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Des mobilités vraiment urbaines ? Regards croisés sur l’urbanité rurale

Le 1 octobre 2012 - Par qui vous parle de , , ,

[Après une première tribune sur la performativité des urbanités, le géographe Benoît Vicart s’attaque cette fois… à leur urbanité, en mobilisant son expérience africaine pour l’occasion. On a coutume de parler de « mobilités urbaines », y compris sur ce blog, sans forcément s’interroger sur ce que recouvrent les paradoxes d’un tel nom de baptême. C’est désormais chose faite !]

Dans la continuité de notre précédente tribune, il semblait indispensable de lancer une réflexion théorique sur les liens qui unissent ville et mobilité. Car la mobilité a ceci de particulier qu’elle est un objet essentiellement « urbain », en tout cas très généralement perçu comme tel. L’évolution de cet objet s’est fait parallèlement au développement de la ville comme objet d’étude : d’abord, on a commencé à voir la mobilité à travers la ville1, puis la mobilité fut peu à peu mobilisée pour aborder la ville.

Surtout, le développement des problématiques liées à la mobilité a notamment contribué à la remise en question des typologies classiques en géographie, à savoir la distinction ville/campagne. Le développement de nouvelles pratiques, de nouvelles réalités sociales, et surtout le développement d’une nouvelle forme d’organisation, l’organisation réticulaire, a particulièrement mis à mal l’approche classique de la ville, et entraîné une remise en question de notions de base (en particulier celle de « territoire »).

Comment illustrer concrètement cette question ? Allons faire un tour en Afrique, là où les chercheurs ont fait la « découverte »2, il y a déjà pas mal de temps, d’un « continuum rural/urbain » : en gros, il existe de très forts liens entre la ville et la campagne, avec notamment des familles qui jouent sur la complémentarité entre ville et campagne pour survivre.

Cette situation est donc apparue dans un contexte encore très « rural », avec une armature urbaine encore peu développée, mais elle perdure aujourd’hui, par exemple dans le nord de la Namibie, une région qui présente un taux d’urbanisation assez élevé. Les Namibiens ont la particularité de beaucoup bouger, habitude qu’ils ont hérité des impératifs de l’apartheid3, et les migrations restent pour beaucoup un impératif de survie dans le pays le plus inégalitaire au monde.

Elles ont pour but la recherche de ressources, c’est-à-dire d’un emploi, et se résument donc généralement à aller en ville, si possible dans la capitale. Mais mis à part pour une extrême minorité, l’essentiel de la vie sociale tourne autour du « village ». Les pratiques de mobilité ne sont pas forcément articulées autour de la ville (du moins pas uniquement), comme presque partout ailleurs en Afrique. On pourra objecter que l’Afrique est caractérisée par des sociétés encore rurales, et que la Namibie commence tout juste à voir émerger une première génération de citadins. C’est vrai ; mais tous ou presque en Namibie ont l’habitude d’aller en ville, et la question se pose dans ce contexte de savoir ce qui détermine « l’urbain », ou le degré d’urbanité de personnes qui n’ont jamais été aussi connectées à la ville (notamment via les smartphones, la télé et la musique), à défaut d’être véritablement des urbains.

De plus, certains entrepreneurs locaux parviennent désormais à tirer parti des réseaux et des mobilités, parfois à une échelle internationale, ce qui a des conséquences sur leur localisation. En l’occurrence, la mobilité remodèle complètement le rapport à l’espace et à la ville, en fonction de données qui ont autant à voir avec les représentations et les impératifs économiques qu’avec la manière dont les villes ont été planifiées et pensées là-bas.

Pour continuer notre réflexion, passons désormais au cas européen, avec le développement d’une sorte d’excroissance urbaine, le « rurbain » dont on ne sait trop de quoi il s’agit. De plus, comme en Afrique, et d’autant plus que les infrastructures de transport y sont nettement plus développées, les relations avec la campagne y sont facilitées au point que de plus en plus de citadins s’installent en périphérie des villes. Les mouvements pendulaires, parfois sur de longues distances, se généralisent, avec un nouveau rapport au temps (organisation du travail en fonction des temps de la mobilité, comme les horaires des trains ou du décalage horaire avec le japonais ou le prestataire indien). Certes, les réseaux concernés ne sont pas les mêmes qu’en Afrique, et le « continuum rural/urbain » n’est pas de la même nature. Mais, là encore, la question du « degré d’urbanité » des campagnes environnantes se pose.

Surtout, c’est la nature même de la « campagne » qui interroge : cet espace existe-t-il encore réellement ? La ville elle-même peut-elle être encore considérée comme un tout, comme un objet unique, alors même que la ville qui fut planifiée de façon à être « mobile » par essence, c’est-à-dire la ville d’apartheid4 est l’exemple même de la fragmentation ?

La mobilité remet en question la ville et la campagne comme typologie spatiale, mais plus encore comme objets sociaux, qui tendent à se transformer en fonction de pratiques de plus en plus complexes, basées sur des rapports aux lieux désormais multiples. Les individus se créent des « multiterritorialités » jouant sur les différentiels entre les lieux, et les représentations évoluent de manière très complexe, notamment via la réappropriation d’un espace urbain parfois hostile à l’origine (comme en Namibie).

Il semble important, comme le font déjà certains chercheurs, de parler désormais de mobilitéS et d’urbanitéS au pluriel. Mais plus encore, il convient de se rendre compte que nous restons actuellement enfermés dans une représentation très statique de la ville, qui ne parvient guère à suivre les évolutions récentes d’un objet multiforme et dynamique. La ville et la mobilité ont été pensées conjointement comme fluides, complexes et multiples. Mais si le « rural » et « l’ancrage » (« mooring » en Anglais) étaient l’avenir de l’urbanité, du moins sa face cachée ?

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  1. Ainsi, les modèles urbains de l’école de Chicago parlaient déjà de mobilité sans utiliser le terme []
  2. Les guillemets pourraient être remplacés par la fameuse caricature de « Mix et Remix » avec les indiens du Nouveau Monde s’exclamant « Ciel ! Nous voilà découverts !» en voyant débarquer Christophe Colomb. []
  3. Les jeunes Noirs avaient pour obligation d’aller travailler en zone « blanche ». []
  4. Dont le fondement est la séparation (raciale, sociale, économique) qui rend nécessaires les flux et les communications, puisque sans eux la ville ne fonctionne plus. []

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