Étymologiquement, un vêtement désigne “tout ce qui sert à protéger le corps.” A en juger par quelques exemples récents repérés dans notre veille, on se dit que cette définition n’a jamais été autant prise au pied de la lettre. Stylistes et plasticiens nous offrent en effet un aperçu de ce que pourrait être le futur de nos garde-robes : et force est de constater qu’ils n’augurent rien de très réjouissants…
Ces derniers mois, une flopée de vêtements et accessoires futuristes ont en effet envahi la toile, qui tous se font le miroir de nombreuses inquiétudes contemporaines – notamment liées au numérique et de l’ultra-surveillance qui l’accompagne…. On pensera par exemple aux travaux d’Adam Harvey sur l’esthétique de l’anonymat, et plus particulièrement à ses parures anti-drones, présentées à Londres à l’automne 2013.
Comme le rappelle l’artiste lui-même, le vêtement se positionne au croisement entre l’intime et l’extime, entre la vie privée et la vie publique ; c’est donc en toute logique qu’il s’impose comme porte-drapeau de la lutte pour l’anonymat. Si le corps est un objet connecté, comme l’écrit la CNIL, alors le vêtement l’est forcément tout autant. C’est certainement cet état de fait qui aura inspiré Simone C. Niquille avec sa collection Realface Glamouflage, dont les vilains motifs imprimés permettraient d’embrouiller les algorithmes de reconnaissance faciale de Facebook… et donc potentiellement des logiciels de surveillance dans la ville demain.
Voilà qui pourrait contredire les velléités surveillantes de l’État et des collectivités : imaginons que de tels vêtements viennent à se démocratiser en France : tomberaient-ils sous le coup de la loi n° 2010-1192 (communément baptisée “loi anti-voile”), qui interdit “toute dissimulation du visage dans l’espace public”, et oblige de facto à être “identifiable” ?
Cette appréhension de la reconnaissance faciale s’avère omniprésente dans le paysage contemporain, souvent et logiquement sous la forme de masques. On les retrouve ainsi dans le dernier clip de M.I.A., portés par des femmes en niqab entre deux drones voyeuristes, qui rappellent d’ailleurs les masques photoréalistes de l’artiste Leo Selvaggio. La garde-robe de demain intégrera-t-elle de tels masques, variant en fonction des personnes et des circonstances, faisant passer une rue lambda pour le plus anxiogène des Carnavals de Venise ?
Le combo imprimantes 3D et foulards anti-drones = meilleur clip de l’année (merci @nicolasnova)
La protection du corps ne se limite pas à ces intrusions immatérielles. D’autres stylistes axent en effet leurs travaux sur les agressions physiques qui peuvent survenir dans l’espace urbain, en particulier dans les transports collectifs. Kathleen McDermott a ainsi imaginé une robe, inspirée par les poissons-boule, qui se gonfle lorsque quelqu’un approche d’un peu trop près le corps de madame. Une manière de lutter contre le sexisme dans les transports en commun, ou du moins de le rendre plus visible en matérialisant la bulle d’intimité (au sens littéral) qui permet à chacun.e de vivre sereinement parmi la foule urbaine.
Protéger le corps, c’est enfin le protéger de soi-même… Alors que nombre d’innovateurs s’échinent à inventer divers vêtements connectés, le styliste Kunihiko Morinaga imagine des vêtements… déconnectés, qui brouille le signal des terminaux personnels du porteur. Une réponse assez triviale à la tendance de la déconnexion, qui pose toutefois une question fondamentale : est-ce le rôle des vêtements de nous isoler du monde extérieur ? L’ensemble des exemples cités ci-avant, et ce n’est pas anecdotique, présentent une vision très sombre des fringues de demain. Comme l’écrit Tommy Pouilly :
“Jouant sur la vision pessimiste selon laquelle les nouvelles technologies nous isolent, ces vêtements connectés interrogent ainsi l’haptophobie de nos contemporains […] : la névrose du toucher, amenant peu à peu les hommes à s’éviter, à produire leur existence selon des trajectoires interdisant la rencontre et la contingence du rapport à autrui. Mais les vêtement connectés souffrent aujourd’hui d’un tel problème d’image auprès du grand public, que l’on attend avec impatience des hétérotopies plus positives.”
On ne saurait mieux résumer le sujet. Si les exemples présentés sont tous éclairants en ce qu’ils nous racontent des appréhensions contemporaines, ils ne peuvent être la solution aux maux diagnostiqués. Si l’on veut que la ville de demain soit véritablement vivable, il faut dès aujourd’hui s’interroger sur la manière de rendre notre garde-robe plus conviviale. Et ce n’est pas en protégeant le corps à l’excès que l’on y arrivera…