Jusqu’au 6 Avril 2014, la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain expose les œuvres de 72 artistes sur le thème de l’Amérique latine, proposant un retour sur l’histoire récente du continent. Pour notre plus grand bonheur, les espaces urbains y sont à l’honneur.
Cela n’est pas un hasard : l’Amérique latine est en effet le second continent le plus urbanisé derrière l’Amérique du Nord, et devant l’Europe (78% de citadins en 2007, contre 74% pour l’Europe selon les chiffres de l’ONU). Continent métissé, l’Amérique latine a connu une histoire tumultueuse depuis 1960 : coup d’états et dictatures au temps de la guerre froide, révolutions, combats sociaux, guerres civiles, et crises économiques retentissantes en ont parsemé sa récente histoire.
Cette mémoire a durablement affecté ces contrées somme toute fragilisées. De profondes inégalités et violences sociales transparaissent logiquement dans les œuvres exposées à la Fondation. A travers ces réalisations artistiques très variées, l’Amérique latine s’illustre dans ses contradictions les plus brutales.
L’exposition montre ainsi une terre à l’identité multiple, explorée le long de ses diverses lignes de fractures : sociales, ethniques, culturelles, politiques. Les artistes se sont attachés à rendre compte, la plupart du temps de manière revendicative, de ces réalités perçues dans un contexte politique parfois rongé par la censure. Chacun d’eux s’est efforcé de représenter une société vécue – et la ville qui en est le produit – en jouant sur certains symboles, fractures et contrastes… de manière à s’interroger sur les espaces urbains d’un continent en pleine mutation. Florilèges.
Les « carto-trafiquants » et la dérive urbaine
L’œuvre de Jorge Macchi est exposée à la Fondation dans une partie dédiée aux « Territoires », notamment urbains. L’installation présente un plan de Buenos Aires sous verre, dont la vitre en question a été brisée. L’artiste a alors eu l’idée géniale de parcourir IRL les chemins accidentels formés lors de la fêlure, imprimés en surface de la carte urbaine. Il s’avère que ces lignes de fractures virtuelles correspondaient en réalité à des lieux en marge.
Ce faisant, il a réalisé un « parcours documentaire » à base d’objets récoltés et de photographies prises sur sa route. Sa démarche n’est pas sans rappeler les principes de la célèbre « dérive » situationniste (sans le côté alcoolisé toutefois), qui compte parmi nos fondamentaux théoriques.
Une facette ignorée de la capitale surgit alors aux yeux des spectateurs. Cet itinéraire fantasque aura en effet permis de mettre en lumière une certaine microhistoire, c’est-à-dire vécue par une poignée d’individus.
Dans le même esprit, l’exposition proposait la projection du film « Every building on Avenia Alfonso Ugarte – After Rusha » réalisé par Claudia Joskowicz. Elle présente conjointement les images des deux côtés d’une avenue majeure d’El Alto (Bolivie), théâtre de la « guerre du gaz » bolivienne (2003). Comme dans le cas précédent, la ville et son architecture sont alors mises en relation avec la vie quotidienne des habitants. Cette oeuvre propose un regard encore plus symbolique, étant donné le rapprochement événementiel qu’il en est inévitablement fait.
La ville latine, tu l’aimes ou tu l’empanada
De son côté, Rosario Lopez met en scène, à travers diverses photographies, un paysage urbain bien particulier. Ses images capturent ainsi certains agencements visant à bannir les sans-logis des adresses huppées de Bogota. Ces « esquinas gordas » forment des « protubérances murales » artificielles, souvent peintes d’une couleur pimpante. Ils correspondent évidemment à cette politique pernicieuse de l’urbanisme contemporain : la mal nommée prévention situationnelle. Cette stratégie presque urbicide n’est toutefois pas propre à la capitale colombienne, à notre grand regret.
Dans un autre genre, le mexicain Pablo Ortiz Monasterio photographie des habitants de Mexico posant devant un décor urbain (graffitis, véhicules) significatif. Ils symbolisent généralement les violences et l’affrontement vécus au quotidien par les sujets avec l’ordre établi.
Palabras, siempre palabras
Ce dernier n’est pas le seul artiste de la liste à utiliser les graffitis dans son travail. Dans « Lost Art », constitué d’un diaporama de cinquante-huit photographies, Louise Chin et Ignacio Aronovich explorent la pratique du « pixação », une forme de graffiti née à São Paulo.
« Les pixadores, graffeurs acrobates de Sao Paulo mi-Yamakasi, mi-graffeurs, escaladent les grattes-ciels de la mégalopole brésilienne à leurs risques et périls, bombe de peinture coincée dans leur jean. La mission : signer de leur nom les façades des immeubles à coup de grandes lettres noires triangulaires… Traqués par la police et détestés des autres graffeurs, les pixadores grimpent toujours plus haut pour affirmer leur identité… Leur style unique au monde fait partie intégrante de Sao Paulo. » (voir sur OWNI)
On peut également citer Marcelo Montecino (Chili) dont les photos mettent en scène des écritures urbaines reflétant la misère ouvrière à Santiago. Ces deux exemples (parmi d’autres dans l’exposition) illustrent bien la manière dont les mots en général, et les graffitis en particulier, servent à illustrer la manière dont l’espace urbain est approprié ou réapproprié, et constitue l’arène des luttes sociales et politiques.
Enfin, la série « Siesta Argentina » par Facundo de Zuviria s’évertue à photographier les devantures de boutiques, ouvertes puis fermées, pour illustrer de façon métaphorique la crise qui frappait l’Argentine en 2001.
Comme le montre ce rapide survol, la ville sud-américaine est encore loin de la « ville splendide » rêvée par le poète Pablo Neruda, et qui donne son titre à ce billet. Une cité idéale, qui donne « lumière, justice et dignité à l’humanité entière » :
« Sólo con una ardiente paciencia conquistaremos la espléndida ciudad que dará luz, justicia y dignidad a todos los hombres. Así la poesía no habrá cantado en vano.»
(Only with a burning patience can we conquer the splendid City which will give light, justice and dignity to all mankind. In this way the song will not have been sung in vain)
Les habitants de ces villes se battent pour se les réapproprier. On peut toujours espérer, sur ce continent qui s’y connaît en révolutions, que ce rêve poétique n’ait pas été vain.