par exemple s’ils veulent bien travailler avec nous), ou d’un site internet-boîte à idées que l’on créerait sur www.incubateur-urbain.fr.
Nous sommes actuellement en contact avec des spécialistes du monde de l’édition pour discuter de la mise en oeuvre du projet. Idéalement je voudrais éditer 15 ou 20 beaux livres en édition spéciale (plus, si c’est possible) avec textes, dessins et photographies qui seraient le résultat du travail de ce collectif d’idées et d’auteurs. Mais l’édition serait sans doute en grande partie numérique.
Comment comptez-vous vous y prendre pour faire connaître le projet auprès du public (et de ses éventuels participants) ? Êtes-vous soutenus par la Mairie de Paris ou autres entités pouvant être intéressées par cette initiative ?
On est en pleine recherche de partenariats avec des associations culturelles, les mouvements liés à la COP21 en général, des maisons d’édition… Et puis, on communique beaucoup via Twitter ou Facebook donc on compte évidemment miser sur ces méthodes.
Dans les prochains jours, on va diffuser une surprise dans les rues de Paris, qui nous servira de support de communication également : je n’en dis pas plus pour ne pas gâcher l’effet mais il y aura de la poésie sur les murs et des commandos de poètes !
Ce n’est pas encore sûr mais j’avais en tête de peut-être organiser des sortes de « catchs littéraires », des ateliers d’écriture dans des lieux bizarres où on se réunirait avec des participants au projet pour composer sur la ville, éventuellemnt en fonction de thèmes précis, ou en tout cas avec des contraintes ou des moyens qui favoriseraient l’émulation et la créativité. (Peut-être avec de l’absinthe importée illégalement aussi, comme ça on sera forcément inspiré…)
Quel rapport entretenez-vous avec les utopies urbaines ? Comment l’idée de co-écriture d’utopies urbaines contemporaines vous est-elle venue à l’esprit ?
Sans prétendre m’y connaître, j’aime beaucoup le cinéma. J’ai l’impression que pas mal de mon imaginaire lié à la ville vient de là. Quand je vois un film c’est toujours quelque chose qui me marque : la façon de filmer la ville, comme un personnage à part entière. Là je pense à Manhattan de Woody Allen, la ville en N&B où il n’y a personne dans Les Harmonies Werckmeister et qui tord le bide tellement c’est beau, ou Ferrare la ville mélancolique dans Par-delà les nuages d’Antonioni et Wenders.
Il y a la musique électronique aussi. Quand je me promène tard dans les rues de Paris j’ai souvent l’impression que de l’électro chelou serait optimale pour rythmer le chemin parcouru.
Tout ça m’amène assez naturellement vers les utopies urbaines… Et j’ai toujours eu envie d’écrire un livre. C’est presque un fantasme, d’un jour publier quelque chose, alors si en plus je peux le faire collectivement sous une forme un peu inédite de collectif urbain de poètes citoyens, c’est parfait. J’adore cette idée de groupe qui écrit ensemble.
Qu’attendez-vous de ces scénarios en termes d’avenir urbain ?
J’aimerais bien qu’à terme l’oeuvre soit un recueil à idées pour l’avenir dans lequel on pourrait puiser, pour un élan d’optimisme quand il y en a besoin, voire pour influer concrètement sur les politiques publiques liées à la ville. Exciter les imaginaires me semble être un des meilleurs moyens pour agir contre toute forme de morosité, et c’est rassembleur. J’ai l’impression que c’est ce qu’il faut à la ville aujourd’hui, sans doute même à la société en général.
Passer par le truchement d’une oeuvre littéraire pour imaginer la ville idéale, ça peut sans doute aider à mettre de côté des dissensions d’ordre politique sur la question, justement atténuées par l’art qu’on essaye de créer. L’écriture d’une utopie urbaine commune pourra peut-être permettre de créer un espace créatif enfin véritablement collectif.