Fruit d’une collaboration musicale chapeautée par le rappeur français Médine, le clip du titre « Grand Paris » méritait son coup d’oeil certain dans nos colonnes. Pour ce faire, le journaliste (et contributeur régulier) Louis Moulin et moi-même avons réunis nos forces pour vous concocter le rapport d’étonnement qui suit…
Sortie le 27 février dernier, cette vidéo musicale s’inscrit dans une « actualité » politique, institutionnelle et urbanistique qui n’aura échappée à personne : celle du projet de très long terme « visant à transformer l’agglomération parisienne en une grande métropole mondiale et européenne du XXIe siècle, afin d’améliorer le cadre de vie des habitants, de corriger les inégalités territoriales et de construire une ville durable« , initié en 2008 pendant la présidence de Nicolas Sarkozy. Pour rappel, le 1er janvier 2016, ce projet débouche sur une nouvelle strate institutionnelle : la Métropole du Grand Paris.
« La métropole du Grand Paris (MGP) est une métropole et la seule intercommunalité d’Île-de-France à avoir ce statut. Elle regroupe la ville de Paris et 130 communes, comprenant l’intégralité des communes des départements de la petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne) ainsi que sept communes de la grande couronne. La métropole du Grand Paris compte 6 968 051 habitants en 2013 et s’étend sur six départements. Elle a le statut d’établissement public de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre. »
« Moi et mes kheys on part sur la lune, amuse toi bien en Meurthe-et-Moselle«
Si le rap français représente depuis toujours un vivier d’imaginaires socio-politiques relativement codifiés, il incarne surtout un précieux terrain d’expression populaire – ici sur (et par) la banlieue parisienne. Et c’est en tant que prise de position endogène sur un sujet urbano-politique brûlant que le titre « Grand Paris » et son clip ont déboulé dans notre veille comme un boulet de canon dans la tour Eiffel. En effet, c’est à notre connaissance la toute première fois que des rappeurs s’approprient ce vocable pour se revendiquer de la région. Ca ne paraît rien, comme ça, mais c’est pourtant fondamental.
Un son qui fait brander la métropole
Le Grand Paris, projet transverse et colossal, s’inscrit dans une perspective stratégique aussi cruciale que nébuleuse. En effet, il est concrètement impossible de sonder les « résultats » de ce programme d’envergure à court terme (presque dix ans), tant l’ambition est vertigineuse, et sa mise en oeuvre vaste, pluridisciplinaire et complexe.
Face au caractère vaporeux et utopique du projet, se mettent alors en place des réflexions stratégiques pour « raconter la métropole » à venir. Ainsi, on projette de créer une unité – administrative, politique, urbanistique etc. – à partir d’un territoire existant, historique, et on ne peut plus riche dans sa diversité. Bref, on se questionne sur l’identité nouvelle et englobante à construire autour de cette communauté d’agglomération à grande échelle que l’on appelle encore l’Île-de-France. Les terrains de réflexions sont nombreux, et l’écriture de ce néo-territoire semble être amorcée depuis un moment…
Selon les angles et les parties prenantes, le Grand Paris concentre différentes expectatives dans l’imaginaire collectif contemporain. On y projette un espoir de développement territorial placé sous le signe de l’attractivité mondiale, de la lutte contre les inégalités locales. On y voit une aubaine foncière, un terrain d’expressions politiques, un chantier démesuré, ou un gouffre financier. Cela dit, le « Grand Paris » se dessine sur l’ossature de la région la plus peuplée, la plus dense, et la plus productive économiquement de France. De fait, et au-delà des chiffres et statistiques officielles, cet espace géographique incarne un corps social hétérogène, un bouquet de paysages composites, tout autant qu’un réservoir culturel éclectique et foisonnant.
Malgré tout, la nécessité de « brander » la métropole s’impose souvent dans ces discussions, comme si toute l’attraction de ce territoire était à inventer. De ce point de vue, le « Grand Paris » est bien souvent envisagé, par les autorités en charge du projet et leurs relais éditoriaux, en tant que chimère politique, économique et urbanistique en construction… Ce que représente en effet ce grand projet à nos yeux ! Invités par les copains d’Enlarge Your Paris (qui charbonnent et s’appliquent justement à replacer « la banlieue parisienne au coeur du Grand Paris » à travers divers terrains d’expérimentation) sur leur blog hébergé par Libé en janvier dernier, nous nous piquions d’une tribune teintée de cette orientation :
« Il suffit d’effectuer une rapide recherche sur les œuvres de fiction incarnant les territoires franciliens pour s’en convaincre en un clic : l’agglomération parisienne regorge d’imaginaires divers et variés. Allant du tissu pavillonnaire aux utopies de béton rétrofuturistes, en passant par la toponymie de la banlieue rouge ou les espaces verts les plus méconnus, ce foisonnement topographique et culturel attire et draine les créateurs du monde entier. Depuis le plus modeste écrivain jusqu’aux immenses blockbusters hollywoodiens ou même indiens, le Grand Paris s’écrit et s’exporte comme des petits pains.
Ce n’est pas qu’il « manque un imaginaire » au Grand Paris, mais plutôt que celui-ci se révèle bien trop foisonnant pour qu’on puisse l’embrasser d’un seul tenant. L’imaginaire du Grand Paris existe déjà et n’attend que d’être redécouvert, compris, alimenté pour se propager. »
La publication du clip de Médine et ses confrères tombe donc à point nommé dans ce contexte de redéfinition des imaginaires du Grand Paris. Arriviste, ce toponyme débarque comme un cheveu dans la pe-sou, comme un euphémisme de l’Île-de-France et de ses aspérités… Le message véhiculé par cette chanson est clair et amer : la culture populaire francilienne préexiste au Grand Paris, entité par essence normative et illusoire.
Paname unie en panorama
Le titre met alors en scène huit rappeurs issus d’horizons différents – tant du point de vue de l’origine géographique que du style. Ninho a grandi entre Essonne (91) et Seine-et-Marne (77), Lartiste et Sofiane en Seine-Saint-Denis (93), Seth Gueko et Lino dans le Val-d’Oise (95), Youssoupha est également originaire du Val-d’Oise mais habite désormais à Créteil (94). Plus surprenant en revanche, Médine et Alivor nous viennent… du Havre !1 La ligne éditoriale de cette collaboration artistique est d’ores et déjà posée à travers ce syncrétisme topographique inattendu… qui ne respecte même pas les limites imposées par la géographie officielle du Grand Paris ! ∩(︶▽︶)∩ Quitte à pousser la vanne jusqu’au bout, ils n’avaient qu’à inviter Dosseh (Orléans) et Gradur (Roubaix) sur le tournage… Blague à part, c’est donc le plus respecté des rappeurs havrais qui pilote cette création 100% très-grand-parisienne…
Intermodalité, gros !
Jusqu’à présent, les rappeurs franciliens se revendiquaient soit de « Paname » (la région parisienne au sens large, souvent opposée à l’agglomération marseillaise), soit d’une commune ou d’un département particulier. « Code 94400 Vitry », « Vitry 9-4 de ma ville j’veux être le prince » scandait le 113 dans « Princes de la Ville » en 1999. « Maintenant représente que nos codes postaux » analysait Booba dans « Tallac » en 2004. Une affiliation géographique poussée à son paroxysme dans le classique « Panam Hall Starz » (2003) où l’on convoquait des rappeurs-euses de toute l’Île-de-France pour que chacun-e porte haut les couleurs de son département ou de son arrondissement.
« On stoppera pas l’hémorragie banlieusarde même avec l’oseille des Qataris » – Lino
Mais cette division départementale était-elle vraiment pertinente ? Fondamentalement, qu’est ce qui différencie une ville nouvelle du 91 comme Evry d’une ville nouvelle du 95 comme Cergy ? Y-a-t-il vraiment un monde entre une cité de Gennevilliers et une cité de Choisy-le-Roi ? C’est au contraire un constat d’unicité qui constitue l’une des idées-forces de ce clip. La banlieue se revendique comme une expérience urbaine commune, faite de formes de bâti semblables et reproductibles à l’infini, de discontinuités types (lignes de chemin de fer, autoroutes, cimetières), etc. Les nombreux plans aériens qui rythment le clip ne disent pas autre chose : des paysages anonymes, qui pourraient aussi bien être pris à Trappes qu’à Cergy, à Fresnes ou à Noisy-le-Sec. La banlieue est unie et unique dans son uniformité.
« C’est nous le Grand Paris »
Cette uniformité s’exprime dans le clip sous des contours encore plus saillants : les huit rappeurs portent un maillot créé pour l’occasion. Ce dernier affiche ainsi un design aux symboliques fortes : il reprend les couleurs du PSG2 ; de face, « Grand Paris » est inscrit dans un hexagone ; et le numéro 99 recouvre le dos. Ce dernier choix illustre ainsi le contre-pied et dépassement des numéros de départements traditionnellement affichés dans le dos des maillots de foot.
Mais ce sont évidemment les lyrics déclamés par la bande de huit qui incarnent sans détour le message général du titre.
« C’est nous le Grand Paris » (x4 : refrain scandé à tour de rôle par chaque rappeur)
=> Le Grand Paris ce n’est pas vous : les Parisiens, les élites, les politiques. De ce point de vue, d’autres paroles expriment les inégalités socio-culturelles traditionnellement dénoncées par le rap, ici représentées par l’opposition révélatrice entre Paris et sa banlieue : « La banlieue c’est des pâquerettes sur un tas de fumier », « Siete Siete [77, la Seine-et-Marne ndlr] la BAC fait la ronde / Tout ça sous les yeux d’la Joconde« , etc.
« La banlieue influence Paname, Paname influence le monde »
=> Ce chiasme répété à l’envi est explicite : si Paris a une si grande place dans le monde (et c’est là l’un des objectifs affichés du Grand Paris : donner une place à la capitale française dans le concert des métropoles mondiales), c’est aussi (surtout?) grâce à sa banlieue. Que ce soit dans les domaines artistiques (mode, musique, etc.), sportifs, entrepreneuriaux, etc. l’apport de la banlieue au rayonnement de Paris ne cesse de croître. Sans pour autant que cette réalité soit reconnue. C’est le sens de cette phrase littéralement renversante : Paris est capitale du monde, mais c’est sa périphérie qui est son coeur.
« Je suis du Grand Paris sans être trop parisien »
=> Double sens : 1/ la périphérie s’oppose culturellement, économiquement, géographiquement à Paris (voir aussi : « Paris est tragique« , « Paris est propre, on y fait du sale« ). 2/ cette phrase de Médine souligne la capacité de la région parisienne à accueillir des gens venus de partout. En l’occurrence ici : de la région havraise ! Cette idée se rapproche de la phase assez parlante de Lino : « En province, je suis parisien, j’suis du 9.5. à Paris« . Une double appartenance que n’importe quel banlieusard a déjà expérimenté.
« C’est nous, on braque Paris » – Sofiane
Mais le discours de cette chanson va plus loin encore. La réappropriation du terme institutionnel « Grand Paris » et les revendications mises en lumière ci-dessus s’accompagnent de lyrics témoignant d’une volonté de reconquête de Paris par la banlieue.
« J’viens pisser sur l’Elysée, j’prends l’rrain-té,
Venu marquer le territoire »
Voire, dans le contexte des attentats qui ont récemment frappé la capitale, montrer que la banlieue veut prendre sa part à la défense de Paris. C’est ainsi que peut se comprendre cette phrase de Lartiste, qui, dans le même couplet, place aussi un « Big up à Bruxelles, big up à Nice » :
« Tu vois pas qu’ils veulent voir Paris par terre
Pas tant qu’on traînera dans ses artères »
Princes de la ville en pincent pour la ville
Pour finir, et ça ne peux que nous réjouir, le clip et la chanson regorgent d’urbanités comme on les aime tant. Voici un recueil pêle-mêle d’images et de textes qui rendent, à leur manière, hommage à la ville. Ou plutôt à une certaine ville.
Difficile de ne pas noter la grosse présence de l’infrastructure routière dans le texte, à travers des lignes telles que :
« Ceux qui remontent la A 13, ceux qui remontent la A6 »
« Bombe humaine sur la A3, A6/Trop de trafic, coincé dans les bouchons »
« On fait des selfies avec vos radars d’autoroute »
Voilà qui rappelle, s’il le fallait, la place que tient l’automobile dans l’imaginaire banlieusard. (« Chômage, voiture, nuit blanche » comme le chantait La Caution).
Parkings hypnotiques aux Arcades de Noisy-le-Grand
Mais comme pour prendre un contre-pied à la bagnole, on retrouve aussi, dans ce clip, un de nos petits chouchous de l’imaginaire rap de ces dernières années : un cheval3 !
Western moderne
Autre de nos marottes évoquées dans la chanson : l’odonymie. Ainsi, Médine lâche-t-il dans le premier couplet :
« Dès que le cœur d’un grand Homme s’arrête, Paris donne son nom à une artère
Moi j’suis pour qu’le boulevard d’la Villette soit rebaptisé Bouna & Zyed »
En reprenant une citation célèbre du dramaturge Labiche, le rappeur rappelle l’importance que la dénomination des noms de rues revêt dans la construction mentale de figures reconnues. En l’occurrence, et ça fait écho à tout ce qui a déjà été dit, le fait que les figures issues de la banlieue soient sous-représentées sur les plaques de rues. Et même carrément absentes des rues parisiennes (à de très rares exceptions).
Patchwork de monuments franciliens : des marqueurs forts dans l’imaginaire collectif
Enfin, les décors de ce clip édifiant se parent à plusieurs reprises d’effigies architecturales fortes. Le stade de France (situé en banlieue, par opposition au Parc des Princes intra-muros), les Tours Mercuriales de Bagnolet, la tour hertzienne TDF entre Romainville et les Lilas, et le désormais culte Palacio d’Abraxas de Noisy-le-Grand (à force de films et photos par milliers) représentent le paysage de la Seine-Saint-Denis, ce territoire éclectique devenu trope pop-culturel et symbole établi de la scène rap francilienne…
Face à tant de beauté sur laquelle nous avons déjà trop écrit, il est temps de se quitter. Retenez simplement notre enchantement à voir les rappeurs se réapproprier cette sémantique institutionnelle aussi trouble que bancale. C’est pour nous le signe que les imaginaires liés à ce grand projet sont petit à petit en train d’être redéfinis, de s’étoffer. Surtout, avec de tels produits culturels, une partie de la population francilienne se dote de porte-paroles locaux influents et percutants. D’ici là que la souveraineté de ces voix soit reconnue et intégrée aux débats officiels sur le Grand Paris, il n’y a qu’un pas…
- Mais n’était-ce pas le projet initial du Grand Paris que de relier la capitale à l’embouchur de la Seine ? [↩]
- Rappelant évidemment l’importance du football dans la culture locale, d’ailleurs très bien souligné dans le récent documentaire « Ballon sur bitume« [↩]
- ici, là, là ou encore là [↩]
Merci pour cet article, c’était vraiment passionnant !
Pensez vous que l’avènement du Grand Paris est nécéssairement incompatible avec l’affirmation d’une « Champions’ League », d’après la chanson de MHD ? J’ai besoin de savoir parce que je voudrais continuer de hurler mon code départemental.
Bien à vous (y) ♥
Super article, mais je tiens aussi à signaler que le 99 est aussi un « département » dans l’administration française. Il correspond au territoires et pays étrangers. Il renvoit donc peut être à une naissance à l’étranger ou au statut perçu qui leur est conféré.
un petit son pour la route :
https://www.youtube.com/watch?v=BVW752qKpFc