– Ce truc du temps c’est compliqué, ça m’attrape par tous les bouts. Je commence à me rendre compte peu à peu que le temps c’est pas comme une bourse qu’on remplit à mesure. Je veux dire que même si le contenu change, il ne peut entrer dans la bourse qu’une certaine quantité et après ça, adieu. Tu vois ma valise, Bruno ? On peut y mettre deux costumes et deux paires de chaussures ; eh bien, imagine que tu les enlèves et qu’au moment de les remettre tu t’aperçoives qu’il n’y entre qu’un costume et qu’une paire de chaussures. Mais c’est pas ça le mieux, le mieux c’est quand tu comprends tout d’un coup que tu peux mettre une boutique entière dans la valise, des centaines et des centaines de costumes comme toute cette musique que je mets dans le temps, parfois, quand je joue ; la musique et tout ce que je pense dans le métro.
– Dans le métro ?
– Eh oui, mon vieux, a dit Johnny d’un air sournois. Le métro, Bruno, c’est une grande invention. Quand tu prends le métro, tu te rends compte de tout ce qui pourrait entrer dans ta valise. Peut-être que ça n’est pas dans le métro que j’ai perdu le saxo. Peut-être…
[…]– Il vaut mieux pas tout mélanger, dit-il au bout d’un moment. Je l’ai perdu, n’en parlons plus. Mais le métro m’a aidé à découvrir le truc de la valise. Tu sais, cette histoire de choses élastiques, c’est très bizarre, c’est un machin que je sens partout. Tout est élastique, mon vieux, et les choses qui paraissent dures c’est qu’elles sont d’une élasticité….
Il se concentre.
– … D’une élasticité retardée, ajoute-t-il de façon inespérée.
Julio Cortázar, « L’homme à l’affût »
in Les armes secrètes, p. 118-119
– Comment est-ce qu’on peut penser un quart d’heure en une minute et demie ? Je te jure que ce jour-là je n’avais pas fumé la moindre cigarette, pas le moindre petit morceau de…, ajoute-t-il comme un enfant qui s’excuse. Et ça m’est arrivé d’autres fois depuis et maintenant ça m’arrive même tous les jours. Mais, ajoute-t-il d’un air rusé, c’est seulement dans le métro que je peux m’en apercevoir parce que le métro c’est comme si on était à l’intérieur d’une pendule. Les stations c’est les minutes, tu saisis, c’est votre temps à vous, celui de maintenant, mais je sais, moi, qu’il en existe un autre et j’ai pensé, pensé, pensé…
Julio Cortázar, « L’homme à l’affût »
in Les armes secrètes, p. 124-125
Une magnifique réflexion à l’état brut sur le temps des mobilités, en lien avec le concept du ma qui me fascine tant…
Crédit photo : Vues d’ailleurs, par Julie Rieg ;-)
« Ma », « métonymie des métronomies » ou hétérotopie des onomatopées ? les deux, cher poète.