Quel point commun entre vampires, loups garous, esprits tourmentés et tueurs au hachoir ? Dans le monde merveilleux de la pop-culture, tous ont tendance à préférer la nuit pour se manifester et, le cas échéant, à venir importuner Monsieur Tout-Le-Monde pour les bons soins d’un nanar d’horreur, ou toute autre oeuvre fantastique. La nuit, terre d’épouvante et d’inconnu… Cette idée est sans doute aussi vieille que l’art lui-même, tant les questions et les angoisses qui en découlent se multiplient à mesure que nous remontons dans le temps.
Mais à l’heure où la nuit urbaine devient si claire qu’elle en occulte les étoiles, notre perception de la vie nocturne n’est-elle pas en train de changer ? Alors que nous entrons au cœur de l’hiver, royaume de la nuit à rallonge, pop-up urbain s’est aventuré au travers de ce continent inconnu, gorgé d’imaginaires terrifiants autant que de mystères séduisants… et qu’il importe de préserver.
La nuit, terre de frayeur et de marginaux
Dans la pop culture, la majorité des œuvres mettant en scène des créatures de l’obscurité décrit un monde où les jours calmes, classiques, voire routiniers laissent place aux nuits insidieuses, dangereuses… mais souvent pleines de charme (tout du moins pour le spectateur), à l’image de ces fêtes si ardemment attendues et qui virent à l’horreur, l’alcool aidant. Une formule à succès que l’on retrouve dans de nombreuses productions pour teenagers, destinées à garder nos têtes blondes et boutonneuses bien au chaud après 20 h. Avec l’adolescence, mystère devient curiosité ; la zone interdite de la nuit devient un terrain de transgression, de bravoure, et souvent de séduction, paradoxe émotionnel qui fit les beaux jours des slashers… et justifia bien des pannes scénaristiques. Le charme de la nuit est d’autant plus présent dans les œuvres plus « adultes », tant il constitue le moteur numéro un de son exploration.
Dans ce cas, le film dévoile souvent la vie d’un père de famille tentant de fuir ses responsabilités au comptoir d’un établissement pas toujours bien fréquenté, ignorant que la nuit qu’il s’apprête à passer sera l’une des pires de sa vie. Chef-d’œuvre ou navet, vision conformiste ou rebelle, c’est un même concept pour un même constat : la nuit est une terre inconnue où il ne fait pas bon traîner… souvent à cause des créatures qui la hantent.
A travers ces créatures ténébreuses, on devine souvent les grandes figures d’un quotidien noctambule bien réel. L’année 1987 a porté à l’écran trois productions jouant sur cette ambivalence. Dans Near Dark, les vampires mis en scène – bien que le terme ne soit jamais utilisé durant le film – illustrent sans méprise possible le milieu toxicomane. The Lost Boys dépeint quant à lui une bande de bikers suceurs de sang à l’allure punk qui ne s’invente pas. Enfin, dans Hellraiser, Julia passe ses soirées dans les bars à attirer des hommes pour les ramener chez elle ; de là, elle les tue et les donne en pâture à son petit ami. Régénéré grâce au sang et aux organes de ces inconnus, celui-ci parvient à reconstituer son corps.
Bloody Bird : gare aux oiseaux de nuit
Une nouvelle idée de la nuit
Côté pop-culture, chassons le doute immédiatement : dans les œuvres d’aujourd’hui comme dans celles d’hier, la nuit conserve majoritairement cet esprit de mystère et de crainte. C’est non seulement un outil incontournable pour alourdir l’atmosphère de l’intrigue, un filon qu’il sera toujours bon d’exploiter, mais un code ancré dans l’imaginaire collectif qui, s’il venait à être utilisé différemment, pourrait déstabiliser le public.
L’Europe vue de nuit, entre 1992 et 2010
Or, ces vingt dernières années ont connu un certain succès dans les détournements de cette règle d’apparence immuable. En tête de liste, on observe l’essor de ce que nous appellerons les « justiciers de la nuit ».1 Blade, Buffy, Jack Crow (Vampires, 1998), la famille Belmont (Castlevania), Van Helsing (version nanardesque de 2004) ou encore Hansel & Gretel (version nanardissime de 2013), ces variantes contemporaines du veilleur de Turkheim se plongent dans la nuit pour défier les bêtes qui la hantent. Le héros devient alors proactif, avec une volonté de « déblayer le terrain ».
Esprit Bad Ass : On
Autre phénomène de détournement : les « comédies horrifiques », où le grand ennemi est ridiculisé (Scary Movie), où les marginaux accusent des comportements infantiles (la trilogie Blood and Ice Cream d’Edgar Wright, avec Nick Frost et Simon Pegg), et où les héros/survivants semblent ravis de la nuit d’horreur qu’ils viennent de passer (Dance of the Dead).
Planet Terror
Les générations se succédant, la démocratisation de la nuit a pris un élan sans précédent ces dernières décennies, avec comme soutien inédit les acteurs du domaine public. Nuits blanches institutionnalisées et internationalisées, horaires des transports en commun de plus en plus rallongés, multiplication du travail de nuit… presque toutes les grandes villes sont désormais amenées à repenser l’attractivité de leur vie nocturne, si bien que celle-ci en devient l’un des facteurs-clés de succès de leur branding local. Comme le déclarait l’enseignant-chercheur Luc Gwiazdzinski dans un récent entretien :
« Il y a eu un début d’évolution. Depuis quelques années, par exemple, les cartes postales présentées en ville ont évolué. Autrefois, 90% des images étaient prises de jour. Aujourd’hui, avec l’éclairage des monuments, les représentations nocturnes sont devenues plus nombreuses. »
Il semblerait que le processus soit en place depuis un certain temps, lisible dans les représentations urbaines, marketées par les villes elles-mêmes.
La nuit : un imaginaire à faire vivre
Comment façonner cette vie nocturne contemporaine ? Doit-on nettoyer les rues de nos villes à grands coups de détergeant, murer les bouis-bouis malfamés, ou bien déclarer la guerre à la prostitution ? L’erreur est de penser que la solution pour ranimer l’obscurité serait d’en faire un prolongement du jour. C’est là le meilleur moyen pour anéantir toute son attractivité… Car ne nous y trompons pas, c’est le caractère mystérieux et donc envoûtant de la vie nocturne qui a attiré ses premiers éclaireurs vers elle. Pour ne donner que quelques contre-exemples à cette ville nocturne muette et enchianteresse, voici un petit aperçu des ambiances séduisantes dont se parent ici et là les nuitées urbaines.
Extrait de l’album de Perturbator « Nocturne City«
C’est notamment par la diffusion de son imaginaire « libertaire » qu’Amsterdam réussit chaque année à accueillir une multitude de touristes noctambules dans son quartier chaud, rendant par là même ses ténèbres plus attrayantes que sa journée… A Paris, le quartier Pigalle retrouve lui aussi une certaine effervescence populaire depuis quelques années… bien que le marché de la prostitution local soit encore loin de s’être relancé en conséquence.
Le postulat est le suivant : mis à part les travailleurs (du sexe ou non), les marginaux et d’autres cas bien particuliers, l’urbain s’aventure de nuit dans un intérêt plutôt « social ». La plupart des noctambules se donnent rendez-vous, font connaissance dans des lieux nocturnes propices aux rencontres, et même les plus solitaires cherchent à leur manière la compagnie de l’autre. Conservons dès lors ces charmes nocturnes établis, plutôt que de les brimer à tout prix, car ceux-là seront la source de nouveaux venus. Autrement dit, partons du principe selon lequel plus on squattera l’obscurité urbaine, plus elle se fera accueillante.
La « Fog square » de Fujiko Nakaya lors de la Nuit Blanche 2013, place de la République à Paris, un bon exemple de mise en valeur des mystères de la nuit
Vague après vague, la seule main invisible d’Adam Smith nous sera-t-elle suffisante à démocratiser la nuit ? Très peu probable. Car comme en économie, si les conditions du cercle vertueux ne sont pas toutes réunies, l’effet inverse est tout aussi susceptible de se produire. Des ajustements doivent ainsi se faire sur divers chantiers selon les besoins et les demandes nécessaires (aménagement du territoire, sécurité, intermodalité, nouveaux commerces etc.), mais il faut prendre garde à ce que l’on touche et savoir les temporiser.
Chaque élément nocturne modifié, à tort ou à raison, dénature un peu plus ce qui fait le charme de la nuit. Il est donc impératif de procéder par étape, en assurant la pérennité de ce « nouveau charme nocturne » avant de passer à toute autre installation. A l’inverse, la mise en place de cette nouvelle valorisation doit être menée avec beaucoup de précaution afin d’éviter le creusement des inégalités sociales existantes, comme le rappelle Luc Gwiazdzinski dans l’interview sus-mentionnée :
« La nuit est une caricature du jour. Si on arrive à régler les conflits du vivre ensemble la nuit, on arrivera d’autant mieux à les régler le jour. Les SDF, qui sont déjà exclus de jour, sont totalement hors course la nuit. A l’inverse, un citadin bien intégré en journée grâce aux réseaux sociaux aura une infinité de choix s’il veut passer une bonne soirée. »
Une campagne de pub de Converse initiait pendant un mois cette année à Amsterdam un nouveau service nocturne original et amusant : des taxis qui ne déposent personne chez soi, mais qui vous balade en ville… juste pour discuter avec le chauffeur !
D’un côté, l’émergence d’un nouveau service peut transformer beaucoup de choses au quotidien vécu par les citadins, et par là même à l’échelle de la ville mise en cause. Un récent article du New York Times, au titre on ne peut plus explicite (How Uber is Changing Night Life in Los Angeles), rapportait ainsi divers témoignages d’utilisateurs de l’application de taxis :
« In Los Angeles, you have the ubiquitous D.U.I. checkpoints everywhere. If you’re going to go to a party, you either don’t drink or you Uber there and Uber back, and problem solved. »
Les répercussions socio-économiques de ces nouvelles fréquentations, de ces pratiques inédites doivent cela dit être prises avec des pincettes. Car si la vie nocturne mérite d’être dynamisée, on ne souhaite à aucun territoire d’être défiguré !
Enter the Void : Tokyo sous DMT, la ville-LED sortie du cerveau fumé de Gaspar Noé
Pour commencer, on pourrait déjà profiter de nos insomnies pleine-lunaires pour déambuler dans les rues comme des revenants. D’ailleurs, on se demande encore pourquoi les Zombie Walk qui ont lieu chaque année en France se déroulent en plein jour… Si même une ville comme Lille – habituellement friande de spectacles sur rue – interdit sa Zombie Walk pour « préserver son image » (sic), alors le reste des villes françaises n’est peut-être pas non plus encore tout à fait prêt à jouer avec les codes que l’univers nocturne nous offre…
A ce titre, toute personne s’étant un temps soit peu intéressée à la question des morts-vivants dans la pop-culture sera d’accord pour affirmer que les plus dangereux sont ceux qui se déplacent rapidement, comme dans le film 28 jours plus tard (2002). Et si les sportivités incarnaient l’une des pistes les plus pertinentes pour réveiller nos villes obscurcies ? Nous interrogions il y a peu Stephen des Aulnois, usager d’une pratique bien particulière : des « runs » (joggings) collectifs à même le bitume, se déroulant bien souvent de nuit :
« Dans ce cas, ça devient un peu plus qu’un run, en nous plongeant dans une ambiance “survival” à la Projet Blair Witch. S’enfoncer dans les entrailles du bois de Vincennes dans le noir total, seul, ça ferait flipper. A vingt-cinq, on est une meute : rien ne nous arrête ! »
Il est enfin primordial de parfaire chaque ville – voire chaque quartier et chaque rue – en fonction de ses spécificités, et non en termes de modes ou de signaux plus globaux. Méfions-nous donc des systèmes standardisant, et réveillons plutôt la persona si caractéristique qui dort sous chaque portion de bitume. Et ne nous y trompons pas : là où il y a de la ville, il y a de l’imaginaire urbain. Celui-ci est présent et toujours singulier, il ne tient qu’à nous d’en prendre conscience et de le mettre en valeur… Car si le monde de la nuit est source d’inspiration pour le cinéma, n’a-t-il pas tout lieu de l’être pour la ville ?
- N.B. : Pour ce qui est du personnage de Batman, datant de 1939, il faut noter que son inspiration d’origine était tirée des films noirs de la même époque, d’où sa publication sous l’appellation Detective Comics, toujours en kiosque, qui donnera plus tard son nom à l’univers DC. Il faut ainsi attendre les années 1980 pour voir émerger un Batman sombre tel qu’on le connait aujourd’hui. [↩]