En préparation, j’avais noté quelques pistes de réflexion sur les imaginaires de l’écriture urbaine et leur possible traduction digitale… Toutefois, le cadre de la journée ne s’y prêtant finalement pas vraiment (plus pratique que théorique), j’ai préféré ne pas trop m’étendre dessus à l’oral… et c’est tout naturellement qu’elles atterrissent ici, complétées par les réflexions entendues hier. Encore merci à Loïc et toute l’équipe pour leur accueil ! ]
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« La ville est un idéogramme : le Texte continue.[…] Visiter un lieu pour la première fois, c’est de la sorte commencer à l’écrire. Je suis là-bas [à Tokyo] lecteur, et non visiteur. »
Roland Barthes, L’Empire des signes, p. 44-51
Rappelons d’abord une évidence que l’on l’oublierait presque parfois, éblouis que nous sommes par les promesses du numérique : depuis toujours, la ville est un support d’écriture collaborative – j’en prends pour témoin les quelques exemples proposés dans ce billet1. Un véritable palimpseste parsemé d’écrits éphémères ou pérennes aux côtés des signes institutionnels, qui contribuent à qualifier la nature des lieux (Scriptopolis en pullule). Ces écrits font ainsi office « d’ancêtres » à ce que j’ai baptisé « folksotopies » : l’écriture du réel grâce aux contributions géolocalisées qui densifient la « mémoire » d’un lieu.
Paradoxalement, les développeurs d’applications permettant « d’éditorialiser » numériquement les lieux n’exploitent que très peu ces illustres parents, préférant faire référence à l’imaginaire du « tag »2 et à des visuels parfois abusivement technophiles3. Selon moi, cette « panne d’imaginaires » pourrait – en partie – expliquer la difficulté d’appropriation de ces applications par les citadins (évoqué lors d’une table ronde). Les interfaces tactiles et simplifiées n’apparaissent ainsi pas « suffisantes » pour inciter les citadins à prendre part à l’éditorialisation numérique de l’espace urbain, qui reste dès lors une pratique d’initiés (les TLM, « toujours les mêmes »).
Partant de là, il me semble qu’un renouvellement des interfaces autour d’imaginaires plus élémentaires favoriserait l’usage de telles applications, en s’appuyant sur l’appétence séculaire des citadins à écrire sur les murs de la ville. Ma proposition : back to the basics, on revient aux fondamentaux, c’est-à-dire à des imaginaires massivement ancrés dans l’inconsciemment collectif. En tête, l’écriture à la craie me semble répondre à merveille à cette problématique, si familière pour des générations de grands enfants rodés aux additions sur tableau noir. Qui n’a jamais écrit un mot d’amour à la craie sur un trottoir, à la sortie des classes ? Retour sur quelques usages de l’écrit à la craie, et la manière dont ils pourraient inspirer les promoteurs de l’éditorialisation urbaine.
Helen Levitt – In the Street : Chalk Drawings and Messages NYC 1938-1948
La marelle est certainement l’un des exemples les plus intéressants du rôle que peut avoir une trace écrite sur la redéfinition de l’espace urbain : quelques traits de craie transformeront ainsi un trottoir en espace de jeu immédiatement reconnu par d’autres enfants. Comme l’explique Nicolas Nova :
« Suivant les cultures et les pays, la place du jeu dans la ville est plus ou moins reconnue comme une vertue. En Suisse, ces dispositifs sont plutôt cantonnés à des lieux dévolus aux jeux, comme les cours d’école. Mais dans d’autres pays, comme aux Pays-bas, il est possible d’en trouver disséminés dans divers coins de rue. Ces marelles auto-organisées ou proposées par des municipalités témoignent alors de l’importance ou de la confiance accordée à la place que le trottoir peut avoir comme lieu de vie pour des enfants.
[…] Au fond, la question de l’outil est secondaire, ce qui compte ici c’est qu’une portion de l’espace urbain soit considéré comme un lieu de vie. Le jeu sur le trottoir c’est au fond un élément fondamental de la ville. »
Autre forme d’écriture urbaine particulièrement intéressante, les signes codés laissés par les hobos (travailleurs vagabonds américains) et les cambrioleurs partagent un même objectif : qualifier les lieux afin de fournir aux « collègues » une information utile. On est ici pleinement dans l’écriture collaborative, sauf que celle-ci reste limitée aux connaisseurs. Toujours Nicolas Nova :
« Souvent quasi invisibles du fait de la matière employée, ces symboles à la craie noire ou aux crayons sont pourtant placés dans emplacements très saillants. Ils sont bien souvent à hauteur d’œil vers le digicode ou la sonnerie des maisons ou des immeubles. »
Le « hobo code » servait quant à lui « aux vagabonds américains qui « taillaient la route » et avaient besoin de repères pour savoir dans quels lieux s’arrêter et trouver de quoi dormir ou manger« . Une association britannique se propose d’ailleurs de diffuser plus largement ce code, garant de la sécurité des vagabonds (face aux dangers de la ville mais aussi de la police) :
Autre usage « institutionnalisé » de la craie : les fameuses silhouettes blanches témoignant d’une scène de crime, à l’origine utilisées dans le cadre d’enquêtes mais aujourd’hui fréquemment détournées à des fins artistiques ou militantes (dans le cadre de die-in ou de campagnes pour la sécurité routière, notamment).
On comprend bien l’intérêt de la craie dans la cadre d’une enquête policière ou d’un die-in militant. A l’inverse des traces laissées par les hobos ou les cambrioleurs, volontairement discrètes, il s’agit de souligner voire de révéler des détails dans l’espace urbain, contribuant à accentuer la mémoire « morbide » d’un lieu (dans le cadre de scènes de crimes ou d’accidents).
Autre exemple intéressant de « visibilisation », cette fois essentiellement ludique : le dessin des ombres portées à la craie extrapole l’empreinte au sol de divers objets urbains, révélant ainsi l’évolution des paysages selon l’heure de la journée.
Terminons sur un dernier exemple plus coloré. Pour son projet Career Path, l’artiste Candy Chang a poché le long d’une avenue des cases invitant les citadins à écrire ce qu’ils rêvaient d’être lorsqu’ils étaient enfants, et ce qu’ils rêvent d’être aujourd’hui. Jeux d’enfants, mémoires d’adultes, réunies par une simple marque à la craie… La boucle est bouclée, passons-donc à la conclusion !
Comment pourrait-on s’inspirer de ces quelques exemples ? Selon moi, la référence à la craie permettrait de dépasser une première barrière psychologique où le citadin reste perplexe face à une interface certes intuitive sur la forme, mais pas nécessairement sur le fond (« que dois-je faire avec cette interface ? »). La craie viendrait répondre à cet écueil en transformant la ville en tableau noir qu’il est dès lors si naturel de graffiter.
Plus encore, les langages codés des hobos et cambrioleurs (ou des enfants) pourrait donner des idées aux concepteurs d’applications. Pourquoi ne pas imaginer un tel code intuitif permettant de qualifier les lieux selon les besoins du service ? Certains ont déjà imaginé des figures répondant (avec humour) aux besoins et préoccupations de l’homme mobile, ce vagabond des temps modernes. Une bonne source d’inspiration, d’autant plus pertinente que nombre de « néo-précaires » sont aujourd’hui équipés de smartphones…
Comment cela pourrait-il se traduire sur une application géolocalisée ? En s’inspirant de la dimension révélatrice de la craie, on peut aussi penser à des écrits encore plus basiques, à l’image des cercles autour d’un indice sur une scène de crime. L’écran de l’application permettrait ainsi de révéler des détails urbains sans nécessairement surcharger la lisibilité de l’écran pour les autres utilisateurs, problème récurrent des applications géolocalisée / en réalité augmentée.
Enfin, à l’image de la marelle ou des interrupteurs imaginaires, rappelons que la vocation de l’écrit urbain est aussi ludique. Il ne s’agit pas seulement de qualifier un lieu, mais aussi de dissocier un espace du reste de la ville, le temps d’une partie. A quoi ressembleraient donc les marelles digitales..? N’hésitez pas à faire part de vos inspirations dans les commentaires !
- et même depuis l’Antiquité ! [↩]
- celui des réseaux sociaux, l’étiquetage des contenus, plutôt que celui des graffitis [↩]
- rassurez-vous, ce n’était pas le cas dans les applications présentées lors de la journée [↩]