Nous accueillons aujourd’hui Martin Lefebvre (@Martinmerlan), co-fondateur du site de critique vidéoludique Merlanfrit.net et rédacteur pour le magazine Games. Rencontré plus d’une fois à travers des articles d’une justesse déconcertante, le regard de Martin Lefebvre ne pouvait échapper à notre sensibilité.
Friands de tendances, de points de vue et de convictions, nous avons donc souhaité recevoir ceux de Martin Lefebvre sur l’une des questions les plus prolifiques du monde vidéoludique : celle des mobilités. La place des déplacements dans les jeux vidéo est bien souvent inhérente au genre. C’est peut-être d’ailleurs l’étroitesse des deux phénomènes qui pousse la créativité des créateurs à se renouveler…
Les liens qui unissent le déplacement et le jeu vidéo sont nombreux, notamment en termes de gameplay. Pourriez-vous dresser une sorte de typologie du déplacement et des mobilités dans les œuvres vidéoludiques ?
La question est un peu vaste, et je ne suis pas certain d’être très fort en typologies ; j’ai toujours l’impression que quelque chose va m’échapper. Les typologies, c’est comme un canapé : c’est confortable, mais on perd plein de choses précieuses entre les coussins. Disons que si je devais caractériser les différentes fonctions de la mobilité en jeu vidéo, ça donnerait quelque chose comme ça :
– mobilité-épreuve : lorsque le mouvement lui-même est le jeu, par exemple dans une course, ou dans une séquence de plateforme. Généralement c’est assez linéaire, il y a une route optimale.
– mobilité-conquête : lorsque le mouvement correspond à une conquête de l’espace, par exemple quand on vide un niveau de ses adversaires.
– mobilité-travail : lorsque le mouvement est nécessaire pour accomplir une épreuve, sans en faire partie intégrante. L’exemple-type, c’est la phase de conduite au début d’une mission de GTA. Ludiquement l’intérêt est faible, mais généralement c’est utilisé par les développeurs pour forcer l’immersion, ou pour créer un effet de suspense. Dans la même catégorie, on pourrait placer tous les mouvements rendus nécessaires par le farm, qui fait revenir sur des lieux déjà conquis, proposant un défi fort mince, mais qui est souvent obligatoire pour avancer dans le jeu.
– mobilité-exploratoire : le mouvement qui va chercher la petite bête qui se cache dans les coins. Beaucoup de jeux ouverts proposent tout un tas de choses à collectionner pour encourager l’exploration.
– mobilité-tourisme : cette fois-ci le mouvement est gratuit, pour le plaisir du paysage ou du déplacement en lui-même.
Evidemment ces mobilités sont souvent liées, elles se connectent les unes aux autres, par exemple quand on se promène et qu’on en profite pour régler une mission secondaire, quand on s’arrête au milieu d’une mission pour regarder le paysage ou ramasser un objet qui traîne… Bref, c’est plus compliqué, et c’est bien pour ça que je n’aime pas les typologies.
On pourrait aussi s’intéresser aux verbes d’action employés (marcher, sauter, courir, voler…), aux moyens de déplacement empruntés, aux types d’espace traversés (clos / ouverts, paisibles / dangereux, permis / interdits)… C’est un vaste programme que la typologie de la mobilité vidéoludique.
Au premier abord, le modèle des mobilités personnelles semble dominer l’imaginaire vidéoludique. Pensez-vous que l’expérience des transports en commun puisse être retranscrite en termes de gameplay ?
C’est le cas dans un certain nombre de jeux, comme par exemple à la sortie du jeu World of Warcraft. Au départ, il fallait emprunter un bateau ou un dirigeable en direction des grandes villes – depuis, des manières de contourner existent. Il passait toutes les cinq minutes environ, et permettait de se déplacer d’un continent à l’autre. Souvent on le voyait arriver, on courait pour l’attraper, et on le ratait. Ça transformait les déplacements en petites histoires.
Puisque il fallait attendre le prochain passage, on s’asseyait, on se racontait des blagues, on utilisait des emotes, ou on montrait sa nouvelle armure… Bref, on communiquait finalement avec des inconnus, ce qu’on ne fait habituellement pas dans le métro. Et qu’on ne fait plus guère dans les MMO de nos jours, d’ailleurs.
Le Zeppelin de WoW
Il faut dire que dans WoW, les corps sont immatériels. On peut les traverser, il n’y a donc pas de problème de bousculades aux heures de pointe. Ils ne sentent pas mauvais, et personne ne vous marche sur les pieds ! Les « mouvements de foule »avaient bien plutôt lieu dans la queue pour entrer sur les serveurs, ou parfois lorsque le nombre de joueurs présents simultanément à un endroit provoquait un lag.
Cela ne veut pas dire que les « nuisances » ne se rencontraient pas dans les univers MMO. Des phénomènes comme la mendicité (« ta pa 1 po pour réparé mon armur ? »), ou certaines formes d’agressions sur les serveurs – là où les affrontements joueur contre joueur étaient ouverts – pouvaient tout à fait avoir cours. Je me souviens être passé par les souterrains du métro pour pénétrer dans Forgefer, la capitale naine. On était une quarantaine de joyeux lurons à essayer de semer la terreur, pour terminer vaincus par les gardes ou les joueurs adverses….
Renegade
C’était l’époque où WoW s’inspirait encore beaucoup d’Everquest, et gardait un aspect « monde virtuel » assez fort, avant que Blizzard ne verrouille le modèle « parc d’attraction » dans lequel tout est prévu pour qu’on aille sans friction d’une activité à l’autre. Dans l’ensemble, WoW utilisait ces transports en commun pour favoriser les rencontres, pour aérer l’expérience de jeu… Même s’ils ne correspondent plus au rythme des MMO actuels qui évitent de nous faire perdre du temps, ces modes de déplacement constituaient une expérience plutôt agréable à l’époque.
D’autres jeux utilisent au contraire le potentiel anxiogène des transports en commun pour transformer la rame de métro en lieu d’affrontement. C’est le cas des beat’em up des années 80, comme Renegade; ou plus récemment dans un jeu comme Condemned. Ce dernier est un cas intéressant de beat’em up d’épouvante urbaine puisque il nous emmène dans les coulisses du métro, ses locaux techniques, ou encore dans les dépôts souterrains où reposent les rames. C’est une des choses que font souvent les jeux : nous promener dans des lieux interdits, dans l’envers du décor urbain… Il y a une logique de transgression assez évidente, qui mobilise nos fantasmes. On a toujours envie de savoir ce qu’il se passe derrière la porte réservée aux employés, dans les égouts, ou bien la nuit dans les couloirs d’un grand magasin…
Condemned
Il y a encore Metro 2033, inspiré d’un roman russe du même nom, qui se passe presque entièrement sous terre à Moscou. A la suite d’une catastrophe, les survivants ont dû se terrer dans le métro, et on voyage sur une draisine entre les stations où se sont installées des bandes paramilitaires.
Ce type de scénario est certes assez récurent dans les fictions post-apocalyptiques. On le retrouve par exemple dans les Shin Megami Tensei développés par Atlus… Envahi par des démons, Tokyo devient peu fréquentable en surface. Les stations du métropolitain servent alors de hubs animés, de lieux de vie sociale centraux dans le quotidien des personnages. D’après ce que je sais, ces représentations correspondent d’ailleurs à une certaine réalité de la vie tokyoïte… en beaucoup plus déglinguée. Selon moi, cela révèle en tout cas quelque chose d’assez fondamental sur l’angoisse de la métropole, assez présente dans l’imaginaire collectif. Transformer les autres citadins en démons ou en survivants cyniques, n’est-il pas une manière de pointer l’anonymat, les bousculades, la solitude, l’enfermement dans les couloirs de béton ?
Shin Megami Tensei
Dernier pôle, il y a évidemment les jeux de gestion et de simulation, où l’on cesse de jouer l’usager. Sid Meier’s Railroad Tycoon (1990) nous demandait par exemple de créer et de gérer des lignes de chemin de fer entre différents pôles urbains. De ce point de vue, il a donné naissance à tout un genre. Le city builder (même genre que Sim City) Cities in Motion insistait notamment sur le développement des réseaux de transport dans plusieurs villes d’Europe.
La version minimaliste et ultra élégante s’appelle Mini Metro : un puzzle game diablement efficace qui demande au joueur de bâtir – avec des moyens limités – un réseau de métro efficace pour des villes en pleine croissance (inspirées de Paris, Londres, New York etc.). Je trouve ce petit programme – simpliste et très abstrait – tout bonnement passionnant, puisque il permet de comprendre à la fois la façon dont les flux de passagers circulent, la raison pour laquelle tel endroit peut rester bloqué, ou encore la philosophie de certaines prises de décision inévitables.
Mini Métro
Enfin, dans Tokyo Bus Guide ou dans City Bus Simulator Munich, on joue tout simplement un chauffeur de bus. Les règles sont dès lors les suivantes : respecter la signalisation… et surtout, ne pas oublier un arrêt !
Existe-t-il des exemples de modes de déplacement vidéoludiques, originaux ou signifiants, qui pourraient inspirer les mobilités réelles, qu’elles soient quotidiennes ou exceptionnelles ?
Dans le fascinant mais non réalisable, il y a évidemment les jeux open world de super-héros comme Citiy of Heroes, Crackdown, Prototype, les derniers Saints Row… ou dans une certaine mesure les Assassin’s Creed. On a en effet la possibilité d’y réaliser des super bonds, de grimper sur les façades des immeubles, voire même de s’envoler, littéralement. Ces fonctionnalités transforment totalement l’espace dans lequel on évolue, et dont on appréhende vraiment la verticalité. Elles modifient dès lors la façon de s’y mouvoir – tant d’un point de vue pratique (la rue ne joue surtout pas le rôle du chemin le plus court… et ne parlons pas de l’ascenseur !) qu’esthétique –, parce que la mobilité permet de découvrir tout un tas de points de vue fabuleux.
Saints Row 4
D’ailleurs, j’avais écrit un petit article sur le sujet à propos de Crackdown, dans lequel on se déplace avec de grands bonds. Le level design exploite ainsi merveilleusement cette fonction pour nous faire ramasser des orbes qui augmentent les pouvoirs. A l’époque où j’y jouais, je regardais les immeubles un peu différemment, en me demandant comment atteindre leur sommet. Un bond sur le toit de la crèche, on s’agrippe sur la façade, on se propulse vers le haut… Ca donnait un côté poétique aux grandes tours un peu moches qui jonchent le bord du périphérique.
Plus prosaïquement, même si je pense que l’idée est arrivée dans le monde réel avant d’apparaître en jeu vidéo, un système comme le Vélib’ ou l’Autolib’ fait penser à ces distributeurs de véhicules que l’on retrouve dans certains open worlds.
En allant plus loin, on peut même dire qu’un jeu comme GTA propose un modèle où les véhicules sont immédiatement disponibles pour qui en a besoin. Ça pourrait presque inaugurer un système de partage total des voitures, qui deviendraient un bien collectif.
Abordons maintenant les outils de navigation, qui tiennent eux aussi une place de choix dans le médium vidéoludique. Quelles relations le joueur entretient-il avec ces instruments ? Pensez-vous que le jeu vidéo joue en quelque sorte un rôle de « laboratoire » sur ces questions de navigation ?
Je n’ai pas assez étudié la question, même si j’ai l’impression que les jeux vidéo sont globalement suiveurs… Mais sans doute de pas très loin. Il me semble que le GPS a précédé son équivalent dans le jeu vidéo. Mais les développeurs, qui sont souvent de grands technophiles, m’apparaissent très au fait. Et pour ma part, ma première expérience de ce type de choses vient bien sûr des jeux vidéo, vu que je n’ai pas de voiture et que je n’ai eu un smartphone qu’assez récemment. Les icônes d’objectif qui se multiplient dans les jeux Ubisoft par exemple, rappellent très fortement ce qu’on peut trouver dans les cartes Google.
Assassin’s Creed Unity
Ce qui est peut-être plus « prometteur » dans le jeu vidéo, c’est tout l’attirail sensoriel qui aide à se repérer sans regarder la carte, qui fonctionne à la fois sur le principe du HUD avec des flèches, des distances, mais aussi sur des indices sonores : les objets à ramasser ne se contentent pas de briller, ils font souvent un bruit bien reconnaissable qui permet de les repérer à distance. Du reste, je pense que je détesterais employer ce genre de « réalité augmentée », je ne suis pas de ceux qui sont fascinés par les Google Glass, et je ne voudrais pas vivre dans un jeu Ubisoft.
Une chose qui, à ma connaissance, est propre au jeu vidéo, c’est la manière dont on se repère par rapport aux autres. Quand on est en groupe, on sait où sont les autres membres. Ils sont indiqués par une petite flèche, et parfois on peut même choisir d’utiliser leur point de vue. Ce genre de procédés pourrait sans doute avoir une utilité dans le monde réel, surtout si on a des amis pas très débrouillards. Je pense que le jeu online nous a aussi préparé à utiliser les smartphones. Par exemple en nous faisant faire l’expérience de l’espèce d’ubiquité qu’ils introduisent : on peut très bien être dans le bus, et en même temps – par le biais d’une appli de chat – être en contact avec des gens à l’autre bout du monde. Les MMO proposaient en quelque sorte cette fonctionnalité avant, en permettant de chatter avec des joueurs dont l’avatar se trouvait à l’autre bout du monde.
Eve Online
Quand on y réfléchit, les applis comme Tinder s’approchent de pratiques qui existaient dans les MMO (pour la recherche de partenaires de jeux dans ce cas précis). Pour trouver des équipiers dans WoW – avant que cela ne soit automatisé – on pouvait taper /who dans une zone du niveau désiré, et ainsi entrer en contact avec tous les gens de la classe qui nous manquait.
Dans la même veine, les MMO ont également inventé le chat local, qui mettait automatiquement en relation sur un canal tous les gens présents dans un lieu donné. A ma connaissance, ce dispositif n’a pas été vraiment été repris ailleurs, ce qui n’est peut-être pas un mal vu le niveau des conversations que ça donnait ! De ce point de vue, on pourrait imaginer une appli qui permettrait aux clients d’un café ou d’une boîte de chatter entre eux. Ce serait sans doute un peu triste, mais j’ai l’impression que la société va dans cette direction.
Par ailleurs, sans mauvais jeu de mots, le jeu vidéo a parfois ce côté un peu luddite, notamment dans son rapport aux cartes. Un jeu comme Assassin’s Creed, qui expose tout sur sa carte casse le mystère, « spoile » l’espace en quelque sorte. On va faire du tourisme dans la Rome de la Renaissance ou le Paris de la Révolution, mais on ne découvre rien parce que c’est comme si on était en permanence connecté sur Tripadvisor. En d’autres termes, on réalise vite que le petit coin qu’on croyait avoir découvert par chance est connu de tout le monde.
Okami
En contre-coup, des jeux réagissent contre ça, et nous proposent une expérience de jeu plus proche de la déconnexion. Les Dark Souls de From Software n’ont pas de carte, ils cherchent à nous désorienter, à nous interroger sur le lieu où l’on s’enfonce ou sur le prochain point de sauvegarde – symbolisé par un feu de camp. On ne peut même pas être certain d’y retrouver ses amis… Dans les Etrian Odyssey, le joueur dessine sa propre carte du donjon sur l’écran du bas de la console portable. C’est un hommage à certains jeux des années 80 comme Wizardry, pour lesquels le joueur devait esquisser ses pérégrinations sur papier afin de s’en sortir.
A travers ces différentes expériences, on se rend surtout compte qu’en devenant cartographe, on comprend beaucoup mieux l’espace parcouru, sa logique et sa disposition. Ca permet notamment d’en deviner les secrets, en se disant par exemple que l’épaisseur de certains murs cache probablement un mystère. De la sorte, l’expérience vagabonde en ressort véritablement transformée. Là encore, cela doit être doit être un processus très japonais, puisque à défaut de se repérer grâce aux noms de rue, ils griffonnent bien souvent des schémas pour indiquer les directions.
Dans le récent Elite: Dangerous – un jeu spatial d’exploration, de combat et de commerce, reprenant une grande partie des principes de son ancêtre de 1984, lequel est un peu le grand-père des jeux open-world – il est assez fascinant de constater à quel point le futur présenté a l’air rétro. Par exemple, si on va aujourd’hui dans un magasin, on peut vérifier, online, les produits proposés dans les rayonnages physiques. Dans le dernier Elite, une carte de la galaxie est bel et bien à notre disposition, mais il est impossible de savoir ce que va nous vendre telle ou telle station. Alors qu’on sait bien que dans les représentations actuelles, une carte ne vaut plus rien si elle n’est pas interactive, et bourrée d’informations contextuelles… Comme l’explique un très beau papier de Kill Screen, c’est un jeu qui se fonde sur un imaginaire finalement très réactionnaire, entre le thatchérisme et l’esprit de la frontière américaine. Ça donne un résultat assez surprenant !
Comment les tendances technologiques ou sociétales influencent-elles les imaginaires vidéoludiques ? Nous pensons par exemple à l’évolution contemporaine du jeu de course (voir ici et là). Dans un contexte où on tente d’évincer la voiture de nos villes, est-ce que cela se traduit dans les représentations vidéoludiques de l’automobile ?
Oui, le jeu de course est en crise. J’ai un camarade très calé sur le genre qui pense en effet que le rapprochement peut être fait avec le peak oil. C’est sans doute lié, mais je me demande si l’explication n’est pas un peu plus compliquée. Il faut tout d’abord rappeler que dans GTA – dont le cinquième volet a atomisé tous les records -, la bagnole a une place centrale. Certes le jeu est satirique, mais je pense que beaucoup de joueurs prennent plaisir à conduire. Il suffit pour s’en convaincre de voir le succès –certes plus modeste mais tout à fait significatif – des « jeux de camion » comme Euro Truck Simulator ou Spintires (qui nous font donc piloter de bons gros poids lourds). Quand j’ai rencontré Dan Greenawald, le producteur de Forza Motorsports, je lui avais posé une question similaire, et il m’avait répondu que c’était globalement bien plus écolo de jouer à un jeu de course que de piloter une vraie voiture…
Il me semble que le déclin du jeu de voiture a d’autres explications, plutôt liées à l’histoire du média. A un moment le genre était surreprésenté, notamment parce qu’il avait de nombreux avantages pour les développeurs. D’abord, c’est tout bête, mais conduire c’est déjà avoir à faire à une interface. Ça se transfère tout à fait aisément en jeu vidéo au niveau des contrôles : gauche-droite, accélérer et éventuellement freiner… voilà, vous avez un jeu de voiture.
Ensuite, c’est relativement simple graphiquement : la route est un espace en 2D, et la voiture reste beaucoup plus facile à animer qu’un humain puisque seules les roues bougent. On a pu assez rapidement avoir des jeux de course très convaincants, même avant de passer à la 3D. Ces jeux ont aussi pu s’inscrire dans deux moules très à la mode jusqu’au début des années 2000 : l’arcade (Outrun) d’une part, et la simulation (Gran Turismo) d’autre part. Ces deux genres sont justement un peu passés de mode car se focalisant sur la performance, ils apparaissent aujourd’hui comme trop exigeants et relativement unidimensionnels.
The sporty Super GT of San Francisco Rush 2049, by Atari Games/Midway
Dans les jeux AAA, on attend souvent des interactions plus variées, un spectacle, une dimension narrative, que les jeux de course sont rarement à même de produire. Et puis les joueurs attendent des progrès, ils ont sans doute un peu l’impression que le genre tourne en rond malgré l’utilisation d’une meilleure physique ou l’amélioration des feedbacks sensoriels, par exemple. Cela ne veut pas dire que ces jeux n’ont plus aucun succès, mais ils sont forcément moins présents que par le passé. De plus, c’est un genre qui attire assez peu les indépendants. Ou alors le résultat s’avère vraiment marginal, comme dans le cas d’Enviro Bear 2000, un simulateur de conduite par un ours maladroit…
D’ailleurs, les créateurs sont conscients depuis bien longtemps que la seule action de conduire ne peut pas suffire à assurer un large succès. Ils ont ainsi ajouté tout un tas de dispositifs, que ce soit en accentuant le pilotage avec des dérapages et des boosts, en ajoutant des combats, ou en s’inspirant des mécanismes du RPG… Avalanche Studios, créateurs du génial Just Cause 2, va sortir un jeu dans l’univers de Mad Max en même temps que le remake cinématographique… On verra bien ce que ça donne !
Pour revenir à l’urbain, je pense qu’on a trouvé avec le jeu de super-héros une manière beaucoup plus amusante d’utiliser la ville comme terrain de jeu. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard si GTA est revenu à Los Santos (Los Angeles) : je trouvais en effet personnellement qu’à Liberty City – qui représente New York -, les poursuites n’étaient pas vraiment à leur place. Il n’y a que dans des espaces comme L.A. qu’un jeu de voiture a vraiment du sens.
Plus généralement, qu’auriez-vous à dire sur la retranscription – dans les jeux vidéo – de la pratique du voyage* ? Ainsi, comment les ressentis liés au voyage vécu (lenteur / vitesse, ennui / plaisir…) sont-ils retranscrits ?
*Par opposition aux ellipses (téléportation, cut scenes etc.)
C’est assez difficile de réussir un bon jeu de voyage. Je pense que l’essentiel est d’offrir une sensation de liberté et d’imprévu, de donner l’impression au joueur que son excursion est unique. Mais à mon sens, ça doit tenir en partie du jeu de miroir, et il faut que le décor soit créé pour provoquer l’inattendu. Xenoblade Chronicles multiplie par exemple les effets d’annonce pour nous pousser à explorer. A un moment, le joueur traverse un pont de cordes qui surplombe un gouffre. Dans la majorité des jeux, si on tombe on meurt, parce qu’il n’y a qu’un trompe-l’oeil au fond. Ici, une zone à explorer se présente au personnage. Cette situation est programmée pour dire au joueur « viens voir », et pour rien d’autre. Bref, cette sensation de liberté est très travaillée dans les mondes vidéoludiques.
Je me méfie de la génération procédurale qui est souvent fascinante mécaniquement, mais pas toujours très bonne pour créer une impression de lieu unique. Il faut aussi faire attention à ne pas voir trop grand comme dans le cas d’Elite: Dangerous, où à force de vouloir mettre des milliards d’étoiles, plus rien n’a de personnalité.
Je crois que le premier jeu qui m’a fait voyager, c’est Sid Meier’s Pirates! (1987). Le jeu ressemble pas mal à Elite dans la mesure où on fait un peu ce qu’on veut : on se bagarre, on fait du commerce, on part en quête de trésors… Mais une histoire vient structurer tout ça, le joueur finit par trouver une quête. Et le jeu s’appuie aussi sur une infinité de détails réels comme la géographie, les vents dominants, la situation politique des Antilles au XVIIème siècle…
Le manuel qui accompagnait le jeu était plutôt épais, et une carte en papier était aussi fournie. La carte est en soi une porte vers l’ailleurs : Stevenson raconte que c’est une carte dessinée un jour d’ennui qui lui a fait écrire l’Ile au trésor ! Dans Sid Meier’s Pirates!, il fallait donc se débrouiller avec ces objets pour s’orienter. On était en quelque sorte déjà parti avant d’avoir inséré la disquette dans le lecteur. Le voyage s’appuyait sur notre imaginaire : un « je vais attaquer le galion » ou un « je recherche les cités d’or » se déroulait dès lors plus dans notre tête qu’à l’écran.
Sid Meier’s Pirates!
J’ai aussi vécu d’autres grands moments de voyage pendant les débuts de WoW. Le jeu ne cherchait cependant pas forcément à évoquer cette sensation en continu. Il reste que le monde initial avait un bon nombre de lieux un peu inutiles, et donc totalement fascinants. Certaines distances étaient assez conséquentes, et une partie des zones devenaient hyper dangereuses lorsqu’on avait un niveau peu élevé . J’ai donc de bons souvenirs de traversées d’endroits hostiles. Le plus fou que j’ai fait (bon, c’est vite dit), était de suivre des gars que je ne connaissais pas pour traverser un continent et aller faire le donjon de départ de la faction opposée (les Mortemines pour les amateurs) parce qu’il avait de meilleures récompenses. On a pris le bateau pour traverser l’océan en direction du nord.
On a mis une demi-heure au moins pour arriver à bon port, en nageant le long du rivage pour une bonne partie du trajet parce que des crabes géants nous auraient massacré sur la plage. On est mort plusieurs fois. A côté de ce périple, le donjon était une promenade de santé ! Le cul sur ma chaise, j’ai vécu une aventure, que le jeu n’interdisait pas, mais qui n’était pas vraiment prévue non plus. De toutes manières, partir pour un donjon se montait comme une expédition : il fallait trouver un groupe, faire ses préparatifs, se rendre sur place (à pied avant le niveau 40) etc. Cette dimension a progressivement été gommée de WoW parce qu’il faut avouer que ça demandait énormément de temps. Mais c’est à travers ces temps morts qu’on se parlait, et c’est finalement ceux qui racontaient le plus d’histoires.
WoW
Ce que je raconte doit faire rire les vétérans d’Everquest, parce qu’à l’époque le fait de mourir signifiait perdre de l’expérience acquise (il fallait impérativement aller rechercher son corps)… C’est le genre de détails « hardcore » qui font le succès de certains jeux comme Day Z, je pense.
D’un autre point de vue, l’expérience de jeu dans Final Fantasy XII m’a elle aussi beaucoup marqué. Le scénario est une sorte de calque un peu plan-plan de Star Wars, mais le jeu a eu un développement compliqué avec un changement de directeur au milieu de la production. Il existe un moment de rupture dans le scénario où l’histoire est comme mise en suspens.
FF XII
Et c’est à ce moment précis que le jeu devient absolument génial, parce qu’au lieu de téléguider le joueur, il préconise d’aller à l’autre bout du continent. L’objectif est noté sur la carte du monde, et ce qu’il y a entre les deux est une terra incognita. Le monde n’est pas vraiment ouvert, mais se constitue de grandes zones successives que l’on peut explorer. Cette impression d’aller dans l’inconnu est vraiment formidable, d’autant qu’en route on en profite pour tout visiter. Le jeu a été assez mal reçu par les fans de la série, mais il a beaucoup inspiré les RPG à monde ouvert comme Xenoblade, ou même Dragon Age : Inquisition.
FF XII est à l’opposé d’un Skyrim, beaucoup trop fade parce qu’il peine à remplir son paysage. Dans Skyrim on voyage trop facilement, et tous les lieux finissent par se ressembler parce qu’ils s’adaptent au joueur, il n’y a pas de friction. Et sans friction, pas de voyage.
Minecraft
Mais finalement le plus beau jeu de voyage de ces dernières années utilise la génération procédurale… et le voyage n’est pourtant pas du tout au centre du jeu ! Je veux bien entendu parler de Minecraft. Le journaliste Simon Parkin avait raconté dans le New Yorker l’histoire d’un joueur qui fait marcher son personnage dans Minecraft depuis des années pour atteindre le bout du monde… Mais je suis convaincu que Notch – le créateur du jeu – a dû vendre son âme au diable (et je ne parle pas de Microsoft, le racheteur) pour trouver l’algorithme qui génère le paysage de Minecraft… il n’y a pas d’autre explication.
Très bon article, merci pour les souvenirs de WoW Vanilla où j’ai pu partager les mêmes expériences (les Mortemines côté Horde, la traversée de zones haut level alors qu’on en est encore loin – Stranglethorn) !
J’aimais également énormément le côté exploration de WoW à l’époque du wall-jumping qui permettait de visiter des zones fermées aux joueurs ou pas encore développées.
Mais s’il est vrai que le coté transports en commun d’un jeu (et je pense surtout à WoW, mais Rockstar nous permettait de vivre en temps réel l’expérience dans Red Dead Redemption et GTA) peut être plaisant, au bout d’un moment, du moins pour moi, ça devient un peu une perte de temps. J’aime repenser à ces moments de galère avec nostalgie car je savais que plus tard, j’aurai la possibilité de m’en priver. L’assurance d’une certaine « ascension » rendait l’expérience plus tolérable… comme dans la vraie vie?
Sinon, sur la mobilité exploration, Fallout 3 a été pour moi une révélation. Dès la sortie du Vault, cet espèce de cocon où l’on voudrait nous confiner, on est mis à la merci d’une Amérique post nucléaire dévastée sans vraiment savoir où aller. Cette exploration libre et fastidieuse (avant le fast travel) m’avait permis de « court-circuiter » en quelque sorte la trame du jeu, en découvrant un endroit que je n’étais sensé découvrir que plus tard (sans pour autant gâcher le jeu).
Pas sûr d’avoir contribué à grand chose mais la nostalgie (et la qualité de l’article) m’a fait me jeter sur mon clavier.