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L’aloi du ghetto : tu marches la tête baissée avec la peur de regarder le quartier

Le 5 janvier 2012 - Par qui vous parle de , , , ,

Parfois, la réalité dépasse une fiction tellement prévisible, qu’on pensait sincèrement que personne ne serait assez idiot pour la concrétiser un jour. L’avantage, dans ces moments de facepalm, c’est que tous les contre-arguments servant à démontrer la stupidité d’une telle « innovation » sont déjà prêt-à-l’emploi depuis des années, grâce à quelques prospectivistes plus avisés que leurs collègues inventeurs.

De quoi s’agit-il cette fois-ci ? d’une application a priori très louable : un système GPS spécialement destiné aux piétons, dont Microsoft vient d’obtenir le brevet (pourtant déposé en 2007). Ce qui en soi une excellente chose si l’on souhaite véritablement développer la marche urbaine, parent pauvre de la navigation augmentée – malgré quelques tentatives intéressantes n’ayant malheureusement pas la force de frappe d’un tel géant. Sa spécificité ? Le système permettra ainsi d’optimiser la recherche d’itinéraires grâce à l’intégration de diverses données géotaguées :

Microsoft a donc conçu un système capable d’ajuster l’itinéraire d’une personne en fonction de différents facteurs comme la possibilité de spécifier un point d’arrêt. Le calcul est effectué en fonction de l’historique des déplacements de l’utilisateur mais également en recueillant plusieurs informations périphériques comme la météo locale, les statistiques de criminalité ou des données démographiques, relate Clubic.

Vous avez sûrement tilté, comme moi, sur ces dernières informations… Des statistiques de criminalité, vraiment ? Les médias ont sauté sur l’occasion. Jamais en panne d’inspiration, 7sur7 pose ainsi les pieds dans la platitude, en annonçant dans son titre la vertu fondamentale de l’application : « éviter les quartiers chauds »1, pour le pauvre piéton sans défense que l’on vous suppose être.

Dérive sécuritaire ? Tout de suite les gros mots… Evidemment, la sécurité est une liberté fondamentale, et un système permettant de prévenir la traversée innocente d’un coupe-gorge n’est pas une mauvaise chose en soi. Il ne s’agit pas de remettre en cause le travail des polices du globe, qui permettent à tout un chacun de pratiquer la ville sans se faire agresser au fond d’une ruelle (à ce titre, qu’on se rassure : les quartiers les plus chauds n’auront bientôt même plus le droit d’avoir des ruelles… cf. Violences urbaines : l’urbanité sacrifiée) !

Alors, pourquoi gueuler ? Tout simplement parce qu’il existe un risque évident d’accentuation des ségrégations spatiales pré-existantes. Car c’est précisément l’isolement d’un lieu, aux marges de la ville animée, qui favorise les pratiques criminelles et délictueuses. Accompagner, voire forcer l’évitement d’un lieu supposé dangereux, ne fera que renforcer son caractère criminogène. Et ceci est est valable tant pour les marges les plus reculées, que pour ces fameux « quartiers chauds » – à propos lesquels on oublie subitement la présomption d’innocence, soit dit en passant.

Il y a quelques années, les chercheurs d’Orange Labs spécialistes ès « cartographies vivantes » (cartographies augmentées en méta-données temps réel) démontraient déjà les effets pervers de tels services d’information géolocalisée. Certes, leur exemple est le négatif de celui qui nous intéresse, puisqu’il s’agit de rejoindre des lieux plutôt que de les éviter, mais les conclusions restent identiques, la logique étant la même :

Une visualisation en temps réel de l’occupation sociale de la ville peut renforcer la ségrégation spatiale classique si cette visualisation attire des personnes similaires en des lieux spécifiques. […] Afficher une typologie des utilisateurs dans une ville est certes utile pour une personne cherchant un lieu où aller, d’autant plus pour quelqu’un visitant une ville inconnue. Néanmoins, si la majorité des utilisateurs cherchent un lieu regroupant des personnes de même âge, éducation, goût ou préférences sexuelles, rendre cette information disponible risque fort d’intensifier les tendances de ségrégation et de contribuer à une nouvelle forme de « ghettoïsation » de l’espace urbain.

En outre, la forte proximité entre cette forme d’analyse spatiale et des intérêts commerciaux de segmentation de marchés risque également de renforcer cette dynamique. De fait, en disséminant des informations fiables sur un espace, un utilisateur pourrait provoquer une réaction adaptative de l’offre des opérateurs commerciaux, de loisirs ou culturels, pour adhérer le plus possible à la demande de la majorité locale. Le résultat pourrait alors être une plus forte homogénéisation sociale à l’intérieur des lieux, concomitante d’une différenciation sociale entre les lieux.

La démonstration est évidemment valable dans le cas d’une cartographie de la délinquance ou d’un générateur d’itinéraires s’appuyant dessus. Sans parler des biais inhérents à ce type de représentation géographique de données statistiques complexes, confuses et fortement subjectives.  Rappelons l’évidence : la fréquentation régulière réduit inévitablement la délinquance d’un lieu… du moins en proportion ; numériquement, la hausse de fréquentation peut se traduire par une hausse logique de la délinquance mesurée, mais cela ne signifie pas que l’endroit devient plus dangereux, rapporté à chaque piéton… C’est clair ? Le géographe Boris Beaude l’expliquait parfaitement (mieux que moi) dans un article au titre explicite : Crime Mapping, ou le réductionnisme bien intentionné, dont la conclusion est sans équivoque :

Le décalage entre la criminalité perçue par la population et celle représentée sur la [carte de la criminalité londonienne]2 n’est pas un décalage entre une représentation de la criminalité et sa réalité, mais entre deux représentations de la criminalité, l’une étant certes plus subjective que l’autre. Le réductionnisme revient précisément à prendre la représentation de la carte pour la réalité !

Malheureusement, la carte ne permet même pas de faire la part entre la réalité de l’une et la réalité de l’autre. Une analyse attentive de la criminalité à Londres incite à penser, à la différence de sa représentation cartographique, que le risque individuel et résidentiel dans le centre, à Westminster en particulier, est probablement relativement faible. Il serait bien hâtif, en revanche, d’en inférer qu’il serait judicieux d’acheter à Westminster une fois que les prix auront baissé. Si la majorité des habitants est finalement convaincue que la criminalité est plus forte dans le centre et qu’elle tend à le quitter, les conséquences de son départ, elles, seront tout à fait réelles.

Inutile de tirer davantage sur l’ambulance Microsoft, puisque ce ne sont pas ces arguments qui l’empêcheront de séduire le péquin moyen pressé de tranquilliser son trajet… Et comme souvent, ce sera aux lieux les plus marginalisés d’en payer les conséquences. Humpf.

 

Et sinon, une question me taraude. Sera-t-il possible de choisir volontairement l’itinéraire le plus dangereux ? A la manière d’applications de sérendipité urbaine aidant le citadin à se perdre, les bourgeois souhaitant s’encanailler pourraient ainsi s’échauder en pratiquant le « gangstourisme urbain », que des tour-opérateurs à l’affût des nouvelles tendances ne manqueront pas d’inventer… Comment, ça existe déjà ? Ah bah tiens…

Ghetto Explorer, future application de safari urbain ?

 

  1. Et bien évidemment, on parle des quartiers chauds les moins « chaleureux »…  Parce que personne ne s’est encore décidé à créer un vrai GPS pour trouver des quartiers rouges ! cf. aussi Du fantasme à la carte []
  2. Voire ici pour les cartographies françaises de la délinquance, réalisées par l’ONDRP []

2 commentaires

  • Excellente illustration de cette bouillie sémantique. Excellente année à toi Philippe.

  • Ce n’était qu’une question de temps, quand on voit ce qui était déjà fait avec We Are Data par exemple (qui n’est que la version grand public de données beaucoup plus vastes et précises).

    On arrive clairement à la ville individuelle, vue comme on veut la voir et non comme elle se donne à voir. On choisit les filtres (bientôt les couleurs ?), les données qu’on veut connaitre et on peut aussi n’avoir que notre ville idéale, personnelle, qui supprime tout ce qu’on ne veut pas voir ou croiser.

    Bientôt ce n’est plus le smartphone qui nous donnera de la réalité augmentée mais des procédés comme les Google glasses ou pire, l’Occulus Rift.

    La lutte contre la ségrégation va donc devoir trouver des moyens pour s’accommoder de ces nouveaux dispositifs voire de les utiliser et les dévier de leur utilisation première. C’est avant tout un enjeu de perception voire d’éducation et si c’est par la curiosité, l’adrénaline même comme à LA, que l’image de certains quartiers et de certaines populations peuvent évoluer, pourquoi pas ? Il faudra simplement éviter que ces « glasses » ne deviennent des œillères.

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