Si vous ne le connaissez pas encore, François Rouiller est (pharmacien) illustrateur, critique et auteur de science fiction d’origine suisse. Un profil riche et pop qui ne nous aura certainement pas laissés indifférents ! Nous l’avons découvert il y a quelques mois via l’algorithme Amazon, comme quoi « les machines » peuvent parfois être de très bon conseil… Nous devions alors être plongés dans les résultats du petit concours d’écriture de SF organisé sur le blog quelque temps auparavant.
C’est notamment à travers son génial ouvrage Stups&Fiction, qui « recense, classe et étudie les drogues inventées dans les oeuvres de science-fiction », que nous avons accroché au bonhomme. En montrant « que la pharmacopée chimérique de la SF surpasse en nombre et en variété d’effets l’ensemble des produits de la chimie terrestre », François Rouiller ne pouvait que nous faire plaisir. Deux autres ouvrages sont alors venus compléter notre récente collection : le recueil d’illustrations Après-demains. Cent vues imprenables sur le futur d’un côté ; et son glossaire de SF intitulé Cent mots pour voyager en science-fiction de l’autre. Après avoir feuilleté tout cela, un entretien avec ce cher monsieur s’imposa, comme un fait accompli devant nos esprits rêveurs.
François Rouiller, c’est un peu le couteau suisse de la SF francophone
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“A l’image du passé, gageons plutôt que l’avenir sera tissé de petites ambitions, d’efforts anonymes, d’amours et de haines ordinaires. Pourquoi ne pas s’appliquer, dans la quête d’un futur possible, à saisir l’anecdote, le saugrenu, les retombées prosaïques des grandes découvertes ?”.
François Rouiller, Après-demains. Cent vues imprenables sur le futur.
Les Cités obscures
Dans « Cent mots pour voyager en science-fiction », vous rappelez que “la SF inspire la publicité, le rock, les contes pour enfants, les légendes urbaines, l’art contemporain et les gourous”. J’ajouterais sans hésiter à cette liste l’urbanisme et la construction actuelle des urbanités. Qu’en pensez-vous ?
On entend souvent dire « la réalité dépasse la fiction ». Ce vieux leitmotiv dit souvent la péremption, voire l’échec des prédictions de la SF. Peut-être vaudrait-il mieux, tout d’abord, dissiper un malentendu : si les auteurs de SF (tous médias confondus) s’efforcent de donner un maximum de vraisemblance à leurs conjectures, le propos des plus audacieux d’entre eux n’est pas tant de risquer une anticipation qui « vise juste » que de proposer une vision cohérente, qui soit à la fois un saut dans l’imaginaire et une métaphore qui parle au présent.
Il y a deux façons de créer de la SF : soit par extrapolation linéaire, en prolongeant les tendances (sociales, culturelles, technologiques, etc.) actuelles, parfois jusqu’à l’excès ; soit par invention d’un « novum » (concept élaboré par le critique Darko Suvin), qui projette le récit dans un cadre inédit, source d’étrangeté, de peur, d’évasion ou de questionnement.
Si on s’en tient à une SF d’anticipation linéaire, on pointera très vite ses défauts de lucidité, qui font s’éloigner – à mesure qu’elle vieillit – la fiction de la réalité. Rien de plus daté que les orgueilleuses cités dessinées par Frank R. Paul dans Amazing Stories ou le Paris de Albert Robida sillonné de dirigeables et d’aéronefs à vapeur.
Malgré mon admiration pour ces artistes, ma préférence va aux œuvres qui donnent à la ville future une dimension qui dépasse la simple prolongation du présent. Il y a dans Metropolis de Fritz Lang davantage que des buildings plus hauts et plus nombreux que ceux de Manhattan. On y éprouve un sentiment, qui, lui, ne se périmera pas : le frisson de la fourmi humaine devant la technologie écrasante et les outrances du pouvoir. Au contraire, cette angoisse n’est on ne peut plus d’actualité. Idem pour le climat urbain qui imprègne Neuromancien de William Gibson ou celui que Ridley Scott a mis en scène dans Blade Runner.
Avec l’avènement plus récent des technologies numériques, il semblerait qu’une partie de la SF contemporaine se focalise moins sur les éléments de “décor” urbain, que sur les problématiques englobant cette ville “hybride”. A votre avis, les horizons ouverts par la démocratisation de ces nouvelles technologies incarnent-elles des éléments pouvant renouveler les enjeux des imaginaires science-fictionnels ?
Tout le courant cyberpunk dit cette latitude laissée aux bidouilleurs pour exploiter les failles du système. Plus la civilisation s’appuiera sur des technologies complexes, plus l’information pénétrera les artefacts du quotidien, et plus les opportunités de s’immiscer en parasite dans ce réseau omniprésent et protéiforme seront nombreuses. Heureusement, d’ailleurs.
La série animée Serial Experiments Lain, porte-étendard de la ville hybride
Mais avant Gibson, Sterling et Matrix, un autre créateur de SF avait pointé cette chance qui reste aux esprits inventifs et insoumis : Philip K. Dick. Dans ses romans, le rôle déterminant revient souvent au bricoleur, au looser largué par un monde mécanique ou en proie à l’illusion (des drogues ou des simulacres). Les protagonistes dickiens les plus emblématiques sont ces antihéros sans ambition, qui détraquent à eux seuls la machine à broyer les consciences ou qui sauvent ce qui reste d’humain dans la civilisation.
On trouve aussi cela chez Roland Wagner et son cycle romanesque Les futurs mystères de Paris. Les oubliés du système trouvent des moyens très personnels de contourner ses lois et de faire leur chemin.
Chez [pop-up], on rêve d’une SF qui mettrait de côté les voitures volantes pour laisser place à des questions d’économie circulaire, de réappropriation astucieuse des espaces publiques, de recyclage du mobilier urbain ou encore de mobilités douces et partagée. Pensez-vous qu’il est possible de voir émerger une fantaisie SF alternative qui s’attacherait à ce type d’imaginaires, plus pragmatiques et plus “pudiques” ?
Je me souviens d’un roman du Français Emmanuel Jouanne, Le Rêveur de chats, où – entre autres fantaisies romanesques – chaque maison, chaque appartement hébergeait une petite utopie. Cette compartimentation des cultures urbaines est un thème souvent décliné dans la SF, et souvent de manière négative : la communauté explose en sectes jalouses ou en clans rivaux. C’est le cas de Métro 2033 du Russe Dmitry Glukhovsky ou des factions qui s’étripent dans le cycle BD de l’Incal de Moebius & Jodorowsky. Même sentiment d’éclatement (politique et religieux) dans les capitales que visitent les héros de Bilal dans La Foire aux Immortels et ses suites.
La Foire aux Immortels
Au risque d’élargir le débat et à afficher encore une fois mes préférences, je crois moins à « une fantaisie SF qui s’attacherait à un type d’imaginaire pragmatique » qu’à des mises en scènes poétiques et visionnaires, y compris en matière de thèmes urbains. Ce qui n’est pas s’éloigner du réel, mais le surplomber d’un regard plus large et plus artistique.
Dark City (1998)
Des exemples : Les Cités Obscures, BD de Benoît Peeters et (François) Schuiten, fabuleux voyage dans des architectures reflétant dans la pierre fantasmes et ambitions humaines ; Dark City, film d’Alex Proyas, où les rêves remodèlent chaque nuit le paysage urbain ; Le Monde Inverti, roman de Christopher Priest et brillante métaphore du progrès comme fuite en avant, qui voit une ville sur rails condamnée à avancer sans répit pour échapper à des aberrations spatiales ; les Archiborescences de (Luc) Schuiten, prodigieuses éco-utopies mi-habitats mi-forêts.
Les Cités obscures
Et pour finir, s’il n’en fallait retenir qu’une parmi les œuvres récentes consacrées à une ville imaginaire, je ne saurais passer sous silence The City & The City, de China Miéville. C’est l’histoire d’une mégapole double, partageant le même territoire, mais dont les habitants ont l’interdiction d’entrer en contact avec leurs voisins. Pour dire à la fois la difficulté de vivre dans un espace commun et le désir d’abattre les frontières – même invisibles, on ne saurait rêver fable plus puissante.